Pour Laure Murat, si la « récriture » morale des classiques constitue un procédé inefficace auquel il faudrait préférer la réécriture créative, il ne s’agit pas cependant d’une « censure nouvelle ».

La culture contemporaine vit un malaise profond qui s’incarne, entre autres, dans la stérilité des polémiques interminables autour de la récriture des classiques ou de certains best-sellers pour les rendre plus ou moins « conformes  » à la morale de notre temps. Mais, au milieu du brouhaha médiatique qui monte en épingle et entretient ces confrontations houleuses, que signifie véritablement « récrire un classique » ?

Nous le savons, le tumulte de l’espace politique et polémique que sont les guerres culturelles neutralise le débat public par un écran de non-compréhension. Pis encore, il impose une binarité qui oblitère le questionnement, la curiosité et même l’étonnement devant l’esthétique d’une œuvre d’art. Le réel importe peu, et les multiples mantras réactionnaires – « on ne peut plus rien dire », le « retour de la censure », le « totalitarisme woke », la « cancel culture », etc. – sont devenus l’unique cadrage « raisonnable » pour ne pas penser des questions artistiques éminemment complexes. Cet entêtement à mal poser les questions enlise le débat public, disqualifie la recherche et l’intelligence. On ne réfute plus ; on récuse seulement, bruyamment.

Avec Qui annule quoi ? (Seuil, 2022), Laure Murat avait déjà donné un solide libelle qui réfutait le mythe d’une cancel culture qui serait acclimatée en France par le truchement des « campus américains » pour « déboulonner nos statues », détruire « notre universalisme républicain » et « annihiler l’Occident par la repentance coloniale ». Dans Toutes les époques sont dégueulasses, opuscule exigeant consacré à l’épineuse question de la récriture des classiques, l’écrivaine et professeure des universités continue d’insuffler de la clarté dans le panorama de nos sensibilités contemporaines.

Profitant d’une astuce qu’offre la langue française, à savoir la double graphie du vocable « réécriture/récriture  », l’autrice pose d’emblée une distinction notionnelle entre deux opérations différentes, mais délibérément amalgamées : réécrire, un geste à visée esthétique et créatrice ; récrire, une forme de correction pour rendre un texte compatible avec les valeurs de son époque.

« Réécrire » ou « récrire » ?

Comme il vient d’être indiqué, réécrire et récrire sont deux opérations différentes qui appartiennent à deux régimes d’auctorialité bien distincts. Partir de cette distinction notionnelle aide à comprendre la légitimité de certaines questions de fond propres à notre époque : « “Faut-il réécrire les classiques de la littérature ?”, “Doit-on réécrire nos livres pour ne pas offenser les sensibilités ?”, “Faut-il adapter les classiques à leur époque ?”, “Réécriture de romans, une histoire ancienne ?” » (p. 9).

Outillée de sa profonde connaissance de la circulation des guerres culturelles entre les États-Unis et la France, surtout après l’avènement et les bouleversements salutaires des vagues MeToo et Black Lives Matter, Laure Murat prévient que la dénonciation répétée d’une présumée « censure nouvelle » ou d’une « moraline » victimaire voulant « “réécrire l’histoire” » (p. 9) sous la pression de minorités qui seraient revanchardes et tyranniques est une impasse de la critique. Et surtout, selon elle, c’est là une manière confortable de ne pas vouloir voir les problèmes qui opposent la création artistique et la morale.

Partant du fait que, du vivant de leurs auteurs, mais avec leur assentiment, la réécriture des classiques a toujours existé et que « le mythe de l’original » (p. 10) doit être relativisé, l’écrivaine prend de la hauteur sur l’impasse des polarisations et des discours embrouillés. Elle fait une distinction claire. Il y a d’une part « le verbe réécrire (ou le substantif réécriture) pour désigner l’action qui consiste à réinventer, à partir du texte existant, une forme et une vision nouvelles  » (p. 12). Et il y a d’autre part « le verbe récrire (ou le substantif récriture) pour désigner tout ce qui a trait au remaniement d’un texte à une fin de mise aux normes (typographiques, morales, etc.) sans intention esthétique » (p. 13). Ce second travail est, pour ne donner que quelques exemples, celui « des correcteurs ou des correctrices, des cabinets d’avocats chargés par les maisons d’édition d’éviter les procès, des sensitivity readers (ou démineurs éditoriaux) » (p. 13).

Renommer, adapter, traduire, édulcorer, transposer, amputer, moraliser ou falsifier sont des pratiques qui ne relèvent pas du même ordre. « Autrement dit », précise l’écrivaine, « Joyce réécrivant l’Odyssée avec Ulysse ou Proust pastichant Saint-Simon et le premier sensitivity reader venu chargé d’enlever les mots “gros” ou “nain” chez Roald Dahl, même combat. Eh bien, désolée, mais non » (p. 13-14). La réécriture est une transformation, la création de signes et de signifiés nouveaux. Quant à la récriture, elle est amendement, remaniement et manipulation des œuvres pour des fins autres que créatives.

