Consacré à la « subjectivité dans la retraduction collaborative », le dernier numéro de la revue « TTR » invite à repenser les mécanismes d’interprétation à l’œuvre dans l’acte de traduire.

Le nom du traducteur devrait toujours figurer sur la couverture des livres étrangers, et en gros caractères. On ne dit pas assez, en effet, ce que les lecteurs français de Faulkner, de Thomas Mann ou de Neruda doivent à Maurice-Edgar Coindreau, à Maurice Betz, à Louise Servicen, à Claude Couffon. On ne sait pas assez, non plus, combien est complexe le soubassement théorique sur lequel s’appuie toute traduction. Non qu’il suffise d’avoir de belles idées sur la traduction pour bien traduire : l’enfer des mauvaises traductions est – comme celui des mauvais livres, dont il n’est qu’un arrondissement – pavé de grands principes. Il n’empêche que le traducteur doit faire preuve d’une certaine lucidité sur sa pratique, et d’une certaine cohérence dans ses choix. Les grands dilemmes qui se présentent à lui sont d’ailleurs bien connus : traduire ou maintenir telles quelles, avec accompagnement de notes, les realia ? Tenter de plier la langue cible aux rythmes propres à la langue source, ou au contraire donner un texte qui, peut-être moins fidèle à la syntaxe de l’original, se distingue en revanche par son naturel et sa fluidité ?

Des sujets (re)traducteurs

La dernière livraison (vol. 37, no 2) de TTR (Traduction, Terminologie, Rédaction), la revue de l’Association canadienne de traductologie, s’attaque à une question bien plus particulière, mais qui n’en est pas moins passionnante : celle de la « subjectivité dans la retraduction collaborative », selon le titre du dossier central. Un dossier dirigé par deux universitaires qui ont le mérite de ne pas se payer de mots, et de pratiquer la traduction tout en la théorisant : Carole Fillière, maîtresse de conférences à l’université Toulouse Jean-Jaurès, et traductrice, entre autres, de García Lorca ; et Enrico Monti, maître de conférences à l’université de Haute-Alsace, et auteur (oui : auteur) des versions italiennes des livres de Richard Brautigan.

Ce sont trois notions problématiques qui s’entrecroisent dans ce numéro. La première est celle de sujet. La liberté du sujet traducteur est certes multiplement limitée (comme celle du sujet auteur, d’ailleurs). Par le système de la langue source à l’époque de la rédaction du livre traduit, d’abord. Par le système de la langue cible à l’époque de la traduction, ensuite. Mais également par les théories de la traduction ambiantes, et par les choix de l’éditeur (qui peut réclamer un texte qui ne soit qu’un calque, ou préférer les « belles infidèles », selon l’expression du grammairien Gilles Ménage, reprise entre autres par Georges Mounin). Sans oublier, de nos jours, le rôle des traducteurs automatiques, qui sont peut-être des intelligences, mais non des subjectivités artificielles (même si ces outils se fondent « en grande partie sur des […] corpus provenant de plusieurs subjectivités », produisant donc « des formes d’intersubjectivité, inconscientes mais intégratrices de la voix de plusieurs »). Il n’en demeure pas moins que le traducteur est une « plume », avec son style singulier, au même titre que l’écrivain, et que sa « créativité » littéraire propre s’inscrit dans le texte, ou en émerge.

Or, que devient cette individualité du traducteur quand la traduction se fait à plusieurs ? C’est la question que soulève la confrontation de cette première notion de subjectivité avec une deuxième, celle de « traduction collaborative ». De « la Bible des Septante à la […] Bible dite “des écrivains” », du Capital de Marx à L’Archipel du Goulag de Soljenitsyne, les exemples ne sont pas rares de traductions fameuses réalisées collégialement. Une pratique qui se justifie souvent par l’ampleur de la tâche, régulièrement aussi par la nécessité d’un « partage des compétences, linguistiques et thématiques » ; mais qui pose tout de même la question de l’« homogénéité de l’ensemble » – la valeur de « polyphonie » n’étant pas universellement acceptée.

