À travers ses chroniques écrites dans le Berlin des années 1920, Kracauer décrypte les nouveaux rituels de la distraction et scrute les cultes modernes de la vie urbaine (cinéma, mode, publicité).
Le recueil paru aux Presses du réel, intitulé Culte de la distraction présente un pan inédit en français du travail de Siegfried Kracauer, dans ses années de chroniqueur culturel pour la Frankfurter Zeitung, entre 1921 et 1933. C’est ainsi un Kracauer feuilletoniste que l’on découvre, publiant ses chroniques au jour le jour et interrogeant la modernité en marche dans l’Allemagne de Weimar — avant d’être contraint à l’exil par l’arrivée d’Hitler au pouvoir.
Décrire la culture dans la modernité
Pour les lecteurs familiers de la pensée de Kracauer, ce nouveau recueil vient prolonger L’Ornement de la masse (La Découverte, 2008), en approfondissant ses réflexions sur la culture de masse. Le titre choisi par l’éditeur, Le Culte de la distraction, inscrit explicitement l’ouvrage dans le sillage de la critique de la culture nourrie par Georg Simmel et Walter Benjamin. Il entre en résonance avec de nombreuses préoccupations contemporaines autour de la « distraction », notamment celle des jeunes générations. Mais chez Kracauer, ce terme ne prend pas encore le sens d’une condamnation empreinte de nostalgie. Il ouvre plutôt un questionnement : que révèlent les formes émergentes du divertissement – cinéma, spectacles, publicité, photographie, mode – sur notre époque ? Comment transforment-elles l’espace urbain ? Que se passe-t-il dans les rues de Berlin ou de Hambourg quand elles sont saturées d’images produites pour générer mécaniquement du plaisir ?
Pour Kracauer, ces phénomènes ne se réduisent pas à des symptômes de l’après-guerre. Ils dessinent les contours de ce qu’il appelle « la modernité », laquelle s’articule autour d’un double processus : l’esthétisation d’un monde urbain de masse, désormais totalement sécularisé, et l’émergence d’un nouveau regard, celui du flâneur – à la fois observateur curieux et critique. Dans ce contexte, la distraction devient un nouveau culte collectif. Mais chez Kracauer, les termes de « distraction » ou « esthétisation » ne sont pas nécessairement négatifs — sauf dans les textes les plus tardifs, confrontés à la montée du fascisme, lorsque l’esthétique est mobilisée au service de la mobilisation des masses.
Les textes proposés sont souvent brefs, chacun centré sur un objet culturel ou urbain bien précis. Ils mettent en garde contre les effets de l’uniformisation imposée par la rationalisation capitaliste de la vie. Le sous-titre de l’ouvrage – Miniatures urbaines et critiques de films – reflète parfaitement la double ambition de Kracauer : une approche sociologique d’un côté, une critique esthétique de l’autre. Par exemple, dans son analyse du sport, il montre que les gestes et les performances ont été réduits à des pratiques mécaniques, d’une part, et que les stades se sont transformés en lieu de spectacle, d’autre part. De même pour le voyage ou la danse : ces pratiques, détachées de tout ancrage culturel ou symbolique, deviennent des expériences purement quantitatives (vis-à-vis de l’espace ou du mouvement).
Le cinéma : palais de la distraction
Le cinéma incarne pleinement cette mutation. Kracauer en décrit le double versant : les salles de projection comme lieux de réception du divertissement, et les studios – notamment ceux de Babelsberg – comme lieux de fabrication d’un monde factice. À travers décors, montages et effets spéciaux, le cinéma devient un palais de carton-pâte, où l’illusion l’emporte sur le réel. La féerie optique, les jeux de lumière, les surfaces brillantes et les salves d’émotions y dominent.
Le film n’est plus seulement une œuvre narrative, il devient un élément d’un vaste spectacle où la qualité se mesure aux effets. Ces représentations cinématographiques sont devenues le témoin exemplaire du culte de la distraction, qui fait l’objet d’un article particulier dans le recueil. Kracauer y décèle une forme de désœuvrement, caractéristique de l’individu moderne, voué au vide et à l’ennui. Cette situation, comme le notera à sa suite Benjamin, résulte de la mécanisation du travail, de la perte du sacré et de l’effondrement des croyances populaires. En l’absence de transcendance, l’éphémère et le spectaculaire viennent combler le vide, au prix d’une soumission aux simulacres.
Ethnographie urbaine
Les « miniatures urbaines » du recueil proposent une ethnographie poétique et critique de la modernité. Kracauer y observe les formes nouvelles de la vie quotidienne : les salles de spectacle, bien sûr, mais aussi les devantures lumineuses, les cafés, les kiosques à journaux, les vendeurs de rue, les signes de circulation. Il s’intéresse aussi à l’ameublement de la ville comme à celui des intérieurs – jusqu’aux objets du mouvement artistique de la Nouvelle Objectivité – et surtout aux grands magasins, ces temples de la vente qui sacralisent le luxe.
Le Kurfürstendamm, célèbre avenue berlinoise, expose tous les signes de ces mutations. Outre les objets et les bâtiments, on y croise toutes les figures qui font vivre cette modernité : diplomates, artistes, écrivains (comme Heinrich Mann ou Alfred Döblin), stars de cinéma (comme Marlène Dietrich). Ce sont eux, à travers leurs gestes et leurs apparitions, qui alimentent le rêve collectif des passants. Leurs photos, qui apparaissent régulièrement sur les affichages qui parsèment l’avenue, accroît encore le plaisir du regard.
Kracauer décrit ces lieux avec soin : la ville apparaît tout entière comme un vaste théâtre sensoriel, où la lumière, les sons et les gestes acquièrent une nouvelle signification. Il relève par exemple les saluts codifiés entre chauffeurs de taxi et policiers – signes d’une nouvelle gestuelle induite par les conditions modernes de circulation. À travers cette attention minutieuse aux détails, il montre que l’esthétisation de la vie sociale n’est pas seulement une transformation du décor : elle transforme les rythmes sociaux, les relations sociales. Loin de se limiter à une mythographie, la démarche de l’auteur vise à penser cette esthétique comme un phénomène profondément ambivalent, à la fois séduisant et aliénant.
Désenchantement ?
En ce sens, ce recueil s’inscrit dans une réflexion plus large sur la consommation et les rituels de la vie moderne. Dans un bref article sur les « petits châteaux en Espagne », Kracauer évoque l’image de la bulle de savon : éphémère, sans consistance, mais capable de produire une forme de beauté qui éblouit le passant. C’est une autre manière, métaphorique, d’insister sur l’absence de finalité humaine de tous les phénomènes égrenés au long du livre.
Depuis quelques années, la notion de « désenchantement du monde », empruntée au sociologue Max Weber, est souvent mobilisée pour qualifier cette expérience moderne. Mais est-elle pertinente pour lire Kracauer ? Sans doute pas tout à fait. D’abord, parce que son style, dense et précis, résiste à toute synthèse rapide. Il choisit ses mots avec soin, évite les interprétations trop abruptes, et refuse les schémas explicatifs trop rigides. Ensuite, parce que l’analyse qu’il propose ne se contente pas de dénoncer la logique capitaliste : elle met progressivement en lumière une esthétique du pouvoir qui préfigure le fascisme. Ce n’est pas un hasard si le recueil s’achève sur un texte consacré à l’incendie du Reichstag – dernier article écrit par Kracauer pour la Frankfurter Zeitung, avant son départ d’Allemagne.