Une exploration approfondie du sens du toucher et de son corollaire, la capacité à être touché, qui le fait apparaître comme la condition de l'ouverture au monde et à l'autre.
Dans son ouvrage intitulé Toucher, être touché, Patricia Desroches s'appuie sur sa double formation en philosophie et en psychanalyse pour mettre en évidence à quel point celui des cinq sens qui est le plus souvent dévaloriser par ces disciplines, à savoir le toucher, implique une capacité à être touché et affecte ainsi notre être-au-monde. Plus encore, elle y développe l’idée qu’une réflexion sur le toucher, et sur ce qui le distingue des autres sens, ouvre la voie à une prise de conscience par l’homme de son humanité.
Le toucher en philosophie : de la connaissance à l’être-au-monde
Classiquement, la philosophie réfléchit sur le rapport entre sensation, perception et connaissance. Quelle part de jugement entre-t-il, se demandera-t-on par exemple, dans la reconnaissance ou l’identification d’un objet perçu ? Comment puis-je percevoir autrui comme un autre moi-même et pas seulement comme un objet du monde ? Elle envisage la nécessité des sens pour faire accéder l’esprit à la matière qui compose le réel à connaître.
Qu’il soit possible de connaître des objets par le toucher – considéré par Aristote comme le moins humain des sens, comme le rappelle l’auteure –, que le toucher soit, chez Condillac, le moyen par lequel la statue (métaphore de l’esprit humain à l’état de nature, sans idées innées et antérieurement à toute expérience sensorielle) parvient à percevoir l’objectivité de son corps et du monde, et qu’il soit, dans certains textes de Diderot, la forme la plus générale de la sensibilité dont toute la matière vivante est douée : voilà ce que restitue avec précision Patricia Desroches.
Mais l'auteure s’intéresse ensuite plus précisément à l’importance du toucher dans la phénoménologie, notamment chez Husserl. Elle rappelle la spécificité de la conception husserlienne du corps, inséparable d’une « médiation, celle intervenant entre psychique et somatique ». Ainsi, l’auteure réaffirme implicitement le lien entre le toucher, le corps et la psychée : la main qui touche peut aussi être touchée — ce dont on fait très bien l'expérience en touchant sa main gauche avec sa main droite, la première se sentant touchée en même temps qu'elle est l'objet touché. Cela fait de l'expérience du toucher un mode d’auto-donation du corps propre à lui-même : alors que la vue permet la connaissance des objets extérieurs, c’est le toucher qui donne le sentiment d’un « moi corporel », en tant que sujet sensible et non seulement en tant qu'objet perçu. C’est le point de départ de la constitution du corps vivant, en opposition au corps-objectivable ; c'est aussi ce qui rend possible, d'après Husserl, l'intersubjectivité. Ainsi, comme le formule avec pertinence l’auteure, « Toucher, c’est se situer sur une ligne de front, à la bordure, aux confins du dedans et du dehors ».
L’auteure analyse également comment la philosophie de Merleau-Ponty prolonge et dépasse celle de Husserl à propos du toucher. Pour le philosophe français, en effet, « le toucher ouvre aussi à l’altérité, et pas uniquement à l’intersubjectivité, à l’encontre de la philosophie de Husserl, qui élucide l’intersubjectivité sans conduire forcément à l’idée d’altérité ». Chez Husserl, autrui est constitué comme un autre moi à partir de la perception que j'ai de son corps, à laquelle j’associe, par analogie avec le mien, une intériorité. Mais l’altérité reste faible — il est juste assez « autre » pour que, tout en le conçevant comme un « moi », je ne puisse pas le considérer comme un autre moi-même). En revanche, chez Merleau-Ponty, le toucher donne accès à un rapport non-objectif et non-construit à l’autre, qui ne passe plus par la seule médiation de mon corps. Merleau-Ponty montre que le toucher constitue une expérience de réversibilité et de vulnérabilité : dans l’expérience tactile, il n’y a pas de séparation nette entre le sujet qui touche et l’objet touché (la main qui touche peut être touchée). Cette réversibilité implique que le sujet soit aussi affecté, transformé, mis en jeu dans le contact. Corrélativement, on peut dire que, pour Merleau-Ponty, autrui me touche dans un sens fort : non pas simplement comme un objet que je constitue, mais comme un être qui m’altère, qui me fait sentir une extériorité irréductible. Le toucher devient ainsi une expérience d’exposition à l’autre, et pas seulement un acte de perception.
