De l’utopie des débuts à la domination des Big Tech, une enquête lucide sur l’absorption des critiques numériques par le capitalisme et les espoirs encore possibles d’un numérique émancipateur.

Dans Pris dans la toile. De l’utopie d’Internet au capitalisme numérique, Sébastien Broca s’attèle à une tâche essentielle : rendre intelligibles les rouages techniques, politiques, juridiques et économiques d’Internet, en retraçant son histoire depuis ses origines utopiques jusqu’à sa récupération par les grandes entreprises technologiques. L’auteur prend soin de fournir des outils concrets pour éclairer les mécanismes souvent complexes de ces sujets (glossaire, index des noms et des notions, références précises en notes). En ce sens, il offre une contribution importante aux débats citoyens concernant les usages d’Internet.

Produit d’une recherche universitaire, cet ouvrage entreprend de contrecarrer certains des préjugés et lieux communs les plus répandus à propos d’Internet. En particulier, il permet de dépasser l’idée selon laquelle Internet serait réductible à sa dimension technique, et ainsi de sortir le débat de l’alternative caricaturale «  pour ou contre ?  ».

Du rêve d’émancipation à la domination des Big Tech

C’est grâce à sa perspective historique que l’auteur mène ces réflexions. Il rappelle qu’à l’aube d’Internet, le numérique portait une promesse presque utopique : celle d’une société plus libre, plus horizontale, affranchie des pouvoirs économiques et politiques traditionnels.

Pourtant, loin de réaliser cette émancipation, Internet a été l’un des vecteurs d’un capitalisme numérique particulièrement féroce. Les grandes entreprises du secteur – Google, Amazon, Meta, Apple, Microsoft – ont non seulement prospéré, mais aussi absorbé à son avantage les discours critiques et les pratiques alternatives qui auraient dû les contrer. C’est de cette manière que le capitalisme numérique a proliféré et amplifié sa domination.

Ce capitalisme n’est plus seulement libéral : il est libertarien, transhumaniste, et profondément technocratique. Il célèbre l’entrepreneuriat et juge de la qualité d’une innovation à l’aune de ce qu’elle rapporte. Dans le sillage d’un Elon Musk, figure de proue de cette dérive, nombre d’anciens partisans d’un numérique progressiste – Mark Zuckerberg, Jeff Bezos, Tim Cook – ont basculé vers une droite techno-libertaire, marginalisant les perspectives critiques ou progressiste de ces instruments numériques.

Un numérique critique en déclin

La critique des Big Tech n’est pourtant pas récente. Elle a accompagné le développement d’Internet depuis les années 1980, portée par l’EFF (Electronic Frontier Foundation), des acteurs issus de la contre-culture, des cypherpunks ou des promoteurs des logiciels libres. Tous ces acteurs portaient une vision d’un numérique au service des libertés, du partage des connaissances, de la démocratie, voire des transitions énergétiques.

Mais selon Broca, cette critique internes a progressivement perdu son pouvoir. Elle a été marginalisée, récupérée ou neutralisée par les géants du secteur. L’auteur va jusqu’à considérer que cette phase critique s’est refermée avec les élections américaines de 2024, qui ont vu un basculement idéologique massif de la Silicon Valley au profit des intérêts dominants. L’image d’un numérique alternatif, progressiste, a été vidée de sa substance. Définitivement ? La question reste posée.

Des débats politiques et juridiques et États-Unis

L’analyse de Sébastien Broca repose sur une enquête approfondie menée de 1990 à 2025, en France et aux États-Unis. Elle s’appuie sur des entretiens avec des acteurs individuels, des publications d’associations, des travaux universitaires et des archives médiatiques. On y retrouve notamment le contexte des « autoroutes de l’information » impulsées par Al Gore dès 1993.

C’est encore le cas des débats juridiques qui ont eu lieu dans les années 1990, aux États-Unis, sur la liberté d’expression en ligne et la question du contrôle (moral et politique) des propos. Jusqu’où les plateformes doivent-elles être régulées ? Peut-on interdire aux mineurs l’accès à certains contenus, notamment pornographiques ? Qui est légitime pour statuer et intervenir ?

La bulle Internet s’empare rapidement de tout ce qui touche aux contenus, mais surtout aux codes. Elle s’est en effet réinventée après son éclatement en exploitant des données de navigation disséminées en ligne. La formule « code is speech » – qui érige le logiciel en forme d’expression protégée – devient un pilier idéologique du capitalisme numérique. Elle permet aux entreprises de défendre leur autonomie contre toute tentative de régulation, au nom de la liberté d’expression et du Premier amendement de la constitution américaine. C’est ainsi que les premiers critiques d’Internet se trouvent rejetés au profit d’une industrie qui récuse toutes limites.

La fin d’un espace communautaire ?

Mais au-delà des batailles juridiques et politiques, l’un des enjeux majeurs soulevés par ces oppositions concerne l’existence même d’un espace communautaire capable de faire contrepoids au pouvoir étatique. L’auteur s’attarde sur le rôle joué par une génération de développeurs et de codeurs. Leur posture repose sur l’idée centrale : « code is speech ». Selon cette logique, le code est une forme d’expression protégée par la liberté d’expression, ce qui permet de contester certaines régulations gouvernementales en les assimilant à des formes de censure.

Ce qui est en jeu, c’est la définition même d’un espace public en ligne. Internet peut-il réellement être considéré comme tel ? Si les restrictions visant certaines formes d’expression s’appliquent aux acteurs publics, qu’en est-il des plateformes privées, comme les réseaux sociaux commerciaux ? Faut-il distinguer fondamentalement deux types d’intermédiaires : d’un côté, ceux qui, en tant qu’infrastructures de communication, devraient garantir une neutralité technique totale ; de l’autre, ceux qui, en tant qu’espaces privés, revendiquent un droit au contrôle éditorial sur les contenus qu’ils hébergent ? Le débat reste ouvert.

Et il est loin d’être clarifié par la manière dont certains acteurs politiques — notamment à droite, aux États-Unis comme en France — s’approprient désormais le vocabulaire même des critiques historiques d’Internet. C’est ainsi qu’Elon Musk, à la tête de l’un des réseaux sociaux les plus influents, se présente en défenseur de la liberté d’expression en qualifiant sa plateforme de « place publique ». Pourtant, derrière cette rhétorique empruntée aux critiques progressistes d’Internet, il impose des règles opaques et oriente les usages selon sa propre vision idéologique. Cela illustre bien la manière dont les Big Tech se servent du vocabulaire de la démocratie pour mieux renforcer leur pouvoir.