Un regard critique sur les multinationales, leur histoire, leur influence sur l’économie, la société et l’environnement, et les défis pour encadrer leur pouvoir.

Olivier Petitjean et Ivan Du Roy, co-fondateurs de l'Observatoire des multinationales, viennent de publier à La Découverte un énorme livre intitulé Multinationales. Une histoire du monde contemporain. L’ouvrage alterne des chapitres consacrés à une multinationale en particulier, souvent emblématique, à une période donnée de son histoire, et d’autres qui élargissent l’analyse, pour la période considérée, à une question plus générale. L’ensemble permet de survoler, en y puisant de nombreuses idées, près de deux siècles d’histoire. Il permet de mesurer à la fois le développement de la grande industrie, la forte concentration qu’ont connu de nombreux secteurs, la mondialisation des activités — qui a pris des formes très variées — ainsi que les innovations technologiques, marketing et de distribution qui ont rendu possibles ces évolutions. Le livre permet également d’appréhender les conditions souvent très dures d’exploitation des travailleurs, les atteintes portées à leur santé comme à celle des consommateurs, ainsi que les dégâts environnementaux dont ces multinationales se sont rendues responsables. Il met aussi en lumière les stratégies terriblement efficaces qu’elles ont mises en œuvre pour échapper aux lois et réglementations les concernant.

 

Nonfiction : Vous venez de publier un très gros livre sur les multinationales de 1850 à nos jours, avec près d’une soixantaine de contributeurs. Quel était l’objectif que vous vous étiez fixé en vous lançant dans cet énorme travail ? Quels choix avez-vous été amenés à faire ?

Olivier Petitjean : Notre idée de départ, avec les éditions La Découverte, était de produire un livre qui permette de comprendre ce que sont les multinationales et leur place dans le monde d'aujourd'hui. Quoique l'on parle beaucoup des multinationales dans le débat public et médiatique, et qu'elles nous parlent, elles-mêmes, beaucoup de leurs produits et de leurs bienfaits à travers la publicité, on les connaît au fond très mal. Cela reste un peu superficiel. Nous voulions donc les replacer dans le monde réel en montrant comment elles fonctionnent et comment elles en sont venues à devenir si riches et si omniprésentes.

Le choix de structurer notre livre de manière chronologique est venu dans un second temps. Nous nous sommes d'ailleurs en partie inspirés de l'Histoire mondiale de la France dirigée par Patrick Boucheron. Il y a dans le livre des grandes dates, qui sont des articles écrits par des universitaires et des journalistes, et des textes plus courts que nous avons écrits nous-mêmes avec le journaliste Guy Pichard. Le choix des dates et des thèmes a été, comme vous vous en doutez, assez complexe. L'idée était de donner à voir les dynamiques d'ensemble (les progrès techniques, les rapports changeants entre entreprises et États, les changements de paradigmes économiques) tout en étant représentatifs du point de vue des secteurs d'activité couverts et d'un point de vue géographique. Au final, ce livre permet au lecteur de découvrir la véritable histoire de plusieurs grandes multinationales bien connues (Nestlé, McDonald's ou Google, par exemple), mais c'est aussi et surtout un livre sur les multinationales dans leur ensemble, en tant que nouvel acteur de l'histoire apparu au XIXe siècle.

Ivan Du Roy : Il existe de nombreuses monographies sur des grandes entreprises (Total, Bouygues, Goldman Sachs…), des secteurs (la finance, le nucléaire, l’agro-alimentaire...) ou des enquêtes sur des scandales (Nestlé récemment, les pesticides…), mais il nous a semblé qu’il manquait une « grande histoire » de ces multinationales, de leurs interactions avec les grands événements historiques et des conséquences de leurs activités. D’autre part, l’histoire telle qu’elle est enseignée et étudiée s’intéresse prioritairement aux États, aux grandes figures qui vont marquer une période, aux grands événements politiques, techniques, économiques, sociétaux, militaires. Elle délaisse encore trop, selon nous, une partie des acteurs de ces évolutions que sont les multinationales. On connaît ces grandes étapes historiques (la colonisation, la conquête de l’Ouest aux États-Unis, la course aux armements en Europe au début du XXe siècle, la mondialisation, etc.) ; mais qui en sont les acteurs économiques ? Comment et pourquoi la petite fabrique de farine lactée d’Henri Nestlé, un Allemand réfugié en Suisse au XIXe siècle, va devenir l’un des plus gros acteurs mondiaux de l’agro-alimentaire ? Comment et pourquoi deux frères qui tiennent une épicerie au cœur de l’Angleterre ouvrière vont parvenir à poser les bases du groupe Unilever, dont tout le monde consomme les produits aujourd’hui ? Quelles ont été les conditions de ces réussites ? Derrière les récits souvent mythifiés de ces succès, existe-t-il aussi une histoire moins présentable ? Le livre vise à raconter tout cela.

