En 2014, à 87 ans, Lorenza Mazzetti publie en Italie son Carnet de Londres. Elle y retrace son arrivée en Angleterre et son entrée à la Slade School of Fine Arts sous la forme d’un journal.

Lorenza Mazzetti a traversé le XXe siècle partagée entre l’Italie et l’Angleterre. Personnalité hors norme et artiste protéiforme, elle disperse ses désirs dans le cinéma, la littérature, la peinture, la photographie ou encore le théâtre de marionnettes. Son œuvre littéraire parvient au lectorat français à titre posthume. Traduite en anglais dès la parution de son premier roman, Le ciel tombe (1962), ce n’est qu’en 2024 que Mazzetti trouve une place dans le catalogue des éditions La Baconnière avec ce premier titre, puis un deuxième : Carnet de Londres (2025).

Pour une vie – et un cinéma – libre(s) 

Avec l’empressement éperdu de celle qui fuirait un amour triste, Mazzetti débarque de son Italie natale dans le froid gluant de l’hiver londonien pour étouffer, sous le fog, un traumatisme violent qui la rattrapera à l’issue de son séjour. Bien qu’à peine mentionné, l’assassinat de sa famille adoptive par les Allemands en 1944 hante la totalité de son récit : c’est là le propos de son premier roman, Le ciel tombe, dont Carnet de Londres livre les prémices et qui forme comme un voile entre Lorenza et le monde, ajoutant à son aliénation.

Ainsi plongée dans un univers qui lui est totalement étranger, Mazzetti détonne, détourne, expérimente. Elle se jette contre les institutions, les gens et les conventions avec l’ardeur de celle qui a tout à gagner. La spontanéité de son écriture est telle que toute distance disparaît. Écrit au présent, le Carnet abolit les frontières temporelles comme spatiales, plonge ses lectrices et lecteurs en plein cœur du bouillonnement intellectuel et sensible dont Mazzetti constitue l’épicentre : « il y a une même façon de regarder le monde qui nous relie… Une attitude à l’égard des autres impliquant un respect et une solidarité humaine qui font défaut aujourd’hui. »

Spontanéité, sensibilité et conscience de classe : ce sont là les bases du Free Cinema, mouvement artistique intrinsèquement politique initié par Lindsay Anderson, Tony Richardson, Karel Reisz – et Lorenza Mazzetti. Depuis le fond d’un pub jusqu’aux écrans du British Film Theatre, les partisans du Free Cinema entendent produire leurs propres films et inviter à les rejoindre tous les jeunes metteurs en scène qui, de par le monde, « sont en train de produire avec peu d’argent quelque chose d’important  ». « Free » : contre l’impératif de rentabilité et pour la libre expression d’un metteur en scène.

À travers les yeux de Mazzetti et sa posture aussi liminale qu’essentielle, les lecteurs et lectrices assistent à la naissance de ce mouvement qui, comme tous ceux qui ont compté, est avant tout une affaire d’amitié. Mazzetti, parce qu’elle est un génie (sentence qui lui a permis d’intégrer l’école des Beaux-Arts sans le moindre bagage artistique), se présente avec ses peintures et ses idées au directeur de la Slade School, qui la présente à Lindsay Anderson, grâce à qui elle rencontre Richardson, Reisz et bien d’autres. Tous ensemble, ils inventent une manière de reproduire (ou de dire) le réel qui ouvrira la voie aux Angry Young Men.

Rien n’est trop personnel

À la fois témoin et sujet de son propre récit, Lorenza Mazzetti écrit l’histoire d’un mouvement qu’elle a activement participé à fonder. Sa position est singulière : catapultée dans cet univers galvanisant, accueillant mais très masculin, elle rencontre « les Français qui gravitent autour de La Revue du Cinéma » : Jonas Mekas, Stan Brakhage, Cassavettes, Franju, Marker, Rouch… Autant de noms passés à la postérité lorsque le sien regagne tout juste la surface. Elle semble se mouvoir dans cet espace tantôt avec aisance, tantôt sans bien comprendre : suivant le flux, ses instincts, les autres. Mais Lorenza vole le trésor (le matériel de prise de vues trouvé dans une petite pièce de l’école) parce qu’elle est persuadée de son bon droit, de son droit inaliénable (elle l’alien) à s’exprimer – ce qu’elle ne cessera de faire jusqu’à sa mort, à quatre-vingt-douze ans, à travers tous les moyens dont elle peut s’emparer : « Le visage en feu, je lui crie que j’ai énormément peiné pour sortir des ténèbres du Moyen Âge et avoir mes propres opinions, que je n’ai pas la moindre intention de sortir de ma conquête pour avoir éventuellement le plaisir de coucher avec lui. »

Son histoire est tragique et sa solitude sans remède, car elle est l’étrangère, l’outsider (en référence à Camus) : elle est l’alien indésirable (« undesirable alien », est-il tamponné sur son passeport par la police en guise de bienvenue en Angleterre). Un statut éprouvé au sein même de sa famille d’adoption et auquel elle doit – comme sa sœur jumelle – d’être épargnée par les Allemands en 1944. Mais Lorenza tient : elle s’accroche de toutes ses forces à ses amours et ses amis, à sa petite sœur restée en Italie ; toute sa vie est composée de fins fils d’acier qui la relient au monde, lui permettent de tenir. Ce n’est pas un hasard si son second film s’intitule Together et entend « faire éprouver la sensation d’être étranger à la société » en racontant l’histoire d’une amitié entre deux ouvriers sourds.

Lorenza écrit l’amour (sous toutes ses formes) avec une sincérité troublante. Son phrasé est direct et son humour terrible, mêlé de colère et d’un sens de l’observation incisif. Elle ne s’embarrasse de rien : les règles sont pour ceux dont le temps n’est pas compté, or sa vie est rythmée par l’urgence conséquente au traumatisme d’avoir échappé à la mort à dix-sept ans. Impulsive et amoureuse des grands yeux tristes de Kafka, Lorenza décide de tourner un film inspiré de La Métamorphose sans jamais l’avoir lu : « Le livre avait bouleversé toute la famille. Moi, derrière la porte, j’écoutais cette étrange histoire de Gregor Samsa, et elle est restée imprimée en moi ».

Profondément poreuse aux souffrances comme aux joies de ses pairs, Lorenza Mazzetti livre avec son Carnet de Londres un pan méconnu de l’histoire du cinéma, imbriqué dans une histoire personnelle bouleversante dont l’écho n’en finit pas de retentir.