La critique du capitalisme continue d'avoir besoin du concept d'exploitation, même si d'autres formes de critique sociale appellent d'autres concepts.

Abolir l'exploitation. Ce mot d'ordre conserve toute sa force, comme l'explique le philosophe Emmanuel Renault dans le livre qu'il vient de faire paraître à La Découverte. Par sa capacité à rendre compte des rapports sociaux, à en produire une explication et à donner à la critique sociale une perspective, le concept d'exploitation reste en effet absolument essentiel, même si la critique du capitalisme requiert désormais également d'autres concepts.

 

Nonfiction : Parmi les différents concepts auxquels se réfère la critique sociale, celui d’exploitation, à la longue histoire, est désormais souvent écarté au profit d’autres concepts plus simples à définir. Comment l’expliquer ?

Emmanuel Renault : L’explication se doit de tenir compte d’une multiplicité de facteurs. Même si cela peut sembler trivial, il faut déjà mentionner les effets d’usure. Lorsqu’un concept apparaît comme central, on en vient toujours à en abuser, or les usages abusifs produisent un effet d’usure. Le sentiment se développe que le concept en question ne peut plus rien dire ou produire de nouveau, qu’on a fait le tour de ce qu’il permettait de mieux comprendre et critiquer, qu’il faut penser autrement.

À cet effet d’usure, s’ajoute les conséquences de la disqualification politique et académique du marxisme. Ce dernier a joué un rôle déterminant dans la diffusion de la problématique de l’exploitation. Bien que Marx l’ait reprise au mouvement ouvrier naissant, et bien que le mot d’ordre « abolition de l’exploitation de l’homme par l’homme » était déjà brandi par les révolutionnaires de 1848, avant même que Marx n’en fasse une théorie, la critique de l’exploitation a fini par apparaître comme une marque de fabrique du marxisme. Après la mise en échec des espoirs révolutionnaires de 1968, puis l’effondrement du socialisme dit « réel » à la fin des années 1980, le marxisme a semblé devoir être relégué aux oubliettes, tout comme les principaux concepts qui lui étaient associés, dont celui d’exploitation.

Un troisième facteur explicatif est lié à la marginalisation de la question du travail, à la suite de la crise de 1974 et de l’apparition d’un chômage de masse persistant — période dont nous ne sommes pas vraiment sortis, n’en déplaise aux promesses gouvernementales d’un imminent retour au plein emploi. Lorsque le chômage devient un sujet de préoccupation majeur, on peut en venir à se sentir coupable de se plaindre de bénéficier d’un emploi ! Au cours des années 1980 et 1990, les partis et les syndicats de gauche ont globalement déserté la lutte pour de meilleures conditions de travail et des rémunérations plus élevées. Ils se sont contentés de la préservation de l’emploi non précaire, voire de la réduction du temps de travail. Pour poursuivre ces objectifs, certes légitimes, bien que limités, le concept d’exploitation n’était pas le plus approprié.

Le dernier facteur à prendre en compte est que le concept d’exploitation est porteur d’une critique sociale radicale. Le mot d’ordre « abolition de l’exploitation de l’homme par l’homme » fut énoncé pour la première fois dans L’Exposition de la doctrine de Saint-Simon. Première année, en 1828-1829, avant de se répandre comme une trainée de poudre dans la classe ouvrière émergente. Immédiatement, dès 1931, il fut associé par des saint-simoniennes à un second mot d’ordre : « abolition de l’exploitation de la femme par l’homme ». Dans les deux cas, c’est une transformation radicale qui est exigée par le concept d’exploitation. L’exploitation doit être abolie et non pas seulement amoindrie.

En un mot, le concept d’exploitation est associé depuis son origine à des perspectives révolutionnaires plutôt que réformistes, et l’on peut imaginer que le tournant réformiste de la gauche, d’un réformisme conçu toujours davantage comme une adaptation à l’existant, a joué un rôle dans la mise au rebut de ce concept.

Selon vous, qu’est-ce qui plaide au contraire pour en maintenir l’utilisation ?

Déjà, il est frappant de remarquer que le concept d’exploitation continue d’être d’usage courant. On dénonce fréquemment des situations d’exploitation, aussi bien dans le contexte du travail professionnel que dans celui du travail domestique. Si ce concept continue à appartenir au langage de la critique sociale ordinaire, c’est sans doute parce qu’il remplit des fonctions que d’autres concepts peinent à remplir mieux que lui.

