Un choix et une présentation de textes d'Enrique Dussel, le philosophe sud-américain le plus important, sur son rapport à la pensée de Levinas
Enrique Dussel est un philosophe, théologien et historien de l’Église né en Argentine en 1934 et mort au Mexique en 2023, très connu dans le monde francophone à l’exception de la France. Son traducteur Emmanuel Levine explique, dans la préface qu'il consacre à la genèse de la pensée de Dussel, que ce dernier appelle « philosophie de la libération » et parfois aussi « métaphysique de l’altérité » et qui apparaît en Amérique latine dans les années 1970. Dans cette perspective, il s’intéresse tout particulièrement au rôle que joue la pensée de Levinas.
Une tentative de traduction politique de la philosophie lévinassienne
Dussel commence dans les années 1950 ses études de philosophie dans une université alors dominée par le néo-thomisme, et il réfléchit particulièrement au « bien commun », notamment sous l’influence personnalisme de Jacques Maritain, influence qui le poussera à étudier très sérieusement le judaïsme. Puis Dussel prend conscience de l’oppression subie par les peuples d’Amérique latine, dont il essaie de rendre spécifiquement et philosophiquement compte, d’abord à l’aide de la notion chrétienne de pauvreté. Comme l’écrit alors Emmanuel Levine, « un changement de perspective philosophique s’avère nécessaire : il s’agira désormais de tout repenser en partant du point de vue des pauvres pour révéler leur place occultée dans l’histoire mondiale ».
Aussi, de retour en Amérique latine après thèse à la sorbonne, Dussel appartient à ce mouvement de réflexion théologique et philosophique qui cherche à rendre compte conceptuellement de la spécificité de la situation latino-américaine, au moyen d’une nouvelle de faire de la philosophie et de la théologie (la théologie de la Libération sera le pendant proprement théologique de réflexions analogues). Or, Dussel et les personnes avec lesquelles il travaille lisent collectivement Totalité et infini d’Emmanuel Levinas dans les années 1970, ce qui leur permettra de trouver une autre manière de philosopher, de philosopher autrement, pour reprendre l’adverbe si important pour la philosophie de Levinas.
Dussel évoque ainsi le « bouleversement subversif de tout ce qu[‘il] avai[t] appris jusqu’alors ». Ce mouvement réalisé à l'aide de Levinas deviendra la matrice de la philosophie de la libération, qui considère que la domination de l’Amérique latine par l’Europe et les Etats-Unis est une totalité de laquelle il faut s’extraire pour penser à nouveau frais, autrement, la situation qui est la sienne. En effet, la situation latino-américaine n’est pas pour les latino-américains la même que celle qui est pensée par les Européens. Il faut changer la façon de penser les relations, penser plus authentiquement la situation qu’en reprenant les concepts et les méthodes d’une philosophie européenne qui ne peut concevoir l’Amérique-latine que comme une province dominée. Ainsi Dussel écrit-il :
« L’Amérique latine naît, sur le plan ontologique, comme le moment opprimé de la bipolarité, c’est-à-dire comme le frère d’"en bas" de la famille européenne. L’Espagne, en particulier, nous opprime comme un enfant qui croit être "le même" et qui, puisqu’il est "le même", propose son propre projet qui n’a pourtant rien de nouveau : Nouvelle Espagne, Nouvelle Grenade, Nouvelle Cordoue, toutes sont des villes nouvelles, sans qu’il n’y ait de véritable nouveauté ; elles ne sont pas nouvelles, mais une simple répétition. »
Dussel et Levinas ont entretenu une relation de maître à disciple : Dussel vint voir Levinas et ils échangèrent des lettres. Ils se rencontrent ainsi par exemple au domicile parisien de Levinas en 1971 et donnent tous les en 1972 une série de conférences à Louvain. Mais cette relation n’empêche pas que la lecture lévinassienne de Dussel ne soit que le point de départ de sa philosophie. Comme l’analyse encore Levine, celle-ci consiste en « une traduction critique et située qui déplace les catégories lévinassiennes – du phénoménologique à l’empirique, de l’éthique au géopolitique. Dussel décrit phénoménologiquement des expériences sociohistoriques et refuse de voir l’éthique autrement que concrétisée dans l’histoire et depuis un point de vue latino-américain ».
« L’Autre », indéterminé de la pensée lévinassienne devient chez Dussel une entité toujours déterminée et particularisée, une classe, un peuple ou une culture, de telle sorte qu’Autrui est toujours l’objet d’une rencontre en contexte, si bien que « sa révélation est un mouvement de libération hors de ce contexte », c’est-à-dire que « sa situation d’oppression sociale est, en tant que vulnérabilité, la trace de son extériorité et un appel à une responsabilité infinie », souligne le préfacier. Comme le dit précisément Dussel :
« Levinas décrit en définitive une expérience première, le face-à-face, mais sans médiations. « L’Autre » interpelle, provoque, crie… mais rien n’est dit, non seulement des conditions empiriques (sociales, économiques, concrètes) du savoir-entendre la voix de l’Autre, mais surtout du savoir-répondre à son exigence de justice au moyen d’une praxis libératrice ».