La troisième notion, enfin, est celle de retraduction – le terme désignant toute « nouvelle traduction d’un texte dans une langue donnée ». En quoi cette pratique est-elle intéressante ? En ceci qu’elle est « superflue », et que, ne répondant pas simplement « au besoin primaire d’accès au texte d’une autre langue-culture », elle a « pour vocation naturelle de mettre en avant l’acte interprétatif inhérent à toute traduction ». Invitant à dépasser la « traditionnelle logique binaire source-cible », elle révèle toute l’importance de la subjectivité dans la pratique de la traduction. La retraduction n’est, de fait, ni toujours ni uniquement motivée par le souci d’améliorer une traduction défaillante ou de rajeunir une traduction vieillissante. Par suite, elle suppose qu’il n’existe pas « une traduction unique et parfaite », mais des traductions multiples dont la perfection est relative à un ou des sujets traducteurs comme à un ou des sujets lecteurs.

Bref, la mise en regard de ces trois notions, et des pratiques auxquelles elles sont associées, conduit à repenser également plusieurs autres des concepts-clés de la traduction : « ethos, empathie, éthique, solidarité, altérité[,] interprétation ». En effet, les problématiques rectrices de la dynamique traductive semblent démultipliées aussi bien par la retraduction que par la traduction collaborative. Ne prenons qu’un seul exemple, celui de l’altérité. S’il y a inévitablement altérité autant qu’identité entre l’original et la traduction comme entre l’auteur et le traducteur (qui se fait en quelque sorte l’alter ego de celui qu’il traduit), c’est un rapport d’altérité encore bien plus complexe qui s’installe entre traducteurs et retraducteurs, comme entre traducteurs qui traduisent ensemble le même texte.

Lire Cavafy en polonais, Homère en turc, Vasari en espagnol

Si ce recueil est précieux, bien sûr, par ses propositions théoriques, il vaut aussi par les corpus qu’il nous invite à découvrir. Retraduire, et collectivement qui plus est, c’est multiplier à l’infini les rayons des bibliothèques, c’est, dans un vertige borgésien, créer toujours de nouvelles « probabliothèques », pour reprendre le mot-valise récemment forgé par William Marx dans ses cours de littératures comparées au Collège de France. Or, outre que le temps manque toujours au lecteur pour parcourir de fond en comble fût-ce le plus modeste des replis de ce labyrinthe de livres, il se retrouve aussi souvent devant des portes fermées, faute de savoir ordonner « Sésame, ouvre-toi » en slovène, en maori ou en persan.

Alors, ne pouvant lire des traductions faites dans des langues qu’il ne maîtrise pas (et c’est parfois presque aussi cruel que de ne pas pouvoir lire dans l’original un livre non traduit), il s’en remet aux discours critiques qui lui donneront un accès indirect, malgré tout, à ces textes dont il ne peut faire l’expérience immédiate. Faute de pouvoir lire Constantin Cavafy dans la langue de Mickiewicz, on lira la contribution d’Elżbieta Skibińska sur « les versions polonaises du premier vers d’Ithaque ». Faute de pouvoir lire Homère et Sappho en turc, on découvrira par le biais de l’article d’Özlem Berk Albachten les projets de retraduction collaborative de la grande linguiste stambouliote Azra Erhat. Faute de pouvoir lire les Vies de Vasari à la fois en anglais et en espagnol, on ira voir ce que nous en disent Ana Pano Alamán et Valeria Zotti.

Et qui sait, on finira peut-être, poussé par ces contributions plus érudites et stimulantes les unes que les autres, par apprendre le portugais – mais pour y lire Dante –, le japonais – mais pour y lire Shakespeare – ou l’ukrainien – mais pour y lire Virgile.