Comment en sommes-nous arrivés à tenir nos chiens en laisse et à ramasser leurs crottes ? C. Pearson explore l’histoire du chien moderne, entre contrôle social, hygiène publique et rapports humains.
Vous êtes en balade avec votre chien quand soudain, son collier se casse. Pris de panique, vous vous demandez comment vous allez pouvoir rentrer. Lire Collared, de Chris Pearson, ne résoudra pas votre problème, mais vous saurez au moins comment le collier et la laisse sont devenus l’appendice naturel de notre relation à nos toutous.
Après la dogopolis
L’auteur s’était déjà attaqué à la question dans un précédent ouvrage, intitulé Dogopolis. How dogs and humans made modern New York, London and Paris (Chicago University Press, 2021). Ce premier ouvrage, dont le contenu est abondamment repris dans le second, situe l’émergence du chien moderne dans le contexte plus large du développement des trois métropoles de l’âge industriel. La dogopolis est ainsi le produit d’une transformation du rapport à l’espace. Elle émerge au sein d'une société industrielle et d’une classe moyenne en plein essor, à l’ère de la mondialisation, de la science et de l’hygiène modernes.
Ces évolutions s’accompagnent aussi de l'éviction de l’animal de l’espace urbain. Elles ont pour corollaire un renouvellement complet de la relation multimillénaire entre l’homme et le chien, au gré de la normalisation de l’espace urbain et de ses occupants, quelle que soit leur espèce.
Collared (Londres, Profile Books, 2024) poursuit cette étude en l’élargissant à l’espace mondial, pour donner toute sa profondeur à l’analyse, esquissée dans Dogopolis, d’une relation homme-chien elle-même construite dans l’intersectionnalité des rapports de sexe, de race et de classe.
Dès la première page, l’intention est posée : l’auteur n’emploiera pas le neutre, mais les pronoms personnels he ou she, car le chien est ici sujet, et non objet, d’une histoire qui s’ouvre avec une photo de Cassie, sa Bedlington-Terrier, installée à sa place favorite : le canapé.
Et cette histoire ne commence pas au moment de la domestication. Elle commence au XIXe siècle, avec la naissance du chien occidental moderne, animal emblématique de l’Anthropocène. L’hygiénisation des villes et la hantise de la rage et de l’errance canine imposent alors le collier, la laisse, la médaille d’identification et la muselière — aux animaux comme à leurs maîtres.
Domestiquer, discipliner
Le premier chapitre, « Uncollared », résume en quelques pages la longue histoire du temps où le chien n’était pas encore affublé de ces accessoires de la domination moderne. Un âge où le chien de compagnie, en dépit de son image de compagnon loyal, restait une exception et un caprice décrié, avant de couler, au XVIIIe siècle, une existence sans soucis au milieu des coussins de soie. Car le chien est au départ un travailleur, qui chasse, qui tire (les traîneaux ou les voitures) et qui garde (les biens et les humains). Et si le XVIIIe siècle voit émerger un début de standardisation, celle-ci est d’abord fonctionnelle et non encore fondamentalement liée à l’apparence.
Puis vient le temps de ce qu’on pourrait presque appeler une seconde domestication, qui s'inscrit dans une évolution plus large vers un contrôle croissant des populations et un souci nouveau d’aseptiser l’espace. Le contrôle des populations canines passe d’abord par celui de leur reproduction, de leurs caractéristiques physiques et de leurs origines. On se focalise désormais sur l’apparence physique, comme en témoigne, à la fin du XIXe siècle, l’essor des expositions canines et des livres des origines.
Aristochiens
Dans un contexte de développement des idéologies nationalistes, on assiste également à des querelles d'appellation (entre les tenants du berger alsacien et ceux du berger allemand) et à des appropriations, qui passent par la mise en avant de races nationales telles que le spitz finlandais, le chien de Canaan ou l’akita japonais. Parallèlement, l’affirmation de la supériorité civilisationnelle (puis raciale) blanche mène au rejet, à l’exception de quelques-un (le Basenji ou le pékinois), des chiens locaux des espaces colonisés, traités — au sens propre du terme — comme des parias . Et quand il est européen, c’est au prolétariat urbain et à l’insalubrité de ses mœurs qu’est identifié le chien errant, objet d’un dégoût croissant qui cristallise la hantise de la sauvagerie et du déclin civilisationnel. C’est d’ailleurs pour dissuader les pauvres d’avoir des chiens qui leur ressemblent et pèsent sur leurs budgets que sont instaurées les taxes canines. Et quand celles-ci se révèlent inefficaces, les fourrières et les ramasseurs de chiens se multiplient.