Cette interprétation de la philosophie de Levinas est loin d’être orthodoxe et Dussel se justifie des déplacements que sa pensée opère sur les résultats de la philosophie lévinassienne, en y voyant un développement rendu possible par certaines réflexions de Levinas en dehors des limites de la pensée lévinassienne, à laquelle il reproche son idéalisme, son abstraction et son anhistoricisme (le tiers/la politique, etc.). Ainsi Dussel explique-t-il une de ses différences fondamentales avec Levinas par leur situation géopolitique : Levinas était marqué par des conflits et des massacres intra-européens, alors que Dussel et les sud-Américains étaient marqués depuis un demi-millénaire par « l’ego de la modernité européenne : un ego conquérant, colonialiste, impérialiste dans sa culture et opprimant les peuples de la périphérie ».
Dussel reproche également à la philosophie de Levinas de poser un diagnostic correct, mais de ne proposer aucune politique de libération concrète, autrement dit de rester « en extase devant l’Autre » sans montrer de manière satisfaisante « comment le servir de fait, comment le libérer historiquement, comment construire l’"ordre nouveau" », d’où la nécessité d’aller au-delà de ce qu’il analyse. Aussi Dussel se penche-t-il également sur la lecture de Marx qu’il lit à travers la pensée lévinassienne et considère le Capital comme une critique éthique.
Plus tardivement, Dussel médite le concept lévinassien de « messianisme » et les réflexions de Levinas sur l’Etat d’Israël, ambigües, puisque portant à la fois sur ce que cet Etat aurait dû et devrait être, en tant qu’Etat juif, conforme à l’exigence éthique du judaïsme et ce qu’il est effectivement : un Etat aussi injuste que dont Levinas critique la politique au long de ses écrits, comme s’il ne distinguait pas entre un sens éthico-prophétique du messianisme et un sens politique.
L’influence de Dussel sur Levinas
Le dialogue entre Dussel et Levinas n’est pas à sens unique, dans la mesure où on peut dater de l’entrevue avec Dussel la rédaction des chapitres d’Autrement qu’être ouvrant la possibilité d’une critique lévinassienne de la colonisation de la philosophie et de la conscience occidentales. Levinas considère également que les étudiants de Dussel, avec lesquels il s’entretient, illustrent et donnent corps à certains de ses concepts éthiques, en particulier celui de la « responsabilité illimitée pour autrui ».
Grâce à Dussel, Levinas réalise aussi davantage l’eurocentrisme de son propos. S’il évoquait dès Totalité et infini « l’impérialisme du Même » à l’œuvre dans « la philosophie occidentale », cet « impérialisme » était pris au sens figuré. Or, dans des écrits postérieurs à sa rencontre avec Dussel, Emmanuel Lévine rappelle que « Levinas reprend à son compte l’interprétation géopolitique que ce dernier fait de sa pensée : l’ontologie et la morale occidentales sont intrinsèquement liées à l’histoire de cette totalité politique, de laquelle Levinas ne s’exclut pas. Désormais, l’éthique est aussi le lieu d’une mise en question de l’innocence de l’Occident et de son bon droit ».
Levine s’appuie sur des passages évoquant la mauvaise conscience de l’Européen : « Mais la conscience de l’Européen n’est pas en paix, à l’heure de la modernité, essentielle à l’Europe, qui est aussi l’heure des bilans. Mauvaise conscience au terme de millénaires de la glorieuse Raison, de la Raison triomphante du savoir ; mais aussi au terme de millénaires de luttes fratricides politiques mais sanglantes, d’impérialisme pris pour universalité, de mépris humain et d’exploitation et jusqu’à ce siècle de deux guerres mondiales, de l’oppression, des génocides, de l’holocauste, du terrorisme, du chômage, de la misère toujours incessante du Tiers-Monde, des impitoyables doctrines du fascisme et du national-socialisme et jusqu’au suprême paradoxe où la défense de la personne s’invertit en stalinisme. »
La philosophie de la libération
A travers la sélection de textes de Dussel portant plus ou moins directement sur son rapport à la pensée de Levinas, ce livre nous offre la possibilité de comprendre, à partir de cette matrice, de grands axes de la pensée du philosophe sud-américain, qui structure la philosophie de la libération.
