Le politologue Bruno Palier explique les origines et les résultats de l'important projet de médiation scientifique sur le rapport des Français au travail, qui a mobilisé une soixantaine de chercheurs.
Le politiste Bruno Palier a dirigé un important projet de médiation scientifique portant sur le travail, qui a donné lieu à la publication du livre Que sait-on du travail ? (Sciences Po/Le Monde, 2023) dont nous rendons compte dans le dossier que Nonfiction consacre ces jours-ci à la question du travail.
Il a accepté de répondre à des questions pour en expliquer la genèse et les motivations, ainsi que les suites qu'il souhaite lui donner, avec ses coauteurs.
Nonfiction : Vous venez de porter un projet de médiation scientifique sur le travail, qui a mobilisé une soixantaine de chercheurs, et qui a donné lieu à la publication de ce livre, Que sait-on du travail ? Pourriez-vous dire un mot de sa genèse et de ses motivations ?
Bruno Palier : L’idée de rassembler ces travaux m’est venue en mars 2023, pendant les mobilisations sur la réforme des retraites. Il s’agissait d’aider à comprendre pourquoi les Français ne souhaitaient pas travailler plus longtemps, et contredire la thèse d’une épidémie de flemme. Les travaux rassemblés montrent que, d’une part, les Français restent très attachés au travail, mais que, d’autre part, ils connaissent des conditions, physiques et psychiques, du travail médiocres, souvent pires que dans bien des pays européens.
Plus généralement, il s’agissait de mettre à disposition du débat public les savoirs accumulés par de nombreux chercheurs depuis de nombreuses années, à travers de grandes enquêtes, et qui n’arrivent le plus souvent pas à être suffisamment connus et débattus. En effet, pendant longtemps, la question du chômage, de la préservation des emplois à tout prix, y compris celui de la dégradation des conditions de travail, a prévalu. Cependant, avec la baisse du chômage, avec la montée des secteurs en tension (pour cause de manque d’attractivité du point de vue des salaires, des horaires et des conditions de travail), la donne a changé.
La question du travail, de sa rémunération, de ses conditions, de sa reconnaissance sont devenues centrales, et nous voulions que les données et les savoirs sur le travail, la santé au travail, mais aussi sur les modes de management et d’organisation du travail, l’impact de la digitalisation, la situation précise des professions appelées « essentielles » lors de la crise du Covid soient mieux connus (et reconnus).
Si la qualité du travail peut en effet constituer un objectif politique et social essentiel, il n’empêche qu’il se heurte à une grande diversité des situations. Comment dépasser cette difficulté ?
Bien sûr, il ne peut y avoir une norme applicable pour tous ni de solutions uniformes. Le premier moyen est de désigner les secteurs où il y a des difficultés. On pense souvent à l’industrie, mais nous pointons aussi les conditions de travail et le néo-taylorisme digitalisé dans les services, qu’il s’agisse des entrepôts, où les travailleurs ont un casque sur les oreilles, qui leur transmet des directives émises par une intelligence artificielle qui leur dicte ce qu’ils doivent faire, ou des aides à domicile dont le travail est organisé et contrôlé par le biais d’une application. Nous soulignons aussi les difficultés plus fortes rencontrées dans les entreprises sous-traitantes, qui connaissent deux fois plus d’accidents du travail par exemple, auxquelles les entreprises donneuses d’ordre semblent vouloir sous-traiter la pénibilité. Enfin, nous souhaitons rappeler que ce sont dans les professions « essentielles » que se concentrent les difficultés : faibles rémunérations, horaires atypiques, mauvaises conditions de travail alors même que les critères reconnus de pénibilité ne s’y appliquent pas.
On peut aussi montrer certains traits communs à beaucoup de situations qu’il faudrait faire évoluer. Le management à la française est très vertical, distant, repose souvent sur des chiffres, des objectifs à atteindre, ce qui implique aussi beaucoup de reporting et de contrôle et peu d’autonomie, sans que le point de vue, les savoir-faire des personnes devant réaliser les activités ne soient pris en compte, ni que ces personnes puissent faire de retour sur leur tâche, sur les modalités d’organisation du travail. Ainsi, en France, la façon dont on a adopté le « lean management » reste technocratique et verticale. Les changements permanents, l’absence de prise en compte du point de vue des salariés, souvent l'absence de reconnaissance de leur travail expliquent ces résultats médiocres en matière de conditions de travail et de santé au travail. Dès lors, il est possible de chercher à diffuser une culture du management différente, plus horizontale, plus inclusive, qui fasse participer les salariés aux décisions les concernant, et qui sache mieux reconnaître les contributions de toutes et tous...
