L'émancipation de tous passe par une limitation de l'appropriation du travail et des autres formes d'exploitation, ce qui requiert de mettre en place d'autres manières de coordonner les activités.

Emmanuel Renault rappelait dans un livre récent (Abolir l'exploitation, La Découverte, 2023) l'importance du concept d'exploitation dans la critique du capitalisme. Le philosophe et économiste Ulysse Lojkine y revient à son tour dans Le fil invisible du capital. Déchiffrer les mécanismes de l'exploitation (La Découverte, 2025) en cherchant, cette fois, à en détailler les mécanismes. L'exploitation, selon lui, prend sa source dans les dispositifs de coordination des activités. Les tentatives d'en limiter l'ampleur devraient donc prendre en compte ces dispositifs.

 

Nonfiction : Votre ouvrage peut se lire comme une tentative de renforcer la théorie de l’exploitation de Marx en lui apportant un certain nombre d’aménagements. Pourriez-vous expliciter ce point ?

Ulysse Lojkine : La définition de l’exploitation que je déploie au fil du livre — appropriation du travail d’autrui couplée à un rapport de pouvoir — ne figure pas littéralement chez Marx, mais elle en est très directement inspirée. L’affirmation selon laquelle le système capitaliste implique nécessairement l’exploitation en vient encore plus directement.

L’inflexion que j’esquisse par rapport à Marx porte sur la place du salariat et, de manière liée, de ce qu’il appelle la « sphère de la production ». Dans le Capital, l’exploitation a un vecteur privilégié, premier, à savoir le rapport salarial, qui est le rapport de production capitaliste. D’autres rapports capitalistes, de commerce ou de rente par exemple, qui relèvent pour Marx de la circulation et non de la production, peuvent donner lieu à de l’exploitation, mais celle-ci serait secondaire, dérivée par rapport à l’exploitation salariale dans la production. Au contraire, j’essaye de démontrer que le rapport de crédit, de rente, de commerce asymétrique, constituent des formes d’exploitation à part entière qui n’ont pas besoin du salariat pour exister, même si en pratique elles s’articulent et interagissent ; l’exploitation devient alors fondamentalement transversale entre production et circulation.

Cette inflexion est particulièrement importante aujourd’hui, car les cas sont nombreux où l’exploiteur et l’exploité ne sont plus dans un rapport salarial direct à l’ère des chaînes de valeur internationales — les grandes marques comme Nike ou Apple n’emploient pas d’ouvriers, mais font produire par des sous-traitants dans les pays du Sud global — mais aussi intranationales — je pense à la sous-traitance du nettoyage ou de la sécurité, au modèle de la franchise, aux petits agriculteurs dominés par les groupes de la grande distribution ou de l’agro-alimentaire.

Comment appréhender le travail que d’autres que le travailleur peuvent ainsi s'approprier ? Pourriez-vous expliquer ce que vous entendez par « comptabilité en travail » et ce que l’on peut en attendre s'agissant du repérage ou de la mesure de l’exploitation ?

Les flux de travail ne s’observent pas directement, contrairement à la circulation de l’argent d’une part, et des marchandises produites de l’autre. Pour mesurer qui travaille pour qui, il convient donc d’établir une comptabilité qui remonte de ces flux apparents vers le flux invisible du travail incorporé dans les produits et donc ensuite vers le travail acheté par une somme d’argent.

Là où l’économie contemporaine des inégalités s’applique à dépasser l’écran des montages juridiques pour repérer comment le revenu national ou mondial se répartit entre les individus, une telle comptabilité en travail dépasserait à son tour l’écran des quantités monétaires pour les exprimer en quantités de travail fournies et appropriées par chacun. Il est possible de procéder à un tel exercice, mais comme souvent, tout l’enjeu se déplace alors vers les conventions comptables qui sont faites, et en particulier, en l’occurrence, la comparaison entre des heures de travail de nature différente : faut-il compter le travail fourni en une heure par un cadre dirigeant d’une grande entreprise autant que celui d’une caissière dans le même pays ? Et autant que celui fourni par une ouvrière au Maroc ou au Bangladesh ?

