Les entreprises de la Big Tech ont jusqu'à présent réussi à surmonter les critiques, malgré leurs effets politiques, économiques, environnementaux et sociaux nocifs.

Sébastien Broca, professeur en sciences de l'information et de la communication à l'Université Paris 8, montre dans Pris dans la toile (Seuil, 2025) comment les Big Tech ont surmonté et, le plus souvent, réussi à retourner en leur faveur les critiques qui leur ont été adressées au cours des dernières décennies. Cela, dans quatre grands domaines : la liberté d’expression et ses limites ; la position dominante et ses abus ; les atteintes à la vie privée, la surveillance et la manipulation des comportements ; et enfin, l’exploitation du travail ainsi que des ressources naturelles — autant de thèmes que l’auteur explore dans les quatre parties successives de son ouvrage.

Ce livre a fait l’objet d’une recension sur Nonfiction.

Nonfiction : Quelles sont les critiques adressées aux Big Tech ?

Sébastien Broca : Une entreprise technologique comme Microsoft a été l’objet dès les années 1990 de critiques sérieuses. Les militants du logiciel libre dénonçaient l’enclosure du code informatique, dont Windows et la suite Office étaient devenus les emblèmes. Le ministère de la Justice des États-Unis avait pour sa part initié en 1998 une action en justice au nom de l’antitrust et l’entreprise échappa de peu au démantèlement, grâce à un accord à l’amiable conclu en 2001 peu après l’élection de George W. Bush Jr.

Au fil des années 2000, avec la montée en puissance de Google, Facebook et Amazon, les critiques adressées à la Tech se sont diversifiées. La question de la protection des données personnelles a par exemple commencé à prendre une place accrue. Les révélations d’Edward Snowden en 2013, qui documentaient la collaboration entre les entreprises technologiques et la NSA (National Security Agency), en constituèrent un premier point d’orgue. Mais c’est surtout dans la deuxième moitié des années 2010 que les critiques se sont multipliées, à mesure que la centralité des Big Tech au sein du capitalisme contemporain s’est affirmée. On a alors accusé ces entreprises d’exercer un contrôle excessif sur la liberté d’expression en ligne, de mettre en péril la vie privée de leurs utilisateurs, d’avoir construit des monopoles hostiles à l’innovation, mais aussi d’exploiter des travailleurs précaires (modérateurs de contenus, micro-travailleurs de l’IA, etc.) ou encore d’avoir une empreinte environnementale croissante, notamment au niveau énergétique.

Ce qui est assez frappant lorsqu’on retrace cette histoire est que, même si l’image de ces entreprises a parfois été écornée par les critiques, leur pouvoir en est sorti indemne. Il s’est même encore renforcé depuis le « techlash » de la fin des années 2010. Pour essayer d’expliquer ce paradoxe, je fais l’hypothèse, dans l’ouvrage, que les Big Tech ont réussi à construire une forme de symbiose avec certains des mouvements ou des alternatives numériques qui semblaient les menacer. Ces entreprises ont intégré les logiciels libres et open source, y compris en leur octroyant quelques financements, comme le montre par exemple la relation historique entre Google et Mozilla. Elles ont aussi réussi à faire en sorte que les traductions réglementaires, y compris en Europe, des critiques qui leur ont été adressées demeurent pour elles relativement indolores : le RGPD (Règlement Général sur la Protection des Données) en est un exemple, puisqu’il ne les a pas empêchées de continuer à tirer d’énormes bénéfices économiques de l’exploitation des données personnelles. Même en matière d’antitrust, les amendes spectaculaires infligées à Google ou Facebook/Meta sont davantage apparues comme un coût de fonctionnement, plutôt qu'une incitation à changer radicalement leurs pratiques.

Certains de ces épisodes ont donné lieu à d’importantes batailles juridiques. Avec quelles conséquences ?

Je me suis aussi intéressé de près aux luttes juridiques menées par les partisans des libertés numériques et à la manière dont celles-ci ont parfois pu servir les intérêts des Big Tech. Un exemple que je trouve assez révélateur est celui de l’« affaire Bernstein ». Daniel J. Bernstein était un doctorant en mathématiques de Berkeley, qui souhaitait publier un système de chiffrement qu’il avait mis au point. À l’époque, en 1995, cela était impossible aux États-Unis, parce que les algorithmes de chiffrement ne pouvaient être diffusés sans une autorisation du Département d’État.

