À l'opposé du mythe du prof-héros, le succès des élèves, et en particulier des moins favorisés d'entre eux, passe par un engagement collectif qui associe les familles.

Jérémie Fontanieu publie ces jours-ci Le mythe du prof héros aux éditions Les liens qui libèrent, où il détaille les origines et les manifestations toujours actuelles du mythe qui consiste à représenter le professeur, le maître ou la maîtresse comme un héros solitaire, dont le succès des élèves dépend entièrement.

Le livre s'inscrit dans la continuité de son ouvrage précédent, L'école de la réconciliation (Les liens qui libèrent, 2022) et du documentaire sorti l'an dernier au cinéma, qui présentaient la méthode qu'il a développée avec un collègue — fondée notamment sur une alliance forte des enseignants avec les familles des élèves — ainsi que ses résultats, qu'ils continuent de diffuser avec un engagement remarquable.

Le nombre d'enseignants qui l'ont adoptée est passé d’un peu moins d’une dizaine en 2021/2022, à une centaine en 2022/2023, 200 en 2023/2024, 350 l’an dernier et environ 500 pour l'année qui vient, représentant une grande diversité de personnalités, de contextes comme de niveaux enseignés, comme on peut le constater à partir du site internet du collectif.

La déconstruction de ce mythe s'accompagne ainsi de la promotion d'une représentation alternative des professeurs qui met fortement l'accent sur le collectif élargi aux parents d'élèves.

 

Nonfiction : On a des profs une vision héroïque, qui, parce que ceux-ci croient devoir s'y conformer, pèse très lourdement sur leur capacité à exercer ce métier. Son principal et plus grave défaut serait de les dissuader de chercher aucun appui. Seriez-vous d'accord avec cette formulation ?

Jérémie Fontanieu : Je pense que le mythe du prof-héros fait même quelque chose de plus grave que nous dissuader de chercher des appuis : il ancre en nous une vision auto-centrée du métier, de nos pratiques, qui rend parfaitement logiques nos pratiques pédagogiques solitaires et écarte donc le concept même « d’appuis ». Après avoir récupéré nos listes d’élèves, dans quelques jours, nous nous retrouverons tous face à plusieurs dizaines d’élèves dont l’implication est censée refléter la qualité de nos séances. Tout faire reposer sur nos seules épaules a quelque chose de sympathique, comme si les profs étaient potentiellement dotés de pouvoirs magiques et qu’un miracle en classe était possible, mais cela me semble surtout dangereux, comme j’essaie de le montrer dans le livre.

Sur l’origine de ce mythe, il me semble que les responsables sont politiques, puis culturels et sociaux. Pour Jules Ferry, Ferdinand Buisson, Jean Jaurès et les autres défenseurs de la IIIᵉ République, il s'agissait de faire des instituteurs de glorieux artisans du pays et de l'humanité, à une époque où le régime était menacé. Cela relevait à la fois d'un encouragement sincère envers ceux qu’on surnommera les «  Hussards noirs » que d'une prophétie auto-réalisatrice. Dès la fin du XIXe siècle, la littérature puis la chanson et le cinéma se sont emparés de cette figure dont la dimension romantique (voir sa vie transformée par une personne exceptionnelle, a fortiori si elle est censée incarner le projet politique des Lumières, l’égalité des chances, etc.) me semble avoir assuré la pérennité.

À l’heure actuelle, peu de figures semblent aussi consensuelles que « ce prof qui change la vie » ou « cette maîtresse que l’on n’oubliera jamais ». Et pourtant, derrière ce mythe, que de difficultés et d’éléments toxiques pour les élèves, les familles et surtout nous, les professeurs ! Notre solitude, d’abord et avant tout : on nous met face aux élèves, comme si nos qualités de pédagogues ou la puissance intellectuelle de nos séances devaient susciter l’irrésistible envie de travailler chez les enfants ou adolescents qui ont pourtant toutes les raisons de ne pas faire ce qu’on leur demande (la flemme, le manque de confiance en eux, la peur du regard des autres, les difficultés cognitives, l’appréhension vis-à-vis d’une institution scolaire qui dysfonctionne ou encore le «  prof bashing  »). Sans bonne volonté des élèves, notre mission semble impossible et c’est l’une des raisons pour lesquelles tant de profs des écoles, de collège et de lycée s’épuisent.

Cette solitude pédagogique me semble le plus gros danger que pose le mythe de l’enseignant héroïque, mais j’en évoque quelques autres dans le livre : notre épuisement professionnel et moral, la disparition de frontières claires entre le travail et la vie privée, le traitement insultant de l’institution (hier privés de droit de grève ou de syndicats, aujourd’hui sous-rémunérés au nom de «  la vocation  ») ou encore, de façon improbable, la condescendance vis-à-vis des élèves (vouloir les «  sauver  », c’est les considérer comme des victimes).

La méthode que vous avez développée empiriquement procède exactement à l'inverse. Pourriez-vous rappeler en quoi elle consiste ?

La méthode « Réconciliations », développée depuis une dizaine d’années en lycée de quartier populaire et qui est maintenant utilisée par plusieurs centaines de professeurs partout en France, du cycle 1 au lycée général, technologique ou professionnel, repose sur un refus de cette conception héroïque des enseignants : dès les premiers jours de l’année scolaire, nous appelons tous les parents d’élèves de notre classe (dans le primaire) ou de chacune de nos classes (dans le secondaire) puis nous envoyons à chaque famille un SMS hebdomadaire personnalisé.

