Ce guide transdisciplinaire explore les ruines du capitalisme industriel, cartographie les effets de l’Anthropocène et invite à repenser nos liens avec le vivant à travers sciences, arts et récits.

Avec Notre nouvelle nature. Guide de terrain de l’Anthropocène, Anna Lowenhaupt Tsing et son équipe proposent un ouvrage essentiel pour penser notre époque. Ce livre, à la fois manifeste théorique et guide pratique, accompagne une plateforme numérique, le Feral Atlas, conçue collectivement avec des scientifiques, des artistes, des poètes, et des observateurs autochtones. Il s’agit d’un projet profondément transdisciplinaire qui permet de parcourir les différents problèmes posés par l’Anthropocène et les expériences concrètes de relation à l’environnement naturel et au vivant non-humain.

Un manuel de l’Anthropocène

L’Anthropocène, en effet, ne peut être appréhendé uniquement à l’échelle globale. Ce guide nous invite à en suivre les manifestations concrètes, territoire après territoire, que Tsing nomme des «   patchs ». Il ne s’agit pas seulement de recenser des dégâts, mais de renouveler nos outils conceptuels et notre capacité d’attention à ce qui vit et résiste, au cœur même des ruines industrielles.

L'ouvrage reprend en ce sens l'histoire de la modernité depuis les débuts de l’ère industrielle capitaliste, alors que les conditions planétaires globales ont été boulversées. Cette situation appelle un effort important pour nommer ces nouvelles conditions, en déployant un vocabulaire adapté, mais également pour apprendre à les observer et à les identifier. Cela implique aussi, par contraste, de remettre en cause certains modes de pensée hérités de la tradition occidentale et de réorienter notre esprit, encore façonné par les catégories anciennes, inadaptées à la réalité actuelle. Dans ce nouveau vocabulaire, on trouve par exemple les « patchs », la « féralité » ou encore la « terratransformation ». Les infrastructures industrielles — sans couvrir toutes les infrastructures humaines — ont en effet déployé des forces exceptionnelles par lesquelles elles ont transformé la surface de la Terre ; c'est ce phénomène que l’ouvrage désigne par le terme « terratransformation ».

Mais l'ouvrage propose également d’élargir la recherche pour intégrer les interactions culturelles, les témoignages locaux souvent cruciaux de ceux qui vivent au plus près du «  monde naturel  », ainsi que la reconnaissance des dynamiques actives des êtres non-humains. Il rend compte ainsi d'interactions souvent imprévues mais aux effets durables, et des formes de vie qui prolifèrent en marge du contrôle humain.

«  Féralité  » ?

L’un des apports lexicaux les plus originaux de ce guide est le concept de « féralité », qui désigne précisément ce qui, issu d’une infrastructure humaine, se développe au-delà ou en dehors de tout contrôle, modifiant durablement les équilibres écologiques.

Les exemples sont nombreux et saisissants : les plantations de café en monoculture qui épuisent les sols, les coléoptères rouges ravageant les pins, les crapauds-buffles détruisant les grenouilles locales, les antibiotiques diffusés dans les eaux usées, la formation de zones arides liée à l’exploitation intensive des terres, ou encore les lacs transformés par l’accumulation de nutriments ou par l’arrivée accidentelle d’espèces aquatiques. En ce sens, en modifiant le sol, l’eau ou l’air, les infrastructures humaines ont de effets «  féraux  ».

Le cas des insectes transportés involontairement par les flux marchands est particulièrement frappant. Dissimulés dans les cargaisons ou les ballasts de navires, ils prolifèrent dans des écosystèmes étrangers et y causent des ravages. Parfois, ils reviennent vers la région initiale par les mêmes bateaux, mais, modifiés par leur second environnement, ils deviennent capables de dévaster leur écosystème d’origine. Ces trajectoires imprévues incarnent pleinement la notion de féralité : des effets incontrôlés, issus du système capitaliste globalisé, qui bouleversent profondément la dynamique des milieux.

Parfois, ce sont les êtres non-humains qui perturbent le déploiement du capitalisme. Ainsi du charançon du coton, venu parasiter les plantations dans le sud des États-Unis à la fin du XIXe siècle, qui a gravement compromis l’économie cotonnière.

Le concept de féralité invite ainsi à considérer conjointement les dispositifs humains et les réactions des êtres non-humains, en dépassant l’opposition simpliste entre le sauvage et le domestique. La féralité désigne ainsi la condition d’êtres non-humains impliqués dans des entreprises humaines, mais dont les trajectoires échappent aux intentions initiales de ceux qui les ont provoquées.

« Patchs » ?

L’exemple récurrent de la mer Noire, de son histoire et des invasions de méduses qui l’ont traversée, illustre la notion centrale de « patch », pensée dans la perspective d’une ontologie relationnelle. Ce concept désigne des zones localisées, marquées par des interactions spécifiques entre humains et non-humains, où les transformations liées à l’industrialisation capitaliste ont profondément bouleversé les équilibres sociaux et écologiques. Les patchs permettent ainsi de saisir les formes concrètes de la refabrication du monde à l’ère de l’Anthropocène.

Cette approche cartographique s’oppose aux représentations héritées de la modernité, comme les cartes de type Mercator, construites selon des logiques de domination, d’exploitation et de conquête. En traçant une géographie alternative, les patchs dessinent un contre-atlas de l’Anthropocène : ils révèlent des zones de contamination, des milieux féraux, des territoires hors contrôle ou disputés.

Dans ce cadre, cartographier un patch devient un geste politique, en ce qu’il permet d’identifier les effets concrets des destructions environnementales et les formes de résistance qui leur sont opposées. Ces cartes ne se contentent pas de représenter un espace ; elles réorientent le regard, mêlant sciences du climat, savoirs situés et enregistrements sonores ou vidéos. La carte devient un moyen de comprendre les conditions de formation d’un territoire et les potentiels à en tirer dans la perspective d’une lutte.

Ce projet, articulé autour d’une critique du « Capitalocène » — selon le terme de Jason Moore — entend faire dialoguer la description locale et l’analyse globale. Il engage également ce qu’on appelle la «  science citoyenne  », nourrie de pratiques d’observation partagées, de récits et d’expérimentations issues des zones concernées. C’est là que se joue une nouvelle forme de débat politique, ancrée dans les réalités vécues : autour des pollutions atmosphériques, des mutations océaniques, ou encore du réchauffement global.

Ce Guide de terrain de l’Anthropocène se présente en somme comme un point de convergence entre sciences, arts et engagements transdisciplinaires, tous tournés vers une meilleure compréhension des relations écologiques. En rassemblant ces savoirs et ces expériences, il vise à réorienter notre regard, à éveiller une attention renouvelée aux mondes vivants, et à offrir des outils pour penser les dangers qui s’accumulent dans l’Anthropocène.