Dans cette perspective, le toucher ouvre, loin de tout risque de solipsisme, la possibilité d’une relation à l’autre. C’est pourquoi Desroches distingue l’intersubjectivité dont cherche à rendre compte Husserl (qui suppose une structure de moi déjà en place et projetée sur l'autre comme alter ego) de l’altérité rendue possible par le toucher chez Merleau-Ponty. Car autrui peut me toucher (dans les deux sens du termes) et cette expérience contribue à faire de moi qui je suis.
Ainsi, le toucher est bien davantage qu'une perception : il ouvre à un monde de sens, un monde dans lequel le sens peut advenir. Contre la philosophie antérieure, « la phénoménologie nous apprend que le toucher fait signe (et sens) ailleurs que dans la pensée, la représentation, la connaissance et le langage, en bref il fait sens là où gît ce qui se dérobe au discours philosophique ». En d'autres termes, la phénoménologie montre que le toucher fait sens en dehors ou en amont de toute représentation ou discours. On peut donc « toucher autrement que par l’intermédiaire du corps, en particulier à travers les figures qui en sont “l'émanation” : langage, art, affects, pathos, autant de sphères expressives en deçà du discours philosophique ». C’est pourquoi il faut, comme le souligne Desroches, voir dans d’autres disciplines « la possibilité de rejoindre ce qui se soustrait au concept, à savoir le toucher et le corps ».
La Daseinanalyse et les psychothérapies existentielles
L’auteure réfléchit ensuite à la façon dont le toucher fait sens dans des thérapies qui reposent sur la parole et le corps. Chez Binswanger, l’objet de l’interprétation n’est pas l’inconscient, comme en psychanalyse, mais bien plutôt ce qui exprime les structures existentielles, autrement dit la façon dont dont le sujet se rend – ou non – présent au monde. Cette psychothérapie, au croisement de la philosophie heideggerienne et de la psychanalyse, consiste en une lecture phénoménologique des manières d'être impliquées dans une situation vécue. Elle analyse ensuite les existentiaux en jeu, ce qui permet une forme de diagnostic de l'existence. Le toucher n'est pas seulement perception chez Binswanger, mais surtout action dans le monde : c'est une manière d’exister corporellement et de s’engager, ou, pour le dire autrement de s'ouvrir (ou non) au monde et aux autres. Il révèle ainsi une manière d'habiter ou de fuir le monde (quand on fuit par exemple, au sens propre, « tout contact »).
Analysant ensuite Maldiney, Desroches montre que le toucher est une dimension fondamentale de l’existence. Dans un cadre thérapeutique, on doit essayer de « toucher » le malade, qu’il s’agisse d'« un schizophrène retiré dans son impassibilité », d'« un mélancolique assujetti à un vécu mortifère écrasant » ou d'« un maniaque en proie à l’euphorie et à la fuite des idées ». Chez ces patiens, le langage n'est, en effet, pas toujours capable de réorganiser une psyché mise à mal ou déstructurée, et il peuvent ne pas répondre aux sollicitations verbales. Comme l'écrit encore l’auteure, « le malade autistique refuse d’être touché, est indifférent à ses intérêts propres, ne présente aucune résistance aux impulsions qui le traversent. Le psychotique craint néanmoins de s’effondrer, ce qui justifie que le médecin prenne appui sur le contact pour faire réapparaître, autant que faire se peut, une réceptivité mise à mal, sinon totalement annihilée. » Grâce aux concepts maldinéens de « passabilité », de « disposibilité », de « transpassibilité » et de « transpossibilité », l’auteure fait voir que le dénominateur commun à la névrose et à la psychose est une inaptitude à s’ouvrir à l’inattendu, et donc à être affecté, c’est-à-dire touché.
