Élisabeth Crouzet-Pavan explore la Renaissance italienne sous l'angle original des objets du quotidien, révélant une société où goût, paraître et échanges façonnent un nouvel art de vivre.
Les objets parlent-ils lorsqu’on sait les interroger ? Que disent-ils de nous ? C’est à travers ces questions, toujours actuelles, qu’Élisabeth Crouzet-Pavan invite à regarder la Renaissance autrement. Dans Une autre histoire de la Renaissance, ouvrage érudit mais accessible, elle nous entraîne dans les intérieurs des maisons, les recoins des chambres, les inventaires de dot ou les vitrines d’apparat. Spécialiste reconnue de l’Italie urbaine à la fin du Moyen Âge et durant la première Renaissance, elle explore l’univers matériel des hommes et des femmes du XVe siècle, dans les villes d’Italie centrale et septentrionale, de Venise à Florence en passant par Rome.
S'écartant des grandes figures de l’humanisme ou des fastes des cours princières, elle choisit un autre terrain : celui des encriers en majolique, des lits sculptés, des pots de basilic posés sur les fenêtres. Modestes ou somptueux, souvent négligés par l’historiographie, ces objets deviennent ici les témoins actifs d’un monde fait de gestes, de statuts, d’attentes et de codes. Qu’ils soient objets de prestige, de culte, d’usage quotidien ou de seconde main, ils révèlent une société hiérarchisée, soucieuse du paraître, de la circulation des biens comme des signes. Ils disent aussi une position, une mémoire, une appartenance.
À rebours d’un récit classique qui fait de la Renaissance un moment essentiellement intellectuel ou artistique, Élisabeth Crouzet-Pavan met en lumière une autre réalité : celle du quotidien, des hiérarchies discrètes, des échanges de dons et des loyautés. En s’appuyant sur un vaste corpus – inventaires après décès, archives notariées, tableaux, objets conservés – elle compose une fresque sensible et nuancée de la culture matérielle urbaine. Loin d’une simple histoire des modes ou de la consommation, son enquête se situe à la croisée de l’histoire sociale, de l’anthropologie et de l’histoire des sensibilités. Sous sa plume, les objets ne sont plus seulement des éléments de décor : ils deviennent les agents discrets mais puissants d’un ordre social vécu, exposé, reproduit.
Une histoire des objets ou une histoire par les objets ?
Ce qui frappe d’emblée dans l'ouvrage, c’est le déplacement méthodologique qu’opère Élisabeth Crouzet-Pavan. Plutôt que de se focaliser sur les grandes figures de l’humanisme ou les récits canoniques sur le « réveil des lettres », elle propose de regarder la Renaissance par les objets – et surtout à travers eux. Mais il ne s’agit pas d’établir un inventaire érudit de pièces rares ou de décrire le luxe aristocratique : l’objet devient ici un prisme pour lire le monde social, une entrée sensible dans les pratiques ordinaires et les représentations de l’Italie urbaine du XVe siècle.
Ce positionnement affirmé s’oppose à ce que l’autrice nomme le « récit totémique » de la Renaissance – celui qui oppose lettrés et gouvernants, artistes et mécènes, idées et formes. Sans en nier la portée, elle déplace le regard vers les chambres, les coffres, les ustensiles domestiques. Il ne s’agit plus seulement de « changer de prisme », mais de réorienter en profondeur notre lecture des hiérarchies, des gestes, des attentes et des attachements qui structurent les sociétés urbaines du Quattrocento.
Dans cette perspective, l’objet n’est plus un simple témoin. Il est acteur d’une culture, support de mémoire, déclencheur de gestes ou encore vecteur de distinction. Ce n’est donc pas une « histoire des objets », au sens traditionnel, axée sur les styles ou les techniques, mais bien une histoire par les objets, dans une veine proche de l’anthropologie historique. Élisabeth Crouzet-Pavan convoque ainsi Mary Douglas, Erving Goffman ou Pierre Bourdieu pour penser comment les choses – comme les mots – structurent les relations sociales.
Cette démarche repose sur un terrain volontairement resserré : les villes d’Italie centrale et septentrionale. Les sources – inventaires après décès, registres notariés, lettres, fresques, objets conservés – sont croisées avec minutie. L’image n’est jamais illustrative, elle devient un déclencheur d’analyse : un pot de basilic chez Crivelli, un encrier dans une scène de saint Jérôme, un lit doré transporté de Florence à Naples deviennent des indices concernant les styles de vie, les hiérarchies sociales et les façons de penser l’ordre du monde.
