Une réédition du « Roman russe » (1886) d’Eugène-Melchior de Vogüé qui nous invite à réfléchir sur ce que les mentalités d’époque font à la critique littéraire.

Le Roman russe, d’Eugène-Melchior de Vogüé : livre mythique qui contribua à révéler aux lecteurs français Pouchkine, Gogol, Tourgueniev, Dostoïevski, Tolstoï… Et qui longtemps demeura, selon les mots du comparatiste russisant Jean-Louis Backès, qui le réédite aux Classiques Garnier, « un indispensable manuel d’initiation ».

De nos jours, cependant, on ne saurait plus chercher dans ce bel essai une simple source de savoir sur la littérature russe. Jean-Louis Backès nous prévient dès l’abord : « le livre comporte beaucoup d’erreurs, dont plusieurs auraient pu être évitées ; ses lacunes sont immenses ; on n’y trouve par exemple rien de sérieux sur Les Frères Karamazov. Les interprétations qu’il propose avec une certaine assurance appellent nombre d’objections ; la plupart paraissent discutables ; certaines sont inadmissibles  ». Mais Vogüé n’est pas « un savant qui possède à fond son sujet », ni non plus un « critique de profession », mais plutôt un « écrivain » qui répond aux ordres conjugués de son enthousiasme et de son goût pour la composition littéraire.

Le roman « russe  » ?

Entre 1883 et 1885, donc, Vogüé publie dans la Revue des Deux Mondes une série d’études qu’il reprendra en 1886, avec quelques modifications, pour en faire son essai. Dans la revue, précise Jean-Louis Backès, « tous ces articles étaient présentés sous le titre général : “Les écrivains russes contemporains”. Parfaitement adapté à Tolstoï, qui continuait à écrire, parfaitement acceptable pour Tourgueniev et Dostoïevski, dont la mort était toute récente, le titre avait quelque chose d’un peu étrange quand il s’agissait de Gogol, disparu depuis plus de trente ans. Plus que d’un “contemporain”, Gogol avait l’air d’un ancêtre ; et de fait, c’est de lui que procédait le roman russe dans ce qu’il avait de spécifique.  »

Cet usage discutable (mais justifiable, si l’on admet qu’une contemporanéité se construit sur un temps étendu, selon un régime d’historicité en l’occurrence étiologique) de l’adjectif « contemporain  » mérite d’être signalé. Mais c’est surtout l’autre adjectif qui est problématique : qu’est-ce que le roman « russe  », qu’est-ce que les écrivains « russes  » ? Comme pour « contemporain  », l’adjectif est « parfaitement adapté » et « acceptable » pour Tolstoï, Tourgueniev et Dostoïevski. Mais Gogol ? N’est-il pas né dans la région de Poltava, sur le territoire de l’Ukraine ? N’a-t-il pas collecté des éléments du fonds populaire ukrainien ? Sa langue littéraire n’est-elle pas teintée d’ukrainité ? Certes, il serait aussi abusif de le désigner comme un pur écrivain ukrainien que comme un simple écrivain russe, alors qu’à la même époque, et même un peu avant déjà, d’autres (Ivan Kotliarevski et Taras Chevtchenko, par exemple) commencèrent à bâtir l’édifice de la littérature en langue ukrainienne moderne. Il est important, cependant, de comprendre que, ainsi employé, l’adjectif « russe  » est ambivalent. Il peut s’inscrire dans une logique impérialiste, s’il prétend annexer au « monde russe » toutes les cultures assujetties par les tsars. Mais il peut aussi bien se retourner contre cette logique de domination si l’on se souvient de la Rus’ de Kyïv, qui, du IXe au XIIIe siècle, fut la principauté des Varègues et des Polianes.

Rares, toutefois, étaient ceux qui, dans les années 1880, avaient une conscience claire, en France, des abus du pouvoir impérial russe. Et, conformément à un imaginaire d’époque qui faisait de la langue l’expression suprême d’une sorte de génie national, pour Vogüé, « on découvrira la Russie » (au singulier) « à travers ses écrivains, dans l’œuvre de ceux qui manient le mieux la langue russe ». Certes, Vogüé se sert de l’ukrainité de Gogol pour réfléchir sur ce qu’est le romantisme : « C’est là », commente Jean-Louis Backès, « une définition possible du romantisme, d’un bout à l’autre de l’Europe ; on tourne le dos aux Grecs et aux Latins ; on se met à l’école du peuple. […] Armé de cette définition un peu scolaire, Vogüé a beau jeu d’évoquer […] les deux premiers recueils de Gogol, qui exaltent les villages d’Ukraine et les veillées où des conteurs perpétuent une tradition immémoriale ». Mais, ce faisant, il entérine la ruralisation de l’Ukraine. À quoi s’ajoute qu’il place ouvertement sa pensée dans l’ombre tutélaire du critique littéraire russe Vissarion Biélinski. Lequel Biélinski tint à plusieurs reprises, que ce soit dans une lettre de décembre 1847 à Paul Annenkov ou dans sa critique des Haïdamaks (1841) de Chevtchenko, des propos aussi outranciers que dégradants à l’égard de la langue et de la littérature ukrainiennes.