Desroches analyse également avec précision et minutie un certain nombre de théories inspirées par l’analyse existentielle et montrent qu’elles ont en commun d’envisager « le contact comme un trait fondamental de l’existence, situé dans une zone “primordiale”, pré-objectale », en amont de toute capacité de discourir et de parler (comme par exemple la Stimmung, tonalité affective. En effet, chez Heidgger – puis chez Binswanger, la Stimmung n’est pas seulement un état psychique interne, mais la façon dont le monde nous paraît, dans une certaine tonalité. Dès lors, cette tonalité de la Stimmung affecte le corps, le « touche » d’une certaine façon, non pas directement de façon tactile, mais de façon affective, en mettant en jeu la sensibilité du corps. Dans le cadre d’une psychothérapie, par exemple existentielle ou de Daseinsanalyse, la Stimmung est importante, dans la mesure où elle constitue comme un champ de co-présence : le thérapeute sent, est touché par l’atmosphère de la séance, qui peut-être par exemple angoissée (et donc révélatrice de l’angoisse du patient) ou distante. Même le silence peut ainsi être ressenti et ressaisi comme apaisé, pesant ou étouffant.
En somme, dans ces théories, l’incapacité ou la difficulté à être touché, à être en contact, devient un symptôme à partir duquel questionner le patient. Comme le formule l’auteure, le toucher « fait nécessairement référence au mouvement et à la dimension motrice du corps, y compris à travers le langage. La psychiatrie existentielle s’oriente ainsi vers le pré-verbal – verbal signifiant ici langagier ». Le contact est donc fondamental en psychiatrie existentielle. Il est existentiel parce que l’expérience sensible est ancrée dans l’être-avec. L’expérience immédiate, antérieure aux constructions verbales, s’origine dans le Dasein, l’ouverture (Maldiney), l’angoisse partagée (Binswanger).
L’interdit du toucher en psychanalyse
Contrairement à la façon dont se comportait Charcot, Freud renonce à toucher ses patients après avoir découvert l’existence du transfert. Afin de faire affleurer les souvenirs pathogènes, il utilise la méthode de la talking cure, la thérapie par la parole. Comme l’écrit Desroches : « L’interdit du toucher est l’acte fondateur de la cure analytique. L’éviction du toucher supporte en fait un double interdit : ne pas toucher corporellement le patient, ne pas amplifier, par l’identification, sa souffrance ». Aussi « l’élaboration conceptuelle du corpus freudien, ainsi, ne s’exerce qu’à la condition de rompre avec le tactile ».
L’auteure montre également que la notion psychanalytique de perversion soulève la question du toucher. Certains sujets, organisés autour du fétichisme ou du sadisme, semblent en effet « intouchables ». Les premiers, satisfaits de leur sexualité, restent hermétiques à l’interprétation. Les seconds, peu affectés par le pathos, sont peu enclins à une transformation intérieure.
La psychanalyse psychocorporelle, en revanche, met au crédit du toucher la possibilité de faire éprouver au malade ses limites corporelles – à condition qu’il puisse nommer cette opération de délimitation.
En définitive, comme l’écrit Desroches : « ce n’est pas tant la limite entre psyché et corps, entre intériorité et extériorité, entre subjectivité et objectivité, que le toucher – jusque dans ses apories – sollicite, qu’une ligne de démarcation entre ce qui peut se dire et ce qui ne peut se dire. » Autrement dit, conclut-elle, le toucher est « symboligène » : « il est ce sans quoi langage, pensée et représentation ne peuvent advenir, mais il est également ce avec quoi il faut rompre pour que langage, pensée et représentation adviennent ».
Patricia Desroches livre ainsi une série de belles analyses sur le toucher. Elle parvient, en distinguant soigneusement les approches philosophiques, psychiatriques et psychanalytiques, à mieux cerner l’importance d’un concept rarement pris pour objet d’étude.