Selon la règle retenue pour comparer ces travaux, c’est un paysage de l’exploitation différent qui est dessiné : à l’échelle nationale, les cadres seront exploiteurs ou exploités ; à l’échelle mondiale, c’est même une bonne partie des classes populaires des pays du Nord qui sera considérée comme exploiteuse si on considère qu’elle s’approprie plus de travail du Sud qu’elle ne lui en cède.

Comment définir le pouvoir qui permet cette appropriation ? À quoi celui-ci tient-il ?

Il existe diverses conceptions du pouvoir économique. Les marxistes s’intéressent à la dépendance du prolétaire envers la classe qui pourra lui fournir ses moyens de subsistance et de travail. Pour sa part, le paradigme néoclassique, dominant aujourd’hui en économie, tend à réduire le pouvoir économique au pouvoir de monopole, avec l’idée suivante : si le travailleur peut faire jouer la concurrence entre de nombreux employeurs équivalents, alors aucun d’entre eux n’a de véritable prise sur lui.

C’est à cette objection néoclassique à l’encontre de la conception marxiste que je m’efforce de répondre, en montrant qu’il existe bien un pouvoir fondé sur la propriété, qui perdurerait même dans un monde de concurrence parfaite — dont nous sommes d’ailleurs bien loin ! En situation de concurrence intense, le prix du marché s’impose à tous et n’est individuellement imposé par personne ; mais il résulte de l’offre et de la demande de chacun, en attribuant un poids plus important à ceux qui ont la propriété la plus importante.

Quelle serait alors la place du rapport salarial dans une théorie de l’exploitation compatible avec une société marchande complexe ?

Une place très importante ! Le salariat occupe une place unique dans le paysage de l’exploitation capitaliste, pour deux raisons : d’une part, il combine l’appropriation de valeur avec un contrôle direct, explicite, de l’appropriateur sur le travailleur et sur les moyens de production ; d’autre part, du fait d’évolutions techniques, sociales et juridiques, le salariat a acquis une extension immense, qui concerne une grande majorité de travailleurs. Aujourd’hui, le recul des contre-pouvoirs syndicaux et du droit du travail dans de nombreux pays, associé à de nouvelles formes de contrôle informatique ou algorithmique, accentue la verticalité et l’emprise de ce contrôle salarial. Le salariat reste ainsi un site d’exploitation, et donc de lutte contre l’exploitation, de première importance.

Pour autant, et c’est le point sur lequel j’insiste dans le livre, il ne faut pas négliger les autres formes d’exploitation capitaliste comme le crédit, la rente ou le commerce. Elles représentent des formes d’exploitation autonomes, qui interagissent avec le salariat mais n’en sont pas dérivées. On peut les considérer comme des formes d'exploitation, en tant que modes d’appropriation, bien sûr, mais aussi en tant que formes de pouvoir et de contrainte, plus indirectes et souvent plus discrètes que le salariat, mais tout aussi réelles. Ainsi, la menace en suspens de l’huissier ne gouverne pas moins nos comportements que les ordres reçus du contremaître.

Encore une fois, cet aménagement de la théorie marxiste de l’exploitation me paraît particulièrement important aujourd’hui, pour penser le poids crucial d’une part de la dette dans la vie des entreprises et des ménages — emprunt immobilier, mais aussi, en France et plus encore dans d’autres pays, étudiante —, et d’autre part de l’exploitation locative sur le marché immobilier, en particulier dans et autour des grandes métropoles où l’intensité rentière atteint ces dernières années des niveaux inouïs.

Dans le capitalisme, l’exploitation et la coordination des activités sont complètement imbriquées, montrez-vous, prenant appui sur les mêmes institutions (la propriété privée, en premier lieu). Pourriez-vous en dire un mot ?

