Jisr al-Majami, pont sur le Jourdain, est le point de focalisation pour reconstituer une évolution paysagère de ce territoire, à partir de l’analyse de cartes entre le XIXe et le XXe siècle.

L’auteur, Ben Gitai, architecte et docteur de l’École polytechnique fédérale de Zurich, livre une analyse géographico-historique d’un lieu de la vallée du Jourdain : Naharayim/al-Baqoura, du milieu du XIXe siècle à la fin du XXe siècle. L’objectif est de comprendre l’évolution de ce paysage centré sur un pont, d’où le nom ancien, en arabe, de Jisr al-Majami, « le pont de la rencontre », situé à proximité immédiate de la confluence entre le Yarmouk et le Jourdain, d’où le nom hébreu actuel de Naharayim, « les deux rivières ». L’ouvrage de Ben Gitai est construit à partir de cartes rassemblées pour comprendre l’évolution de ce paysage, selon une méthode qu’il qualifie de « chronomapping », et qui se présente sous la forme d’une géohistoire cartographique. En préambule, l'auteur définit un modèle triangulaire, selon lequel « le paysage est la somme de trois éléments : cartographie, terrain et territoire »   . Le livre se développe ensuite selon un découpage historique en trois grands chapitres : la période ottomane (1858-1917), le mandat britannique (1918-1948) et la mise en place de la relation israélo-jordanienne (1948-1994).

Un paysage domestiqué : la période ottomane (1858-1917)

L’idée générale de cette première partie est que la vallée du Jourdain, au cours de la deuxième moitié du XIXe siècle et au début du XXe siècle, aurait connu un processus d’appropriation territoriale et d’anthropisation se traduisant, selon les termes de l’auteur, par une domestication du paysage.

La notion de territoire n’est perçue ici qu’à travers le prisme du pouvoir étatique. Ben Gitai rappelle, en ce sens, les différentes réformes de l’Empire ottoman réorganisant l’administration de son espace selon des principes inspirés des États européens dans une logique de modernisation. Ainsi, entre 1858 et 1860, sous le règne du sultan Abdlülmecid Ier, plusieurs modifications du code foncier ottoman amenèrent à redéfinir les propriétés foncières. À une autre échelle, en 1864, une nouvelle loi sur les provinces (vilayets) réorganisa le système administratif du territoire de l’Empire ottoman selon le modèle des départements français. C’est à ce moment-là que le Jourdain servit à délimiter deux vilayets distincts, celui de Beyrouth et celui de Damas.

Cette réappropriation de l’espace s’accompagna d’une importante production cartographique, que cela soit à l’échelle cadastrale des villages ou à l’échelle provinciale. Mais ces cartes s’inscrivent dans une série plus vaste où les Européens ont joué un rôle important, à commencer par Pierre Jacotin, géomètre de Napoléon Bonaparte. En 1799, l’ensemble de la région fut cartographié 1/100 000. Cependant, en 1867, Charles Warren, dans une étude préalable à une mission archéologique, conclut que les cartes de la région n’étaient pas correctes. En 1877, le Fonds d’exploration de la Palestine acheva sa campagne d’arpentage. Au début du XXe siècle, le sultan Abdülhamid II commandita une nouvelle expédition topographique afin de pouvoir construire la ligne de chemin de fer du Hedjaz, qui devait précisément passer par le site de Jisr el Majami. Le projet fut mené par Heinrich Meissner, ingénieur ferroviaire allemand, en collaboration avec le géomètre Gottlieb Schumacher.

La construction de cette voie ferrée eut un impact important sur le paysage de la vallée : excavations, remblais, terrassements. Sur le tronçon Haïfa-Dar’a, long de 161 km, 443 ponts ont dû être construits, avec un franchissement du Jourdain à Jisr el Majami à une altitude de 246 mètres sous le niveau de la mer. Ceci favorisa l’installation de nouvelles communautés agricoles dans le cadre d’une colonisation juive qui débuta ici en 1902, avec la création de la moshava de Menahamiya, à côté des villages d’al-Ubeidiya et de Dalhamiya. Lorsque l'auteur affirme que « l’arrivée de nouvelles infrastructures accéléra la mutation d’une civilisation autrefois nomade en une société sédentaire »   , on découvre que cet espace aurait peut-être été le territoire de tribus bédouines. Pourtant, sur la carte de 1878 reproduite   , on peut lire le nom des Arab el Beshutwy et sur celle de 1920   , le nom des Arab Suchur el Ghor. Ils semblent transparents à la lecture proposée par Ben Gitai.

Un paysage capturé : l’ère du mandat britannique (1918-1948)

Le passage de cet espace sous domination britannique à la fin de la Première Guerre mondiale, officialisé par la nouvelle Société des Nations, a eu des conséquences majeures, à commencer par la création d’une frontière entre deux territoires distincts : à l’ouest, la Palestine et à l’est, la Transjordanie, disjonction approuvée par la SDN le 23 septembre 1922. Le tracé, très incertain au départ, fut précisé cinq ans plus tard par le haut-commissaire britannique pour la Palestine et la Transjordanie : ce fut le thalweg du Jourdain. Dès 1920, le Survey of Palestine, l’agence mandataire d’arpentage et de cartographie de la Palestine, s’installa à Jaffa et centralisa les opérations de cadastrage. De nouvelles cartes furent réalisées, plus précises.