D. Bernstein décida alors d’attaquer en justice l’État américain avec le soutien de l’Electronic Frontier Foundation, la principale organisation de défense des libertés numériques. Son argument était qu’en publiant le résultat de ses travaux en matière de chiffrement, il ne faisait qu’exercer son droit à la liberté d’expression, protégé contre l’interférence de l’État par le Premier amendement. En première instance, la justice californienne lui donna raison, en affirmant qu’un système de chiffrement représentait un discours expressif et que le code informatique était une langue, au même titre que l’allemand ou le français.

Sur la base de cette première décision, l’EFF et l’industrie informatique construisirent une véritable mythologie, que capture l’expression « code is speech ». Cela revenait à affirmer que le développement informatique ne pouvait faire l’objet d’aucune restriction par l’État, sous peine de violer le Premier amendement. Or, cette idée s’est ensuite avérée être une redoutable arme anti-régulation pour les Big Tech. Des entreprises comme Google et Facebook ont pu affirmer que leurs logiciels, leurs traitements algorithmiques et leurs interfaces étaient des formes d’expression protégées, qui relevaient de leur liberté d’expression et ne pouvaient pas par conséquent être réglementées pour les astreindre, par exemple, à des obligations de neutralité ou de non-discrimination. On passe ainsi en quelques années d’une invocation du Premier amendement par des hackers libertaires à une instrumentalisation du Premier amendement par de grands acteurs capitalistes.

Tout aboutit ici à des règles de droit, ce qui n’est pas forcément pour déplaire aux Big Tech ?

Je ne dirais pas que tout aboutit à des règles de droit. En revanche, de nombreux texte de loi – qui ont progressivement fait émerger un droit du numérique relativement spécifique – doivent à mon sens être considérés comme des conditions de possibilité pour l’émergence des Big Tech. J’ai le sentiment qu’on tend trop souvent à l’oublier, en faisant comme si ces entreprises étaient apparues dans une sorte de vide juridique, ou comme si les réglementations en vigueur n’avaient de toute façon aucune importance pour elles. Lorsqu’on retrace leur ascension avec un peu de recul historique, les choses se révèlent en effet un peu plus compliquées. Si les grands réseaux sociaux commerciaux comme Facebook ou Twitter n’avaient pas bénéficié, à leur apparition au milieu des années 2000, d’un régime de quasi-irresponsabilité sur les propos mis en ligne par leurs utilisateurs, leur développement s’en serait sans doute trouvé notoirement entravé…

Vous retracez des étapes notables dans les domaines listés ci-dessus sur la manière dont la critique a été enrôlée par les Big Tech. Quels pourraient être les prochaines étapes ou les principaux enjeux dans ces différents domaines ?

Les enjeux actuels et les difficultés à surmonter sont considérables dans tous les domaines. S’agissant de l’espace public en ligne, la domination d’un petit nombre de plateformes ayant la capacité d’orienter le débat public en fonction de leurs parti-pris idéologiques et/ou de leurs intérêts économiques représente un problème démocratique majeur. L’enjeu est à mon sens de desserrer ce pouvoir, ce qui nécessiterait a minima des mesures réglementaires plus strictes, par exemple en imposant aux plateformes une obligation d’interopérabilité (qui permettrait d’en sortir sans coût exorbitant) ou en interdisant la récolte de certaines données. Si l’on veut vraiment améliorer la situation, il faut prendre le problème à la racine, en attaquant les modèles économiques dominants fondés sur la captation et la marchandisation de l’attention des utilisateurs grâce à l’exploitation de leurs données. Les questions du débat en ligne et de la vie privée sont de ce point de vue imbriquées.