Bref, si la question de l’impérialisme culturel ne saurait être (il s’en faut de beaucoup) la seule entrée de lecture de cet essai passionnant malgré ses insuffisances, il semble indispensable d’en tenir compte en notre époque de développement des études postcoloniales (au sens large du terme). Non pas pour « accabler Vogüé », comme voulurent le faire nombre de ses « détracteurs » ; mais parce qu’il est important d’être conscient du fait qu’un seul adjectif peut véhiculer, subrepticement, et parfois à l’insu même de celui qui l’emploie, toute une vision (politique) du monde.

Vogüé et le roman français

Le livre de Vogüé est en tout cas le témoignage d’une fascination profonde. Et l’on est reconnaissant à Jean-Louis Backès de retracer, dans son introduction, les grandes étapes de cette passion. De nous raconter (entre autres) comment, jeune « attaché d’ambassade », Vogüé fut envoyé à Saint-Pétersbourg en 1877. Comment, « à l’étonnement de bien des gens », il entreprit alors « d’apprendre la langue » russe. Comment il rencontra à plusieurs reprises Tourgueniev. Comment Tolstoï le scandalisa (un peu du moins), comme il en scandalisa tant d’autres, par son renoncement (tout relatif) à l’art, mais aussi par sa prétention à « se faire une religion à sa mode en récusant absolument les institutions traditionnelles ».

Mais Le Roman russe ne traite-t-il vraiment que du roman « russe  » (même dans une acception étendue de l’adjectif) ? N’est-ce pas aussi, en creux, « une machine de guerre contre le naturalisme français » ? C’est ainsi, du moins, que beaucoup le lurent ; mais Jean-Louis Backès tempère cette opinion : « Vogüé n’est guère belliqueux. Il l’est beaucoup moins en tout cas que Ferdinand Brunetière, qui règne à la Revue des Deux Mondes sur tout ce qui a trait à la littérature. »

Si, donc, la métaphore militaire est sans doute abusive, il n’en demeure pas moins que, s’adressant à un public français, le livre parle aussi des esthétiques et des techniques littéraires en vogue dans la France de l’époque : « Ce que Vogüé récuse, ce n’est pas le naturalisme en lui-même : dans un certain sens du mot les Russes qu’il admire méritent ce qualificatif. Mais il estime que sous sa forme française la technique est trop limitée ; il convient, selon lui, non pas de l’annihiler, mais de la compléter. »

Détail intéressant : après avoir décrit Tolstoï, dans la Revue des Deux Mondes, comme « le Scythe, le vrai Scythe, qui va révolutionner toutes nos habitudes intellectuelles », dans le livre il applique la même périphrase à Dostoïevski. «  Révolutionner » la littérature française, glose Jean-Louis Backès, c’est-à-dire « lui rendre vie » : « L’humiliation de la défaite a selon [Vogüé] engendré le pessimisme, le désespoir qui s’exprime à travers la littérature naturaliste. Les Russes montrent qu’il existe un au-delà de ce pessimisme ».

Appelant ainsi de ses vœux un sursaut de vitalité de l’esprit artistique français, Vogüé aura en tout cas, grâce à ses articles puis à son livre, une influence certaine. Certes, il n’est pas seul à avoir provoqué cette « mode russe » que Barrès décrivait « avec humour » en février 1886 dans La Revue illustrée, évoquant notamment la querelle – toujours pas refermée, soit dit en passant – des tolstoïens et des dostoïevskiens. Il n’est pas pour rien, toutefois, dans la multiplication des traductions, qui mène à une véritable « invasion » qu’il décrira lui-même dans un article du 15 décembre 1886 intitulé « Les livres russes en France ».

Il saura d’ailleurs exploiter ce succès, mais avec «  un zèle nuancé », quand, « consacré expert en matière de littérature russe », il sera « sollicité par les éditeurs [et les revues] pour fournir […] préfaces » et articles. Et l’on sait gré à Jean-Louis Backès d’avoir reproduit, outre Le Roman russe lui-même, ces textes que Vogüé a donnés en marge et dans la continuité de son maître-ouvrage. Des textes qui s’occupent, pour beaucoup, des chefs-d’œuvre de Tolstoï et (surtout) de Dostoïevski. Mais aussi de Nekrassov, poète « secondaire » à son goût, à qui il manque « sérénité », « passion » et « don d’expression musicale ». De Gorki, dont le « pessimisme voulu » risque de gâcher le talent. Ou encore de Tchekhov, qu’il méconnaît, et à qui il reproche de voir et de montrer la Russie comme un «  énorme cadavre raidi sous son suaire de neige, gisant entre la steppe et la forêt, contemplé par un peuple stupide ».

Quoi qu’il en soit de ces jugements parfois très contestables, la réédition du Roman russe a le double mérite de nous replonger dans cette belle époque de la découverte d’un corpus aussi massif que captivant ; et de nous donner envie de relire les Russes. Les Russes – mais aussi les Ukrainiens, les Biélorusses, les Géorgiens et tant d’autres, pour qu’enfin le canon littéraire (si canon il doit y avoir) soit véritablement universel par les langues qu’il embrasse.