Ce choix permet aussi de faire place à ceux que l’histoire de la Renaissance a longtemps laissés en marge : femmes, marchands, artisans, notaires, membres de ces milieux intermédiaires où l’objet devient signe, relais, enjeu. Loin d’être cantonnée aux cercles lettrés, la culture humaniste transforme les pratiques d’écriture, les manières d’habiter, les formes de distinction intime. Le studiolo, petite pièce réservée à la lecture et à la réflexion, en devient un emblème remarquable.
Enfin, l’autrice prend ses distances avec le modèle de la « révolution de la consommation », souvent mobilisé par l’historiographie économique (McKendrick, de Vries, Goldthwaite). Plutôt que d’en faire les signes d’une modernité marchande en formation, elle insiste sur la pluralité de leurs usages : l’objet est prêté, loué, offert, transmis ; il relève tout autant de l’échange symbolique que de la dépense comptable. Ces formes de circulation nuancent l’idée d’un marché homogène et d’une modernité marchande univoque.
C’est donc bien une autre Renaissance que dessine ce livre : une Renaissance vécue, sensible, structurée par les usages, les circulations, les gestes - autant que par les textes et les idées. L'ouvrage s’inscrit ainsi dans une historiographie renouvelée, attentive aux médiations matérielles et aux formes discrètes du pouvoir et de l’appartenance. Elle montre qu’un encrier peut valoir un traité, et qu’un pot de basilic, bien observé, peut en dire long sur le siècle de l’humanisme.
Les objets, outils d’identité et de distinction
L’ouvrage démontre que dans l’Italie urbaine du XVe siècle, les objets ne sont jamais anodins. Loin d’être de simples biens de consommation, ils sont investis d’une forte valeur symbolique et deviennent de puissants vecteurs d’identification sociale. À travers eux s’expriment le rang, le statut, l’appartenance. L’ameublement, les étoffes, les tapis, les coffres sculptés ou la vaisselle précieuse participent de la mise en scène d’une identité à la fois familiale, sociale et morale. L’ornement, loin d’être un simple décor, devient un langage. C’est ce que défend la noble Bolognaise Nicolosa Sanuti dans un traité adressé au cardinal Bessarion : puisque les femmes sont exclues des fonctions publiques, elles doivent pouvoir affirmer leur vertu par les ornements qu’elles portent. Les objets disent alors l’honneur, la position, la dignité.
Cette logique de visibilité s’inscrit dans une culture de l’ostentation largement codifiée. Lors des mariages notamment, les familles se doivent de tenir leur rang, quitte à recourir à des stratagèmes. À Venise, des bijoux de verre imitant le rubis ou le diamant ornent les robes des femmes. Il ne s’agit pas de tromper, mais de se conformer à une norme où la parure dit la dignité. Cette obligation de paraître structure profondément les comportements.
Mais cette dynamique produit un effet de distinction sans cesse relancé. Les élites innovent – meubles marquetés, vaisselle en or, tapisseries orientales –, tandis que les groupes intermédiaires tentent d’en reproduire les codes. Dès qu’un objet devient accessible, il perd sa valeur distinctive : les tapis de laine cèdent la place aux porcelaines chinoises, les coffres gravés aux objets d’orfèvrerie. Une offre « semi-luxueuse », en plusieurs gammes de prix, permet aux marchands et notaires aisés d’imiter les styles dominants sans en assumer pleinement le coût.
Cette culture du paraître traverse tous les milieux, mais engage avec une intensité particulière le corps féminin, placé au cœur des stratégies de visibilité familiale. Lors des mariages ou des naissances, les femmes deviennent les vecteurs d’une mise en scène sociale : parées, visitées, elles incarnent le prestige du lignage. La chambre de l’accouchée, décorée de lits dorés, de tentures, de tapis et de vaisselle précieuse, se transforme alors en véritable théâtre d’apparat, destiné autant à célébrer l’événement qu’à affirmer une position sociale. Le vêtement féminin, comme le mobilier qui l’entoure, dit l’honneur de la famille autant que la richesse du mari.
À l’opposé de cette exposition spectaculaire, le studiolo masculin se distingue par une autre forme de représentation. Espace de retrait et de travail, il n’en reste pas moins un lieu de distinction, où horloges, instruments scientifiques, globes ou livres précieux manifestent moins la fortune que la culture et l’intériorité de leur propriétaire. Le paraître ne s’efface pas : il se déplace, et adopte les codes d’un raffinement plus intellectuel.
Tous les objets ne participent pas de la même manière à cette grammaire de la distinction. Certains sont faits pour être vus, d’autres agissent plus subtilement par leur usage ou leur rareté. Mais tous participent à l’ordre hiérarchique. Qu’ils soient exposés sur une crédence, rangés dans une chambre ou disposés dans un studiolo, ils rendent visibles – ou devinables – les écarts de position. Ni accessoires ni simples reflets, ils sont les agents silencieux d’un ordre social qui se pense autant qu’il s’affiche.
