Face à la fermeture croissante des territoires, deux ouvrages ouvrent une réflexion sur la liberté de circuler et les usages collectifs de l’espace.
Une série de 32 photographies signées Geoffroy Mathieu ouvre Du droit de déambuler, le dernier ouvrage de Sarah Vanuxem. Routes barrées, chemins entravés, murs et clôtures traversent les images. Elles donnent à voir un territoire fragmenté devenu impraticable, un horizon fermé par un aménagement de type urbanistique. Elles traduisent l’impression d’un empêchement : l’impossibilité de parcourir ces espaces sans détours ou demandes d’autorisation.
Ce préambule photographique et sensible introduit les réflexions théoriques développées par Sarah Vanuxem, maîtresse de conférences à la faculté de droit de l’Université Côte d’Azur, mais aussi ancienne pensionnaire de la Villa Médicis. Leur objet et leur enjeu sont présentés à la suite du cahier de photographies, dans un dialogue introductif mené entre l’universitaire et le photographe : il s’agit d’interroger ce que signifie, aujourd’hui, traverser un territoire, dans un monde urbanisé, où les parcelles sont soumises au droit de propriété. Il s’agit, dans le même temps, de penser un « droit de déambuler » à une époque où le territoire se ferme, non seulement du fait du droit de propriété, mais de tout un maillage réglementaire et social qui rend de plus en plus difficule pour les promeneurs, les marcheurs, les artistes, mais aussi les animaux, d’arpenter librement la terre.
Ces réflexions peuvent être mises en parallèle avec celles menées par Thierry Paquot, philosophe de l'architecture et de l'urbanisation, dans son ouvrage Le Paysage tout juste réédité. Dans une perspective différente, il pose la question des différentes manières d’éprouver l’espace, d’appréhender le paysage comme une « expérience vécue ». C’est dans ce croisement, entre le droit et la philosophie, entre la pensée juridique de l’espace et la critique de son aménagement, que réside l’intérêt de lire ces deux textes ensemble.
La clôture des territoires
Le cœur du livre de Vanuxem porte sur le droit de passer, de déambuler. Ce droit ouvrirait sur des problématiques plus larges : les droits d’usage collectifs, les droits de la nature, l’ancrage topographique du droit lui-même, le rôle de ceux que l’autrice appelle les « artistes-marcheurs ». Affiliés au « Bureau des guides » — une « communauté de marcheurs » dont quelques photographies accompagnent l’ouvrage — ces derniers explorent, par la marche, d’autres façons de lire et de pratiquer le territoire, en marge des logiques d’appropriation.
L’ouvrage montre que la clôture des territoires prend plusieurs formes, toutes convergentes dès lors qu’on les considère du point de vue de la déambulation. Il y a d’abord une dimension physique évidente : l’obstacle concret rencontré dès qu’on tente une promenade, qu’elle soit urbaine ou rurale. À cela s’ajoute une dimension juridique, qui institutionnalise ces barrières et contribue à une véritable « police du paysage » : c’est le droit qui encadre, voire encourage, la prolifération des enclos.
Dans Le Paysage, Paquot dénonce lui-aussi ces espaces sécurisés que sont les « gated communities » — ces lotissements privatifs et sécurisés qui transforment le paysage en propriété exclusive.
Vanuxem, pour sa part, mobilise ses recherches juridiques, et notamment une enquête singulière sur un procès historique – celui de la ville de Rome contre la famille Borghèse – qui, à la fin du XIXᵉ siècle, aboutit à la reconnaissance d’un droit collectif de traversée des jardins Borghèse par les habitants. À partir de là, elle tisse une réflexion nourrie d’exemples, d’enquêtes de terrain (sur des cas d’hétérotopies, ou sur des parcours emblématiques tel que l’étang de Berre).
Certes, le droit de propriété est un fondement majeur de l’ordre juridique issu de la Révolution française. Mais il ne peut à lui seul légitimer l’effacement d’un autre droit, plus ancien et plus diffus : celui d’arpenter la terre, qu’on soit humain ou non-humain. À travers l’expérience concrète de la promenade, c’est une tension fondamentale qui resurgit : entre le nomadisme et l’enfermement, entre les formes ouvertes d’habitation du territoire et les logiques de clôture — qu’elles soient individuelles, communautaires ou nationales.
