Les discours antiféministes ne sont malheureusement pas nouveaux comme l’illustre la réédition de deux textes du début du XXe siècle contre le droit de vote des femmes.
Anne-Sarah Bouglé-Moalic, historienne, autrice du livre Le vote des Françaises. Cent ans de débats. 1848-1944 (PUR, 2012) et commissaire de l’exposition Aux urnes, citoyennes !, déployée à l’Assemblée nationale pour le quatre-vingtième anniversaire du droit de vote des Françaises au printemps 2024, propose avec L’éternel antiféminisme l’édition critique de deux textes du début du XXe siècle. Ces textes, une thèse de droit et un rapport parlementaire, s’inscrivent dans les débats d’alors sur le suffrage féminin. Ils résonnent encore avec certains arguments contemporains contre l’égalité entre les sexes.
On aurait pu penser et espérer que les discours naturalisants sur la femme allaient disparaître au fur et à mesure des progrès législatifs et d’une égalité accrue entre les deux sexes. Malheureusement, l’actualité nouvelle de ces discours (ou leur pérennité), qui font de l’évolution favorable de la place des femmes la responsable de nombreux maux contemporains, invite à la comparaison avec des discours misogynes plus anciens. Lors de la réalisation de sa thèse sur le droit de vote des femmes, Anne-Sarah Bouglé-Moalic avait étudié les différents arguments sur le sujet au Parlement et dans l’opinion publique, via la presse surtout, mais aussi à travers une sélection de livres ou de pamphlets. Parmi les « perles » rencontrées lors de ses recherches figurent paradoxalement des « textes des antisuffragistes ».
Suffragisme et antisuffragisme
L’avènement du suffrage universel masculin en 1848 déclenche la revendication du droit de vote féminin et l’émergence d’un antiféminisme réactionnaire et conservateur.
Le suffragisme est une composante du féminisme. Le mouvement revendique le droit de vote pour les femmes, tout en insistant plus globalement sur leur rôle au sein de la société. Anne-Sarah Bouglé-Moalic rappelle également la définition plurielle du féminisme, ses différentes branches ayant en commun « la volonté de faire évoluer la place des femmes dans la société à laquelle elles, ou ils, appartiennent ».
L’antisuffragisme, de son côté, s’oppose à l’avènement du droit de vote des femmes en réaction à cette revendication, même si certaines historiennes ont pu aussi estimer que le suffragisme constituait une réponse à l’antisuffragisme. Les progrès des droits des femmes apparaissent à ces derniers comme les symptômes de changements plus profonds de la société, signe de sa décadence. Les antiféministes souhaitent par ailleurs préserver la domination masculine.
Le long combat pour le droit de vote des femmes
L’historienne relève d’emblée un paradoxe : « La difficulté particulière rencontrée en France – ce qui est sans doute la clé de voûte du "retard français" en matière de droit de vote – est que le conservatisme n’est pas seulement social, il est aussi politique. Les principaux opposants au droit de vote des femmes sont des hommes classés plutôt à gauche de l’échiquier politique, mais fondamentalement conservateurs sur le plan institutionnel. » Ce conservatisme républicain et institutionnel s’explique par la volonté de ses tenants de préserver l’édifice de la Troisième République, en lequel ils ont toute confiance. Le parti radical, qui s’identifie à ce régime, est particulièrement virulent lors des échanges sur le droit de vote féminin.
En spécialiste du sujet, Anne-Sarah Bouglé-Moalic revient brièvement sur la longue marche vers le droit de vote des femmes en France et sur les débats l’entourant. À l’issue de la Première Guerre mondiale, l’Assemblée nationale adopte largement le droit de vote des femmes, dans la dynamique d’un mouvement international en faveur de cette revendication et comme geste de reconnaissance pour la contribution des femmes à l’effort de guerre. Le texte passe ensuite au Sénat où il sera rejeté. Il faudra attendre le second conflit mondial et la Libération pour que les femmes françaises obtiennent enfin le droit de vote. Pour autant, des pays étrangers accordent dès la fin du XIXe siècle ce droit à leurs citoyennes. La Grande-Bretagne est notamment emblématique grâce au combat des suffragistes.
Continuité des discours
Les deux textes édités sont révélateurs des différents arguments en présence au début du XXe siècle. Joseph Ginestou, homme de lettres et plus tard haut-fonctionnaire au ministère des colonies, n’est pas franchement antisuffragiste, bien qu’opposé à la mesure. Dans sa thèse de droit consacrée au droit de vote des femmes, il recense les différentes positions, favorables comme défavorables. Il évoque plusieurs grandes figures du féminisme, présentées par l’historienne dans son introduction, et de l’antisuffragisme. Le sénateur Alexandre Bérard est le rapporteur de la commission sénatoriale sur le droit de vote des femmes. Il joue un rôle actif visant à retarder l’adoption du suffrage féminin. Son rapport est un « bréviaire antisuffragiste » promis à une certaine postérité. Membre du parti radical, il est très représentatif des partisans du statu quo et de la stabilité des institutions, qui risqueraient d’être mises à mal, à leurs yeux, par le droit de vote des femmes.
Pourquoi rééditer des textes témoignant de la pensée de cette époque ? Si les combats féministes se sont renouvelés au gré des revendications, il n’en va pas de même pour le discours antiféministe, répétitif et peu original — d’où son aspect « éternel », évoqué par le titre du livre —, que l’on retrouve dans des propos masculinistes récents. Cette continuité justifie l’intérêt d’exhumer des textes relativement anciens. Ils permettent de mieux comprendre leurs formes contemporaines. Par ailleurs, ces documents sont peu accessibles alors qu’ils sont constitutifs de l’histoire de l’émancipation des femmes.
Comme l’écrit l’historienne au sujet de leurs continuateurs : « Puisque nous avons ces ouvrages sous les yeux, que leurs auteurs s’expriment sur les réseaux, qu’ils sont invités par des radios, des télés et des magazines, que tout cela donne un air de nouveauté, d’inédit à leur propos, que certains peuvent se demander si là ne réside pas la solution à tous nos problèmes, le rôle de l’historien est d’embrasser un temps plus vaste pour montrer que, comme souvent, le discours a déjà été prononcé, les idées déjà mises en œuvre et qu’elles n’ont pas conduit l’humanité vers le bonheur escompté. »
L’édition scientifique de ces deux textes est ainsi éclairante et réfute certains arguments ayant la vie dure, tout en apportant des éléments de contexte bienvenus. Leur lecture apparaîtra à beaucoup caricaturale, voire atterrante — mais peut-être pas à tout le monde.