Une autre économie des choses
Tous les objets ne servent pas à affirmer un rang. À Rome, une noble prête un collier à une jeune mariée de condition inférieure. À Florence, un meuble circule entre frère et sœur. À Venise, des bijoux se louent pour quelques heures. Dans ces gestes s’esquisse une autre logique : une économie du lien, de la reconnaissance, de la circulation encadrée par les normes sociales.
En explorant ces pratiques dans l’Italie urbaine du XVe siècle, Élisabeth Crouzet-Pavan dépasse l’inventaire des usages. Elle interroge le paradigme d’une « révolution de la consommation » naissante à la Renaissance. Le luxe n’est pas réductible à un marché ; l’objet ne se limite pas à la marchandise. Il se prête, se transmet, s’engage dans le cadre d’une relation.
Car la possession n’est qu’une des formes de l’usage. L’objet peut être prêté, loué, mis en gage, transmis, offert. Cette pluralité dessine une économie fondée sur l’usage temporaire, la circulation contrôlée, la réciprocité différée. À Rome, des colliers changent de main entre femmes. À Florence, on prête instruments de musique et vaisselle pour des banquets. À Venise, la location est structurée par des contrats, et l’autorité publique tente d’en encadrer les excès. Dans tous ces cas, l’objet permet d’apparaître, d’honorer un engagement, d’occuper une place — sans posséder durablement.
Dans ces circulations, l’objet devient médiateur. Il honore une dette, scelle une relation, engage une attente. Offrir ou prêter, c’est inscrire son nom dans un réseau où la reconnaissance est différée mais essentielle. Le notable qui prête ses tapisseries pour un mariage ne se contente pas de les exposer : il consolide ses alliances. La femme noble qui confie un bijou à une plus jeune lui offre autant un ornement qu’un soutien symbolique. L’économie des objets se confond alors avec celle de l’honneur, du lien, parfois de la dette.
À ce titre, la valeur d’un objet ne se résume jamais à son prix. Certains biens, peu coûteux, ont une forte charge symbolique : un coffre hérité, un tableau dévotionnel, une pièce de vaisselle ayant appartenu à une aïeule. D’autres, onéreux, sont éphémères ou remplaçables. Le raffinement peut tenir à la matière, au décor, à l’origine ou à la mémoire. Cette hiérarchie composite des valeurs brouille toute lecture purement économique : ce n’est pas toujours le plus cher qui vaut le plus, mais le plus exposé, le plus transmis, le plus chargé d’histoire.
L’autrice défend ainsi l’idée que l’économie des objets est aussi, et peut-être d’abord, une économie de la relation. Dans une société où la réputation importe davantage que le capital, où le lien social précède la valeur marchande, les objets ont une double vie : matérielle et symbolique. Ils passent de main en main, mais aussi de statut en statut. Et c’est à travers eux que se construit, jour après jour, la place de chacun dans le tissu mouvant des appartenances.
En retraçant la vie des objets, Élisabeth Crouzet-Pavan fait bien plus que décrire la culture matérielle de la Renaissance : elle en fait une porte d’entrée dans un monde social où l’apparence, le toucher, l’échange et la visibilité comptent autant que les idées. Par touches successives, elle compose une histoire concrète et incarnée, faite de gestes, de rangs à tenir, de présents à offrir, d’honneurs à rendre : une histoire des appartenances autant que des apparences.
En s’inscrivant dans les courants récents de l’histoire sociale et de l’anthropologie historique, elle ne se contente pas de réhabiliter les objets : elle les suit dans les chambres d’accouchée, les boutiques d’artisans, les coffres de famille ou les marchés urbains. Elle les fait circuler, parler, relier. Ce faisant, elle explore ces zones d’interférence où le privé touche au politique, où l’intime devient public, où l’objet ordinaire génère de la mémoire, du pouvoir ou de la reconnaissance. Une autre histoire de la Renaissance s’inscrit ainsi dans une historiographie qui, à rebours des récits héroïques, prend au sérieux les formes matérielles du quotidien comme lieux d’expression du prestige, de la dépendance et de la distinction.
Loin des grands récits humanistes centrés sur les élites savantes, cet ouvrage restitue une Renaissance habitée par les choses ordinaires — mais jamais insignifiantes. Sans effets de rupture, avec justesse et sensibilité, il déplace le regard, invite à voir autrement. À celles et ceux qui veulent comprendre la Renaissance dans son quotidien et ses usages — dans ses chambres, ses foires, ses cérémonies ou ses cuisines — cet ouvrage offre une boussole précieuse.