Celle-ci commence par se démarquer de la philosophie européenne, dont elle est néanmoins issue. Cette volonté de différence se traduit notamment par une spécificité de discours. Dussel cherche à produire un autre discours que celui de la philosophie universitaire états-unienne et européenne, accusée d’être devenue « une idéologie qui occulte la réalité ». Il faut dès lors rompre avec elle pour pouvoir accéder à la réalité en dehors de l’idéologie, au moyen d’une « approche destructive » de la pensée de ses représentants les plus importants (notamment Kant, Hegel et Heidegger). Ainsi seulement sera possible l’élaboration d’un discours capable de décrire la réalité quotidienne de l’Amérique latine.
C’est donc à partir de la pensée de Levinas, en tant qu’elle dépasse toute cette tradition, et bien qu’elle soit équivoque (notamment du fait que de l’« Autre » dont il parle soit toujours abstrait et jamais incarné par un Sud-Américain, un Africain ou un Asiatique) et impropre à certains égards à servir de fondement à la philosophie de la libération, que Dussel propose de partir. Ce faisant, il pose aussi qu’il faudra, en chemin, rectifier la philosophie lévinassienne là où elle reste emprisonnée dans son européanisme. Or, comme il l’affirme : « L’autre, pour nous, c’est l’Amérique latine par rapport à la totalité européenne ; c’est le peuple latino-américain pauvre et opprimé par rapport aux oligarchies dominantes et néanmoins dépendantes ».
C’est pourquoi Dussel s’oppose à la méthode qu’il appelle « dialectique », conçue comme « l’expansion dominatrice de la totalité à partir d’elle-même, c’est-à-dire le passage de la puissance à l’acte du "même" », à l’image de ce que Levinas dénonçait de son côté comme « l’impérialisme » du même, sourd à l’extériorité, et même le règne de l’ontologie, dans lequel chaque être s’efforçait de persévérer dans son être, et qu’il considère être la philosophie occidentale (même si en de rares moments, elle a su, selon lui, s’émanciper de l’être).
Il prône, a contrario, une méthode qu’il qualifie d’ « analectique » et qui est « le passage à la juste croissance de la totalité à partir de l’autre et pour « servir » l’autre de manière créative ». Elle présuppose le dialogue avec des égaux. D’une certaine façon, la philosophie dialectique des dominants qui structure la philosophie traditionnelle est comprise structurellement ontologique, comme expression et expansion d’un être ou de l’être, solitaire ou isolé des autres et qui ne chercherait, conquérante (comme le développement de la conscience chez Hegel), qu’à s’accroître indifférent à ce qui n’est pas lui, tandis que la philosophie analectique serait d’abord caractérisée non par sa nature ontologique, mais par sa dimension éthique, en ce qu’elle est toujours déjà acceptation de l’autre en tant qu’autre. Alors que la philosophie dialectique faisait du sujet une totalité, comme le dénonçait déjà Levinas, la philosophie analectique récuse le privilège et la prétention du sujet d’être une totalité.
Cela se traduit par le fait que le sujet soit perpétuellement ouvert à la remise en question par le pauvre. Il faut savoir l’entendre, devenir en quelque sorte son disciple, ce qui commence par la suspension de la croyance en nos préjugés. Ce qu’on croit doit pouvoir être remis en question pour qu’on puisse servir efficacement la cause juste, celle des opprimés. C’est pourquoi, ce n’est qu’en engageant son existence dans une praxis de libération, toujours risquée et hors des cadres institutionnels et académiques, en dehors des « arènes de la métaphysiques » évoquées par Kant, qu’on peut faire sien le monde de l’autre. Corrélativement, il ne s’agit plus seulement de réfléchir sur l’histoire advenue et de prétendre nécessaire et déterminé son cours, mais d’œuvrer à son changement pour faire advenir un état plus juste du monde.
Le risque est en effet d’en rester à une critique féconde en concepts mais stérile en réalisations, ne serait-ce qu’en raison de la possibilité que le groupe qui prendra le pouvoir, en devenant classe dominante, ne trahisse la cause des masses opprimées et ne cherche plus à la libérer de la servitude au service de capitalisme, but pourtant premier la philosophie de la libération. Comme l’écrit Dussel : « dans le capitalisme, la rationalité se mesure à la capacité qu’un jugement, une théorie, une action ou une institution ont d’augmenter le taux de profit au sein de la concurrence du marché. Dans l’éthique de la libération, au contraire, la rationalité se mesure par l’affirmation et le développement de la vie des victimes ».
Ainsi, cet ouvrage clair offre une formidable synthèse des apports et des rapports de Dussel à Levinas et vice-versa, ce qui enrichit, d’une part, la compréhension de la philosophie de la libération sud-américaine assez peu médiatisée en France et, d’autre part, l’étude de la réception de l’œuvre de Levinas par des philosophes importants (comme également Judith Butler).
* Credit photo : Enrique Dussel, par Octavio Nava (Flickr).