Il n’est pas possible de traiter ici de l’ensemble des dimensions que vous abordez dans le livre, mais pourriez-vous évoquer celles qui vous ont particulièrement marqué ?

Olivier Petitjean : En nous lançant dans ce livre, nous savions qu'il y aurait beaucoup de choses à dire sur le rôle parfois peu glorieux voire abominable de certaines multinationales dans l'histoire, dans le contexte de guerres, de la colonisation, ou de l'extermination nazie par exemple. Ce qui m'a frappé personnellement, en tant que journaliste spécialisé sur les multinationales, c'est à quel point beaucoup des débats et des critiques dont elles sont l'objet aujourd'hui ne sont pas si nouveaux que ça. Ils existaient déjà sous d'autres formes au XIXe siècle et au début du XXe siècle, que ce soit la contestation écologique, la dénonciation des relations incestueuses entre dirigeants politiques et milieux d'affaires, les controverses sur les actionnaires et les financiers, la problématique de construire des contre-pouvoirs efficaces face à ces acteurs qui agissent par-delà les frontières. Ces enjeux sont là depuis le début – c'est le côté un peu déprimant du constat – mais des tentatives de réponses y ont été apportées au cours du temps dont on peut s'inspirer.

En même temps, même s'il y a ces continuités profondes, le livre montre bien comment les multinationales se sont adaptées à l'évolution du monde et comment elles ont occupé petit à petit, au fil des décennies, des pans de plus en plus importants de nos économies, de nos sociétés et au final de nos vies. Au début, on avait surtout des entreprises spécialisées dans l'industrie lourde, les travaux publics et le commerce lointain. Aujourd'hui, les multinationales sont dans tous les secteurs, et ne cessent de se créer de nouveaux marchés en transformant nos modes de vie et de relations, comme on le voit avec le numérique et l'IA.

Ivan Du Roy : Ce qui m’a marqué, effectivement, c’est la récurrence d’enjeux similaires au fil des décennies. Qu’il s’agisse de la diffusion de la machine à vapeur, de la multiplication des premiers forages pétroliers, de l’invention du marketing moderne ou encore de la révolution numérique actuelle — autant d’étapes marquant l’essor de nouvelles entreprises — les mêmes questions reviennent sans cesse. Prenons les situations de monopole ou d’oligopole : la ressemblance est frappante entre, d’un côté, un Rockefeller qui contrôle l’industrie pétrolière et ferroviaire aux États-Unis dès la fin du XIXe siècle — ou d’autres barons industriels de l’époque — et, de l’autre, le monopole exercé aujourd’hui par les GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft) sur l’économie numérique. Avec, en plus, des fortunes délirantes accumulées, une quasi-absence de concurrence, et un enjeu encore plus préoccupant aujourd’hui : le contrôle presque total exercé par les plateformes du numérique sur ce que nous sommes invités à lire, regarder ou écouter via les réseaux sociaux et les moteurs de recherche. La logique de prédation des ressources dont elles ont besoin – les métaux rares exploités notamment en République démocratique du Congo – est similaire à ce qu’il se passait lors du pillage colonial. Les conditions du travail imposées par leurs fournisseurs dans leurs grandes usines asiatiques rappellent ce que pouvait subir le monde ouvrier européen un siècle plus tôt.