Mais la principale transformation qui survint dans cet espace fut la construction de différentes infrastructures, notamment la centrale hydroélectrique de Naharayim. En réalité, les projets d’aménagement étaient antérieurs. Dès 1898, l’Organisation sioniste mondiale envoya un ingénieur suisse, Abraham Bourcart, pour étudier les lieux et élaborer des propositions d’exploitation des ressources hydriques. Celui-ci eut pour idée de détourner le Litani vers le Jourdain, de créer une liaison entre la mer Méditerranée et la mer Morte, et d’utiliser le Yarmouk pour produire de l’électricité. Theodor Herzl, dans son livre Altneuland, paru en 1902, insista sur l’importance d’une véritable politique de l’eau, dont il reconnaissait que la paternité revenait à Abraham Boucart. En 1904, un ingénieur russe, Nahum Wilbushevich, dans The Force of Water and Land of Israel, identifia quatre fleuves susceptibles de produire de l’électricité : le Jourdain, le Litani, le Yarmouk et le Nahal Taninim. Dans les années qui suivirent, d’autres ingénieurs eurent d’autres plans.

Après la guerre, dans une Palestine devenue mandataire, Pinhas Rutenberg passa du plan à la réalisation. Il obtint l’autorisation des autorités britanniques et put fonder une société en 1923. Un canal avait dû être creusé jusqu’à un réservoir qui alimenterait lui-même l’usine et permettrait de faire tourner les turbines. Moins de dix ans plus tard, en 1932, la centrale hydroélectrique de Jisr el Majami fut inaugurée en présence de l’émir Abdallah de Transjordanie, du haut-commissaire Sir Arthur Wauchope et du colonel Cox, haut représentant britannique en Transjordanie. La centrale trouva sa place dans le projet sioniste HaMiph’alHaZioni. L’industrie moderne devait renouveler ce territoire ancestral.

Les communautés juives de la vallée du Jourdain bénéficièrent ainsi dès les années 1930 d’électricité, ce qui permit l’irrigation à partir du fleuve. La superficie des parcelles irriguées en fut accrue et accéléra les achats de terres dans une région jusqu’alors faiblement peuplée. Tout le paysage s’en trouva changée, d’autant que des plantes exotiques furent importées, comme l’eucalyptus pour drainer les zones marécageuses. Les rives du Jourdain s’en trouvèrent peu à peu figées.

Un paysage enterré : création d’identités nationales. Israël et la Jordanie (1948-1994)

Le 14 mai 1948, le jour de la proclamation de l’État d’Israël, la centrale hydroélectrique de Naharyim fut investie par les forces irakiennes, et arrêtée, avant d’être démantelée puis pillée. L’armistice signé le 3 avril 1949 répartit les territoires contestés entre Israël et le Royaume de Jordanie. La centrale se retrouvait du côté jordanien, mais le réservoir était coupé en deux par la « ligne verte » et l’île artificielle délimitée par le fleuve et le canal d’alimentation de la centrale était en grande partie du côté israélien. Cette ligne provisoire finit par devenir la frontière entre les deux pays lors du traité de paix israélo-jordanien du 26 octobre 1994. Après une demande de la Jordanie, les terres de l’île de Naharyim/Bouqara (selon la désignation jordanienne) seraient sous la souveraineté jordanienne tout en restant la propriété d’Israël. Un accord précisait également les conditions d’une gestion globale des ressources en eau.

La création d’Israël en 1948 se traduisit par la transformation du Survey of Palestine en Survey of Israël. Dès juillet 1947, David Ben-Gourion avait instauré un Comité pour la topographie afin de baptiser de noms hébreux villages, rivières, lacs, routes, montagnes de la vallée du Jourdain et d’autres parties d’Israël. Jisr el Majami fut ainsi rebaptisé Naharayim, les « deux rivières ». Cette hébraïsation de la toponymie fut perçue comme une oblitération du passé arabe de ce territoire, et venait achever en quelque sorte les destructions des villages pendant et après la guerre de 1948.

Au cours des décennies suivantes, plusieurs projets, israéliens et jordaniens, aboutirent à l’enterrement des eaux. Le National Water Carrier of Israel, un aqueduc d’environ 130 kilomètres, devait permettre d’abreuver et d’irriguer les territoires du sud. Il fallut détourner une partie des eaux du Jourdain et du Yarmouk vers le lac de Tibériade. Ceci fut achevé en 1964. La même année, côté jordanien, fut mis en fonction le canal du Ghor. Le versant oriental de la vallée du Jourdain fut profondément transformé. Encore semi-désertique au début des années 1950, parcouru par des populations nomades ou semi-nomades, ce territoire dut accueillir des centaines de milliers de réfugiés palestiniens. Il fut mis en culture de façon intensive grâce à l’irrigation.

L’intense utilisation des eaux du Jourdain et du Yarmouk, par Israël et par la Jordanie, ainsi que par la Syrie en amont, a profondément bouleversé l’hydrographie de la région et l’ensemble des écosystèmes qui en dépendaient.

 

Le livre de Ben Gitai s’arrête en 1994, avec la signature du traité de paix entre les deux États. Trente ans, depuis, se sont écoulés et, même si on comprend la nécessité de borner une étude, on peut s’étonner que celle-ci n’aille pas au plus près du passé récent. L’objet était de montrer la transformation profonde du paysage de cette portion de la vallée du Jourdain au prisme de ce que l’auteur appelle la « cartographie du pouvoir ». On peut noter la qualité de l'édition, avec la reproduction des cartes ainsi que des photographies absolument remarquable. Mais malgré une illustration très soignée et très riche, le paysage se laisse peu appréhender et plus encore, ses habitants. Les géographes, comme les historiens d’ailleurs, pourront se demander où se situent les acteurs ?