C'est ce contrôle des élites sociales blanches qui s'exerce, dans la seconde moitié du XIXe siècle, dans l'entreprise à double tranchant de protection des animaux et d'élimination de l'errance canine. Si les refuges se donnent pour objectif de mettre fin à la misère animale en proposant à l'adoption les individus jugés les plus aptes, c’est également dans ces espaces que s’opère progressivement l’éradication des chiens de rue européens par l’euthanasie massive dans des chambres de mise à mort dont le mode opératoire se développe à Londres à partir des années 1870. Il faut attendre le mouvement humanitaire américain du début du XXe siècle pour voir émerger une nouvelle génération de la protection animale. Celle-ci s’appuie davantage sur une sensibilisation chrétienne à la souffrance animale et au devoir de compassion, notamment auprès des enfants.
Le marché canin
La peur de la rage décline avec l’invention du vaccin en 1885, puis avec le développement des instituts Pasteur. Mais cela ne met pas fin à l’éradication des chiens errants, qui se poursuit jusqu’aux années 1970. Cependant, une autre évolution, en apparence contradictoire avec la première, voit le chien s’installer de manière croissante dans les foyers. Les textes se multiplient, à l’âge de l’alphabétisation, de la presse et de l’imprimerie de masse, pour décrire ses besoins et diffuser les bonnes pratiques de soin et d’éducation.
Les premiers aliments industriels pour chien apparaissent dans les années 1870. Ils sont bientôt suivis de produits d’hygiène et de pharmacie en même temps que se développent les soins vétérinaires spécialisés dans l’animal domestique. Au début du XXe siècle, les premières cliniques équipées des techniques les plus modernes voient le jour. Par ailleurs, dans les dernières décennies du XIXe siècle, le chien, en dépit des controverses qui opposent les tenants de l’intelligence et de l’instinct, s’impose progressivement dans les unités de police urbaine puis dans les armées.
La construction du chien moderne se poursuit, après la Seconde Guerre mondiale, par la généralisation de la stérilisation, désormais considérée comme le moyen le plus efficace de lutter contre la surpopulation canine, et par la lutte contre les déjections. Autrefois ramassées pour le tannage des cuirs, ces déjections deviennent la cible des pouvoirs publics à partir des années 1970. Elles sont alors combattues non seulement pour des raisons de confort et d’esthétique, mais surtout pour les vers et les maladies dangereuses qu’elles peuvent transmettre aux humains. Si cette lutte passe principalement par des mesures de dissuasion, elle s’appuie également sur une nouvelle définition de l’éducation canine, qui intègre une responsabilité des maîtres à l’égard de l’espace public et qui élève le chien au rang de sujet de citoyenneté.
À la croisée des rapports de domination
Le récit de Chris Pearson, émaillé d’anecdotes tirées de la presse et de diverses sources littéraires, fait la part belle à l’histoire des mentalités. Il relie intimement la fabrique de ce qu’on pourrait appeler la « modernité canine » à d’autres formes de domination symbolique. Car l’histoire du chien errant participe aussi à la construction d’une identité occidentale blanche à partir d’une prétention de supériorité culturelle et d’une diffusion des normes européennes en direction du reste du monde. C’est aussi une histoire de mépris de classe et de sexe et de race. En témoignent l'attitude des élites à l'égard des chiens des pauvres et celle des hommes à l'égard des pratiques féminines du soin et de l’éducation canine. Le rejet des conceptions non-occidentales de la place de l’animal se marque également par l'exclusion des modes de rapport à la vie animale des populations colonisées, jugées inférieures d'un point de vue civilisationnel et racial.
On retiendra également de Collared le souci théorique et méthodologique de continuité entre l’histoire de l’humain et celle de l’animal, que l'on trouve également en France dans les ouvrages de l’historien Eric Baratay. Ce choix théorique et méthodologique permet à l’auteur d’étudier le chien moderne à la fois comme une production humaine, aussi bien matérielle que symbolique, et comme un puissant agent de transformation des sociétés humaines. En cela, il vient donner de la substance aux plaidoyers de plus en plus pressants en faveur d’un décloisonnement des sciences dites de l’homme et de la nature.