Pour convaincre les employeurs et les pouvoirs publics d’opérer un telle transformation de la manière de concevoir le travail, il faudrait être en mesure de montrer des résultats probants. Quel rôle les sciences du travail pourraient-elles jouer ici ?
Il y a déjà de nombreux travaux comparatifs qui soulignent certaines réussites, venues d’autres pays (Jérôme Gautié écrit dans notre ouvrage sur la mise en œuvre du lean dans l’aéronautique en Suède) ou bien des entreprises françaises qui arrivent à développer un mode d’organisation apprenante (comme le souligne Salima Benhamou dans son texte). Laurent Cappelletti nous parle du management de proximité qui peut revivifier le dialogue professionnel et réduire l’absentéisme. On en trouve de nombreux exemples dans le Traité du management socio-économique d'Henri Savall et Véronique Zardet. Il est possible de trouver de nombreux travaux qui montrent les avantages des modes de management plus horizontaux, plus inclusifs.
On déplore généralement le peu de place que tiennent les représentations du travail réel dans l’espace médiatique et l’absence de discussion à ce propos dans le débat public. Les diverses initiatives qui ont cherché à aller contre cela n’ont pas connu un grand succès. Pensez-vous que l’on puisse faire évoluer cette situation, et comment ?
Si ces initiatives n’ont pas complètement réussi, c’est en partie parce que la question du travail, son contenu, son sens, ses conditions, son organisation, son management, s'est trouvée reléguée derrière les préoccupations liées au chômage, à la création ou à la sauvegarde des emplois, quelles qu’en soient la qualité. Ont longtemps dominé les études des économistes néo-classiques sur les causes du chômage, les analyses du fonctionnement du marché du travail et des politiques d’emploi. La situation est en train de changer depuis la fin des années 2010. Plusieurs éléments ont contribué à remettre la question du travail au cœur de l’attention publique, notamment la baisse du chômage, la crise du Covid, les débats suscités par la réforme des retraites de 2023.
La baisse du chômage en particulier est en train de modifier le rapport de force entre employeurs et salariés. Ces derniers ont désormais de plus en plus la capacité de demander des conditions de travail décentes, mettant ainsi en lumière des situations dégradées dans de nombreux secteurs de l’économie. Les tensions sur le marché du travail augmentent depuis 2015, les employeurs peinent à trouver des candidats pour les postes proposés dans différents secteurs de l’économie, phénomène particulièrement marqué au début des années 2020. Certains ont dû proposer de meilleures rémunérations, de meilleures conditions de travail, pour attirer des travailleurs (on pense aux saisonniers dans le tourisme).
Au moment où la question du travail devient centrale, il faut relancer le débat sur les conditions de travail en France, le management et l’organisation du travail, afin d’ouvrir des perspectives d’amélioration. Nous avons montré ailleurs que l’absence de reconnaissance des problèmes rencontrés au travail (mauvaises conditions de travail, management vertical qui impose les décisions sans tenir compte de la situation ni de l’avis des personnes concernées) génère un ressentiment social qui débouche souvent sur un ressentiment politique et peut se traduire par un vote pour les partis populistes de droite radicale. L’un des objectifs de cet ouvrage est donc clairement de faire connaître, pour les faire reconnaître, les difficultés de nombreuses personnes au travail, alors qu’elles ont le sentiment d’être ignorées, dans l’espace professionnel comme dans les débats publics.
Concrètement, quelles suites comptez-vous donner au projet ?
Nous continuons d’organiser de nombreux débats, comme celui que nous avions organisé le 25 octobre dernier avec Astrid Panosyan-Bouvet et François Ruffin, le 30 novembre dernier avec Marylise Leon et Benoit Serre, celui qu’organise la fondation Jean-Jaurès le 23 janvier par exemple. Bien d’autres seraient à mentionner, au CNAM, à Paris Business School, à Dauphine, à l’IEP et l’université de Lille, bientôt à Dijon, à Nancy, à Marseille… Il s’agit de porter haut un débat qui doit notamment accompagner les négociations des partenaires sociaux sur la qualité de vie au travail. Dans un second temps, nous porterons aussi une série de propositions fondées sur les travaux des sciences sociales.