Sans propriété privée, pas d’exploitation capitaliste. C’est parce que le capitaliste détient une entreprise (les machines, les locaux, la marque) qu’il peut exiger une partie du fruit du travail de ses salariés en échange de l’accès à ces moyens de production qu’il leur concède. C’est parce que le propriétaire immobilier possède des logements qu’il obtient un loyer, donc là aussi une part du fruit du travail de ses locataires.

Mais cette même institution, la propriété privée, est une formidable institution de coordination. Elle prévient le chaos et les conflits, en définissant d’une manière certes relativement arbitraire, mais bien définie, qui a le droit de faire quoi avec quoi. Combinée à la monnaie et à l’échange marchand, elle permet même la réallocation flexible de ces actifs entre les personnes — à proportion de leur richesse initiale, bien sûr. Ce sont précisément les mêmes institutions fondamentales — la hiérarchie autoritaire dans l’entreprise, la propriété privée et les marchés, en particulier le marché des capitaux et celui de l’emploi — qui font du capitalisme un système de coordination historiquement inouï, et un système d’exploitation massive.

En même temps, ces mécanismes de coordination connaissent des crises récurrentes, dont on a de multiples exemples. Quel lien faites-vous dans ce cas entre ces crises et l’exploitation que vous décrivez ?

J’insiste dans le livre sur ce qui représente à mes yeux le plus grand défi pour ceux qui aspirent à un dépassement du capitalisme : l’ancrage de l’exploitation dans des institutions de coordination capitaliste qui, de certains points de vue et à certaines périodes, fonctionnent bien, au sens où elles permettent de gérer l’interdépendance des travailleurs à une échelle inouïe dans l’histoire.

S’il est important de garder en tête cette relative performance coordinatrice des institutions capitalistes, qui constitue un étalon à dépasser pour des institutions socialistes alternatives, il ne faudrait pas pour autant l’exagérer et vous avez raison d’évoquer les échecs de coordination, et en particulier les moments où ils se cristallisent, les crises. Ce sont des moments où la monnaie et le marché, au lieu de faciliter les échanges, les empêchent, empêchent aux uns de travailler ou de mobiliser leurs ressources pour les autres, ce qui est l’essence d’un échec de coordination.

Ces crises n’affectent pas la structure même de l’exploitation capitaliste, qui existe même dans les périodes de bon fonctionnement, mais elles peuvent l’aggraver, en particulier par le chômage qui exerce une forte pression sur les travailleurs comme l’ont vu Marx et Kalecki et rend les salariés en emploi dépendants de leur patron.

La conclusion que vous en tirez est que limiter l’exploitation passe nécessairement par une évolution de ces dispositifs de coordination. Pourriez-vous expliciter quelque peu ces points ?

Si le capitalisme est bien, indissociablement, un système de coordination et d’exploitation, et si on considère qu’il n’est ni possible ni souhaitable de renoncer à la coordination à grande échelle propre à notre modernité, alors pour défaire l’exploitation il faut en même temps construire d’autres institutions de coordination — des modalités de synchronisation pour que chacun puisse travailler avec d’autres et pour d’autres, même sans les connaître. Or l’histoire nous montre justement le développement, sous l’effet en particulier de rivalités géopolitiques et de luttes sociales, d’institutions nouvelles qui viennent disputer au marché et à l’entreprise autoritaire le monopole de la coordination sociale à grande échelle. J’en cite trois en particulier : le plan étatique, l’État social (Sécurité sociale et services publics) et les algorithmes d’appariement non marchands.

Cela ne suffit pas encore à définir l’architecture d’un monde débarrassé de toute exploitation, mais cela en ouvre la perspective, contre la vision historiquement fausse d’une progression univoque du marché, de la propriété privée et de la hiérarchie capitaliste comme seules modalités modernes de prévention du chaos et du conflit.