Les tentatives de gommer la violence verbale des personnages par des interventions ponctuelles sur le vocabulaire sont vaines, vouées à l’échec même, car elles ne changent en rien l’esprit des textes. De plus, celui-ci devient obscur en raison du fait que le racisme, le colonialisme, la misogynie ou l’homophobie que ces écrits véhiculent se transforment en un contenu opaque, imperceptible, voire inexplicable. Ces « petits arrangements avec les mots » (p. 31) rendent tout simplement les réalités éloignées que décrivent les littératures produites en contexte esclavagiste et colonial inintelligibles aux lectrices et lecteurs contemporains. Cette opération, prévient l’autrice, conduit inéluctablement « à des falsifications du sens et à une déshistoricisation de la création littéraire » (p. 36).

Mais (et c’est là où la reprise de la célèbre formule d’Antonin Artaud est pertinente) « “toutes les époques sont dégueulasses” » (p. 23), et il ne suffit pas de nettoyer les livres de tout ce qui fâche pour arriver à un monde meilleur : « Extirper d’un texte ici un mot insultant, là un adjectif désobligeant revient à sortir des poissons crevés d’une eau qui, de toute façon, est empoisonnée » (p. 21).  En réalité, ce bricolage lexical prive les opprimés de l’histoire et de la mémoire de leur oppression et rend la persistance de toutes les formes de stigmatisations incompréhensible. Le « siècle prochain », remarque ironiquement l’autrice, « éprouvera un malin plaisir à débusquer nos aveuglements actuels » (p. 23).

Subtilement, comme il vient d’être démontré, Laure Murat insiste dans son opuscule sur le fait que les intentions louables qui motivent la récriture des œuvres n’exorcisent en rien les logiques discriminatoires, d’hier comme d’aujourd’hui. Se référant au cas d’Agatha Christie, l’autrice démontre la fragilité et l’inconséquence de cette opération d’édulcoration :

« Dans Ils étaient dix, par exemple, un personnage explique qu’il a laissé mourir vingt et un Noirs dans la savane africaine, en leur volant leur ration de nourriture, au motif que le premier devoir de l’être humain est d’assurer sa propre survie – sans manquer d’ajouter : “Les indigènes ne se soucient pas de mourir, vous savez. Ils n’ont pas les mêmes sentiments que les Européens”. Quelle logique y a-t-il à enlever le mot “nègre” et à laisser de telles horreurs, ou de telles inepties, comme on voudra ? Ces exemples montrent que la récriture est par définition vouée à l’échec. C’est une demi-mesure, qui ne peut pas remplir le programme qu’elle s'est fixé. Car on ne s’attaque pas à l’inconscient collectif ou à “l'esprit du temps” par des interventions ponctuelles et cosmétiques. » (p. 21-22)

Les intérêts financiers avant la morale

Derrière l’édulcoration du racisme de certains classiques se cachent de grands intérêts financiers. Récrire des œuvres conformément aux sensibilités et aux goûts de notre époque, c’est conserver la valeur lucrative des best-sellers mondiaux qui devraient, selon leurs éditeurs et ayants-droits, correspondre aux attentes des jeunes générations.

Ce que la doxa des intellectuels néoconservateurs nomme, à longueur d’articles et de tribunes, la «  police de la pensée », la « censure woke » ou la « moraline » héritée du « puritanisme américain » (p. 27), et ce au nom de la « nuance » et de la « raison », n’est qu’une entreprise de nettoyage approximatif d’œuvres problématiques, et un « pur produit du cynisme de l’économie néolibérale » (p. 28). Cette récriture est, selon Laure Murat, une opération de caviardage aux conséquences lourdes, avec l’inévitable banalisation du « mensonge historique » (p. 28). Une « vraie mauvaise idée, qui ouvre la voie à tous les abus » (p. 32). Faire de James Bond, après la récriture de ses œuvres misogynes et racistes, « un féministe ou seulement un homme respectueux des femmes » (p. 28), c’est un acte révisionniste.

Par conséquent, les offensives réactionnaires de Donald Trump contre le « fascisme d’extrême gauche » (p. 60) ou les saillies outrancières de Nathalie Heinich contre le « totalitarisme d’atmosphère  » (p. 60) ont pour fonction d’occulter la censure réelle, la censure d’État. Aux États-Unis, cette censure s’exerce spectaculairement depuis le début du second mandat trumpien (avec par exemple la fermeture pure et simple de plusieurs départements de sociologie en Floride par haine des savoirs critiques). Et en France, elle se manifeste de façon plus ou moins directe. Visionnaire, Laure Murat interpelle son lectorat :

« Ne nous trompons pas de cible. Aussi inadaptée soit-elle, la récriture des classiques n’est pas un acte de censure, en ceci qu’elle ne remplace ni n’impose rien – puisqu’on peut toujours se référer aux versions antérieures non expurgées. Elle propose. J’espère avoir démontré qu’elle propose surtout des bêtises, en tout cas un programme inapplicable dans sa méthode et vain dans sa nature, type des entreprises démagogiques » (p. 62).

Insistant sur le statut d’autonomie de l’art, acquis de haute lutte depuis la révolution romantique face aux contraintes morales, religieuses et idéologiques, l’autrice de Proust, roman familial (Robert Laffont, 2023) rappelle que la préservation de cette modernité ne peut pas se réaliser « en falsifiant les œuvres, comme on met la poussière sous le tapis, mais en faisant preuve de lucidité face au canon, de courage intellectuel et, surtout, de créativité » (p. 65). La force de l’imagination préserve la pensée critique, invente un monde bigarré qui se rit du désir pâle de débarrasser le monde de sa laideur. Réécrire ingénieusement est bien meilleur que récrire médiocrement.