Par ailleurs, on pourrait dire que l’intelligence artificielle concentre aujourd’hui la majorité des problèmes. C’est à la fois le symbole du pouvoir des Big Tech, de l’empreinte environnementale galopante du numérique, de ses effets de précarisation sur un certain nombre de professions et de nouveaux défis géopolitiques. La frénésie d’investissements, publics et privés, à laquelle donne lieu l’IA générative depuis deux ans nous conduit dans une nouvelle phase technologique, qui rend les menaces de centralisation oligopolistique du monde numérique plus fortes que jamais. Si – ce dont je ne suis pas certain – les usages du Web en viennent à se concentrer autour de quelques grands outils généralistes d’IA génératives et que les utilisateurs délaissent de ce fait les autres sites, une poignée d’entreprise contrôlera l’accès à l’information de populations entières. Tout le monde, ou presque, a quelque chose à y perdre : les « producteurs de contenus » (journalistes, artistes, etc.), les industries dont ceux-ci font la prospérité, les États qui ne possèdent pas de géants du numérique et – pourrait-on ajouter – les citoyens et la démocratie. Il y a là de quoi donner à une large coalition d’acteurs des raisons de se mobiliser et cela va au-delà de la question de la « souveraineté numérique ». Il s’agit d’atténuer les dépendances technologiques, économiques et politiques liées au pouvoir des Big Tech américaines mais, plus encore, il s’agit de savoir quel monde numérique nous voulons. La trajectoire actuelle, ce sont des technologies qui, malgré certains bénéfices, font reculer à la fois les libertés, la justice sociale et la lutte contre le réchauffement climatique.

Existe-t-il aujourd’hui, malgré cela, des éléments qui pourraient faire consensus et armer une critique plus autonome face aux Big Tech ? Quels seraient les principaux acquis de la critique selon vous ?

On pourrait dire que l’un des principaux acquis de la critique est qu’une personne avertie et motivée peut encore se passer des services des Big Tech aujourd’hui : utiliser un système d’exploitation libre plutôt que Windows ou Mac OS sur son PC, refuser de s’inscrire sur les grands réseaux sociaux commerciaux ou leur préférer des alternatives comme Mastodon, privilégier un autre moteur de recherche que celui de Google, ne rien acheter par l’intermédiaire d’Amazon, aller chercher une réponse directement sur Wikipédia plutôt qu’en interrogeant ChatGPT, etc. Le fait que ces refus d’utilisation et ces usages alternatifs continuent d’exister a, je crois, une importance, ne serait-ce que pour démontrer qu’il est possible d’envisager nos vies numériques autrement. Il faut néanmoins immédiatement ajouter deux bémols. Le premier est que ces usages alternatifs demeurent réservés à une minorité et qu’ils supposent au quotidien une démarche militante, qui n’est évidemment pas donnée à tout le monde. Le second est que le pouvoir des Big Tech paraît aujourd’hui plus pervasif que jamais, notamment parce que ces entreprises contrôlent également de nombreuses infrastructures, comme les centres de données ou les câbles transocéaniques, ce qui a pour conséquence que l’on s’en passe en fait rarement complètement.

Depuis dix ans, il y a également des acquis de la critique en matière de réglementation, bien que l’encadrement des Big Tech me semble toujours notoirement insuffisant comme je l’ai rappelé auparavant. Malgré leurs limites, des textes européens comme le RGPD, le DSA (Digital Services Act) ou le DMA (Digital Markets Act) apportent certains garde-fous en matière de protection des données personnelles, de protection des locuteurs vulnérables dans les espaces en ligne ou de lutte contre les abus de position dominante. La question qui se pose aujourd’hui est non seulement de faire appliquer ces règles, mais aussi d’aller plus loin, dans un contexte politique relativement défavorable. Mais même aux États-Unis, il y a un peu d’espoir. On le voit avec les procès en cours contre les pratiques monopolistiques de Google et de Meta, qui témoignent aussi de l’importance de l’institution judiciaire en tant que contre-pouvoir.

Il y a enfin un troisième type d’acquis de la critique, qui concerne plutôt les savoirs et les représentations. Il me semble que le public est aujourd’hui mieux informé de la manière dont fonctionne notre monde numérique dominé par les Big Tech. Mes étudiants à l’université sont conscients de l’empreinte environnementale du numérique et savent que de nombreux services des Big Tech supposent en amont des activités productives précaires, mal rémunérées et souvent dangereuses, depuis le travail dans les mines jusqu’aux micro-tâches des « petites mains » de l’IA. Le niveau de connaissances de ces réalités a augmenté et c’est à mon sens un effet de la critique. S’il n’y avait pas eu des syndicats, des journalistes, des artistes et des universitaires pour dénoncer les conditions de travail des modérateurs de contenus, il y aurait aujourd’hui moins de gens au courant de leur existence. Toute la question est de savoir comment l’on transforme ces savoirs critiques en action politique efficace, en capacité à changer les usages des entreprises et des utilisateurs. C’est, je crois, la question qui est devant nous.