Cette opposition structurelle, Thierry Paquot la relève également, en soulignant combien nos paysages contemporains reflètent ces conflits d’usage et de représentation.
Le droit de déambuler
Il est donc légitime de se demander si un droit de déambuler esquisserait les contours d’un monde plus écologique et plus « humain » ? Vanuxem invite à poser la question, en rapprochant deux formes d’usage du sol : d’un côté, les droits anciens comme la vaine pâture, l’affouage ou le glanage — dont Agnès Varda retraçait la mémoire dans Les glaneurs et la glaneuse (2000) ; de l’autre, un droit contemporain encore à inventer.
Face à cette aspiration, Vanuxem souligne que le législateur se trouve face à des contradictions juridiques. D’un côté, alors qu’il affirme un « droit à la mobilité », il ne reconnaît pas explicitement la liberté de se promener — comme si la marche, pourtant première forme de déplacement, ne faisait pas partie du projet de société mobile qu’il promeut. Pire encore, à mesure qu’il encadre, rationalise et codifie les transports motorisés, il néglige la marche ou le vélo — une contradiction d’autant plus flagrante à l’ère du dérèglement climatique.
De même, le législateur protège, d’un côté, les circulations animales, les dynamiques végétales, les flux d’eau ou de minéraux, etc., et dans le même temps, il peine à reconnaître un droit de parcours pour les humains hors des sentiers balisés. Faut-il, dès lors, réserver l’accès à la nature aux seuls parcs nationaux, ou penser un accès plus large aux milieux ordinaires ? Faut-il repenser les droits de propriété pour ouvrir les territoires — tout en garantissant, bien sûr, le respect des lieux ? Paquot, par ailleurs, pose une question voisine : qu’est-ce qu’un paysage que l’on ne peut pas traverser, ou habiter au sens plein du terme ?
C’est ici qu’intervient la notion de « solidarité écologique », centrale dans la réflexion de Vanuxem. En s’appuyant sur des penseurs comme Achille Mbembe ou Ghassan Hage, elle propose de reconnaître un droit à la respiration partagé par tous les vivants — humains et non-humains, arbres ou champignons. La formule est empruntée au droit français lui-même : la réforme de 2006 sur les aires protégées, puis la loi de 2016 sur la biodiversité, ont introduit cette notion de solidarité écologique, appelant à « prendre en compte, dans toute prise de décision publique ayant une incidence notable sur l’environnement des territoires concernés, les interactions des écosystèmes, des êtres vivants et des milieux naturels ou aménagés ». C’est pourquoi ce livre ne se limite pas à une critique abstraite du droit moderne. Il propose une lecture serrée de textes juridiques, qu’il confronte à des réalités sociales et territoriales concrètes.
Acquérir des bandes de passage ?
S’il n’existe pas, pour l’heure, de droit véritable de déambuler, l’auteure pose la question : des associations de marcheurs ou de riverains pourraient-elles acquérir, collectivement, des bandes de terre destinées au passage ? Elle s’appuie, pour justifier cette proposition, sur la section « Accès à la nature » du Code de l’environnement, qui fait place à un droit de randonner.
Vanuxem revient ici aux systèmes anciens, non par nostalgie, mais pour stimuler l’imagination juridique. Au Moyen Âge, rappelle-t-elle, posséder une terre n’impliquait pas le droit absolu d’en interdire l’accès. Elle cite cette formule saisissante : à l’époque, il n’était pas permis de refuser le passage « à n’importe qui, pour n’importe quel usage, en n’importe quelle saison ». La réflexion est historique, sans être passéiste : elle permet de situer notre époque dans le prolongement de ce que Michel Foucault appelait le « grand renfermement ». Et elle résonne, en creux, avec l’analyse de Paquot : il n’y a pas de paysage sans passage. La clôture des sols est aussi une clôture du regard, de l’imaginaire, de la relation aux autres vivants.