Un autre étonnement personnel concerne la manière, similaire également au fil des décennies, dont plusieurs multinationales répondent aux alertes scientifiques et journalistiques sur les effets néfastes pour la santé et l’environnement de certains de leurs produits. Qu’il s’agisse de l’industrie du tabac face aux cancers dans les années 1950, des pétroliers face au réchauffement climatique dans les années 1990, ou de l’industrie chimique confrontée aux pesticides et aux polluants éternels, le schéma est le même : plutôt que de prendre en compte ces alertes et d’adapter leurs activités en conséquence, ces entreprises préfèrent contester et mépriser leurs bien-fondés et « fabriquer le doute ».

Au fur et à mesure que l’on avance dans l’ouvrage, on peut avoir le sentiment que la part de la critique devient de plus en plus importante. Est-ce parce que l’importance des multinationales s’est accrue au plan mondial, que leurs agissements sont devenus davantage problématiques ou encore tout simplement parce que ceux-ci sont aujourd’hui mieux documentés ?

Olivier Petitjean : Inévitablement, à mesure que l'on s'approche du temps présent, on touche à des sujets qui sont plus « chauds », qui sont matière à controverse, ou qui concernent des plaies encore ouvertes. C'est plus difficile d'avoir du recul. Mais cela reflète aussi effectivement le fait que les multinationales occupent une place de plus en plus centrale dans les grandes crises mondiales, que ce soit la crise financière de 2008, la crise climatique, la pandémie de Covid ou aujourd'hui les tensions géopolitiques. Dès lors, leurs rôles dans ces crises et les relations qu'elles entretiennent avec les États sont scrutés de beaucoup plus près.

Enfin, il faut souligner que la contribution positive des multinationales au bien-être des individus et des sociétés est devenue de moins en moins évidente. Si les multinationales ont pris une place si importante dans nos vies, c'est aussi évidemment parce qu'elles ont su satisfaire nos besoins et nos désirs (même si ce sont des désirs qu'elles ont contribué à créer). Elles étaient synonymes de progrès – et elles continuent aujourd'hui en partie à se nourrir de cette vision –, par exemple avec les outils numériques qui nous rendent la vie plus facile. Mais, d'une part, le coût caché de ce progrès, notamment écologique, est de plus en plus apparent. Et d'autre part, on a vu apparaître une vision beaucoup plus négative, mettant l'accent sur la compétition mondiale, selon laquelle les multinationales ne seraient plus là pour créer de l'emploi ou servir les gens, mais seraient plutôt des pouvoirs qu'il faudrait amadouer au moyen de politiques attractives pour ne pas se retrouver marginalisés, ou alors des outils de puissance pour les nations et les grands blocs géopolitiques. C'est très visible aujourd'hui avec Trump, mais aussi dans les discours des dirigeants français et européens. Le côté « bienfaisant » des multinationales tend à s'estomper au profit d'une image de nécessité inflexible à laquelle il faut s'adapter.

Ivan Du Roy : D’une certaine manière, au fil du livre, à mesure qu’on bascule des récits historiques éloignés à l’activité contemporaine des multinationales, notre naïveté voire nos émerveillements devant tel ou tel « exploit » industriel ou commercial s’estompent. On ne peut plus regarder de la même manière le creusement du Canal de Suez en 1869 auquel participe Lafarge ; ni ces jeunes femmes qui se mettent à fumer en public à New York en 1929, dans le contexte d’une première vague d’émancipation des femmes (il s’agit en fait d’une opération marketing orchestrée par une marque de tabac) ; ni la commercialisation de la poupée Barbie en 1959 par le couple qui a fondé Mattel.

Aujourd’hui, on connaît la face sombre de ce type d’événements, les destructions environnementales engendrées, la pollution plastique qui étouffe la planète, les conditions de travail indignes pour fabriquer tel jouet ou vêtement à moindre coût, ou la propagande publicitaire qui surfe sur telle ou telle évolution sociétale progressiste pour vendre ses produits. Donc oui, notre regard sur l’actualité des multinationales au XXe siècle est beaucoup plus affûté et critique. Surtout au regard des formidables défis qui nous occupent aujourd’hui (climat et biodiversité, inégalités sociales, défense du modèle démocratique, retours des impérialismes belliqueux…).