Les parents étant très positivement surpris par notre contact initial et cette proposition inattendue, ils nous assurent très tôt de leur soutien et parlent favorablement de nous à la maison. Aux yeux des élèves, nous changeons alors de statut : ils nous croient « proches » de leurs parents, presque membres de la famille (!), ce qui les pousse à s’impliquer bien davantage que d’habitude en classe. Tout change : les enfants et adolescents mettent beaucoup plus du leur dans les activités, ils tirent du plaisir de cet engagement et des progrès qu’ils méritent, ils se sentent encouragés par les adultes ayant fait alliance, ils gagnent en estime d’eux-mêmes, etc. Sur le site internet du collectif de nombreuses vidéos-témoignages des collègues l'illustrent : quel que soit le contexte sociogéographique ou l’âge des profs, la méthode provoque des changements qui sont au tout début surprenants pour les élèves et les familles, mais qui s’avèrent extrêmement positifs au bout de quelques semaines. Pour les professeurs surtout, le bilan est formidable : la méthode ajoute du travail en début d’année (aller chercher les familles, faire preuve d’une très grande précaution lors des premières semaines) mais elle fait gagner beaucoup de temps et d’énergie dès les semaines qui suivent. En poussant les parents à prendre leur part de responsabilité dans la réussite scolaire de leur enfant, nous refusons donc que tout repose sur nos épaules en classe : c'est en cela que nous refusons d'être héroïques.

Le partage d'expériences y tient une place importante. Pourriez-vous en dire un mot ?

« Réconciliations » a toujours comporté une forte dimension collective, la méthode se distinguant par son refus de la tradition pédagogique solitaire dont les résultats étaient pour nous frustrants voire culpabilisants. Or, depuis 2021, le fait que des centaines de collègues se soient lancés à leur tour en adaptant les choses à l’âge de leurs élèves, au contexte sociogéographique de leur établissement, aux particularités de leur territoire et surtout à leur personnalité (on enseigne comme on est, a fortiori avec notre méthode), n’a fait que renforcer ce caractère collégial en raison de l’entraide et du soutien moral au sein de cette jeune communauté d’enseignants. Que ce soit chaque jour sur notre groupe Facebook, dans nos visios hebdomadaires ou lors de la rencontre physique qui a lieu chaque année à Paris, nos partageons beaucoup nos petites réussites, nos difficultés, nos doutes et nos échecs : il s’y développe une forte intelligence collective, basée sur le tâtonnement de chacun dans la tentative de faire le deuil du mythe du prof-héros.

C’est en effet la principale difficulté de la méthode, qui n’est pas chronophage contrairement aux apparences (obtenir l’aide efficace des familles prend du temps en début d’année, mais nous en fait gagner au moins autant ensuite) : pour que les parents et les enfants soient beaucoup plus impliqués que d’habitude, il ne suffit pas d’envoyer des SMS chaque semaine aux familles car notre façon habituelle de s’adresser à elles est très marquée par la représentation auto-centrée du métier. Notre communication généralement ponctuelle, relative à des mauvaises nouvelles, le registre de langue soutenu et nos attentes implicites produisent une mise à distance involontaire des parents d’élèves. Les profs du collectif s’efforcent donc de perdre ces habitudes et d’en acquérir de nouvelles ; c'est compliqué, mais nous arrivons à le faire parce que nous traversons tous cette épreuve en même temps (choisir les bons mots, ne pas réagir maladroitement à des réponses parfois surprenantes des familles, etc.).

D'autres professions ont pu être logées à la même enseigne, et pour lesquelles, de la même manière, une sortie de l'isolement a pu constituer un progrès important. On gagne souvent à considérer les situations de travail comme des situations collaboratives. Le métier de prof pourrait à son tour connaître une révolution de ce type, ne croyez-vous pas ?

Le cœur de notre méthode conçoit en effet la pédagogie comme un acte fondamentalement collectif : non plus la maîtresse, le maître, le prof ou la prof seul face à des élèves qui sont souvent convaincus que leurs résultats dépendent de son génie pédagogique et adoptent une posture passive, mais une œuvre dont la réussite nécessite tout autant l’engagement des enfants ou adolescents et des familles. Depuis une dizaine d’années maintenant, l’expérience nous montre que cela fonctionne, même si le deuil du mythe du prof-héros et le changement dans nos conceptions des élèves et des parents sont difficiles à effectuer. Tous les enseignants qui nous rejoignent connaissent cette même forme de libération, vertigineuse et difficile à réaliser, mais si précieuse pour notre santé mentale — sans parler de celles des élèves et des familles, évidemment.

Ça marche, donc, et je n’ai aucun doute sur le fait que nous serons des milliers dans quelques années. Pour autant, je n’utiliserais pas le mot de « révolution », qui comporte quelque chose de normatif (nous ne prétendons pas avoir raison ou détenir la vérité — je ne suis pas sûr qu’elle existe en matière éducative d’ailleurs) et qui est très fort au regard de nos pratiques assez habituelles en classe (la liberté pédagogique restant la règle, chaque prof du collectif enseigne, évalue et gère sa classe de façon parfaitement subjective ; cela dit, parmi nous, personne n’a recours à des éléments foncièrement originaux ou atypiques).