Au vu de l’importance des enjeux qui conditionnent aujourd’hui le bien-être et la survie de l’humanité et la nécessité d’une inflexion très significative de trajectoire, que pensez-vous que l’on puisse attendre des multinationales ? Les trajectoires dans lesquelles elles semblent engagées, les objectifs qu’elles se fixent vous semblent-ils compatibles avec les inflexions nécessaires ? Et les moyens de régulation dont disposent les pouvoirs publics laissent-ils penser que l’on puisse sinon les y inciter ou les y contraindre ?

Olivier Petitjean : L'une des conclusions de notre livre est que pour infléchir les pratiques des multinationales, le rôle de l'État et des régulations publiques est incontournable. Encore faut-il que les dirigeants politiques en aient à la fois la volonté et les moyens, ce qui est au final rarement le cas – avec cette difficulté supplémentaire qu'il est souvent difficile d'agir à l'échelle d'un seul pays et que les nations les plus puissantes tendent à défendre les intérêts de « leurs » multinationales. Les avancées, lorsqu’elles ont lieu, surviennent malheureusement le plus souvent à la suite d’un scandale ou d’une catastrophe devenue impossible à ignorer. Parfois, c’est un contexte de crise ou de guerre qui permet de remettre certaines choses à plat. Mais ces progrès sont aussi rendus possibles grâce à une forte pression sociale, exercée notamment par les syndicats, la société civile ou le monde scientifique.

Pour moi, il est illusoire de penser que les multinationales vont d'elles-mêmes changer profondément leurs pratiques. Il faudrait qu'elles y trouvent leur intérêt à court terme, ce qui n'est pas le cas avec des questions comme la crise climatique. En conséquence, elles tendent à privilégier les solutions cosmétiques, le « greenwashing ». Cela ne tient pas aux convictions ou à la mauvaise volonté des dirigeants et dirigeantes qui sont à leur tête, mais à la logique du système et à sa force d'inertie, particulièrement dans une économie très financiarisée qui repose entièrement sur l'exigence de maintenir les profits et les dividendes futurs. Pour les faire véritablement changer de trajectoire, il faut changer totalement les règles du jeu. Cela ne veut pas dire que tout doive passer par la contrainte étatique – les pratiques des consommateurs comptent aussi, par exemple. Mais même dans ce contexte, les pouvoirs publics doivent mettre en place des outils pour protéger et favoriser le développement d’activités économiques et de circuits commerciaux plus vertueux, tant sur le plan social qu’écologique, plus diversifiés et plus résilients — comme on le dit aujourd’hui — afin de ne pas céder face au rouleau compresseur de la multinationale la moins-disante. Or, malgré les grands discours qui ont suivi la pandémie de Covid, les gouvernements agissent encore très peu en ce sens.

Ivan Du Roy : Il existe déjà un certain nombre d’espaces et de leviers aux mains du « politique » au sens large, comme des consommateurs et des citoyens. L’Union européenne, le Mercosur en Amérique latine, ou le cadre onusien font partie de ces espaces multilatéraux où des choses sont possibles. Mais effectivement, encore faut-il qu’une volonté politique, avec une vision plus large du bien commun que les seuls espaces nationaux, soutenue par des mobilisations citoyennes dynamiques, soit au rendez-vous. Ce n’est pas le cas aujourd’hui.

Même si le principal levier pour agir efficacement doit se situer à l’échelle d’au moins plusieurs nations, d’autres actions restent cependant possibles en parallèle. On peut sanctuariser des besoins et secteurs jugés essentiels (la santé, la gestion de l’eau, l’éducation, voire les transports en commun, l’énergie, etc.) et les protéger des logiques de prédations et de surprofits. On peut soutenir davantage d’autres formes d’organisation et de production de biens et services, moins inégalitaires, telles que les sociétés coopératives ou le monde associatif. On peut agir sur les labels ou les étiquetages pour favoriser un produit plus vertueux ou sanctionner ceux qui sont socialement ou écologiquement néfastes. On peut davantage combattre l'optimisation fiscale et le contournement de l’impôt par les grosses fortunes. En tant que consommateur, on peut préférer les circuits courts, les marques un peu plus éthiques ou les logiciels libres — qui seront en plus moins chers que de verser sa dîme à Microsoft, Google ou Apple. Et on peut aussi veiller à ne pas favoriser, autant que possible, les modèles antisociaux proposés par Amazon, Shein ou Uber.