Plus généralement, il me semble que la philosophie et les sciences sociales doivent toujours se garder de mépriser le vocabulaire au moyen duquel les individus ordinaires se formulent à eux-mêmes les problèmes qui les préoccupent le plus, cherchent à les rendre publics et à les critiquer. Or, le concept d’exploitation appartient à ce vocabulaire, comme je le souligne en me référant notamment à différents mouvements sociaux, mais aussi à des chansons populaires, qu’elles appartiennent au genre de la chanson révolutionnaire, à celui du blues ou du punk (la liste n’est certainement pas exhaustive).

Je relève aussi ce paradoxe que le champ académique, qui prétend être plus que tout autre autonome, c’est-à-dire indépendant des évolutions sociales et politiques, s’est avéré plus perméable que le langage ordinaire à la disqualification politique du marxisme et des concepts qui semblaient lui être essentiellement liés. On a cessé de faire du concept d’exploitation une clef d’analyse dans les sciences sociales et la philosophie, mais pas dans le langage ordinaire…

Il s’agit, montrez-vous, d’un concept à la fois descriptif, normatif, mais aussi explicatif et stratégique. Pourriez-vous dire un mot de ces différentes fonctions ?

Le concept d’exploitation est descriptif et normatif au sens où il a pour fonction de présenter des faits comme devant être critiqués. Dans sa composante descriptive, il désigne le fait que des efforts de travail ne sont pas suffisamment rémunérés — toute la question étant de savoir ce que signifie rémunéré et insuffisamment rémunéré. Dans sa composante normative, il exige que ces faits soient critiqués — comme nous l’avons déjà relevé, un consensus existe sur le fait que l’exploitation doit être critiquée.

Si l’on examine les principaux usages du concept d’exploitation, depuis sa formation dans l’école saint-simonienne jusqu’à ses usages féministes, en passant par sa théorisation chez Marx, on s’aperçoit qu’il a aussi une fonction explicative, et que celle-ci est double. D’une part, dans ses usages socialistes, il sert à expliquer différentes caractéristiques de la condition ouvrière, et dans ses usages féministes, de la condition féminine. D’autre part, il sert à identifier des structures exploitatives, comme celle du capitalisme et du patriarcat.

L’enjeu d’une telle identification des causes des phénomènes d’exploitation n’est pas seulement théorique, il est aussi stratégique : il faut en effet comprendre quelles sont les causes des problèmes auxquels on cherche des solutions si l’on veut lutter efficacement pour de telles solutions.

Quel rapport entretient-il en particulier avec les notions d’injustice ou de domination ?

Des concepts comme ceux d'injustice et de domination sont exclusivement descriptifs et normatifs : ils se contentent de désigner des faits qu’ils présentent comme des maux, en exigeant donc qu’ils soit critiqués. C’est là une première différence avec le concept d’exploitation. Il n’en reste pas moins que ce concept leur est étroitement lié, car ce qui fait que l’exploitation doit être critiquée est qu’elle relève de l’injustice et de la domination.

Le concept d’exploitation désigne tout à la fois une forme d’injustice au travail et une domination du travail, ce qui a pu conduire certains auteurs à considérer que l’exploitation pouvait être réduite à une injustice économique (comme dans le marxisme analytique, chez J. Roemer ou G. Cohen, par exemple) ou à une domination (comme chez Marx).

D'une part, il me semble que si le concept d’exploitation remplit des fonctions que ne peuvent pas remplir ceux de justice et de domination, c’est parce que ce concept désigne des formes d’injustice et de domination combinées. L’expérience de l’exploitation ne consiste pas seulement à travailler au profit d’autrui et à son détriment, mais aussi à travailler sous prescription, contrairement à ceux qui profitent de leur exploitation. De même, l’expérience de l’exploitation du travail domestique est à la fois celle d’une injustice (ce travail n’est ni rémunéré ni reconnu à sa juste valeur) et d’une domination.

D'autre part, la spécificité de la problématique de l’exploitation tient au fait que, du point de vue de la rémunération, on a souvent quelque chose à gagner à être exploité plutôt que non exploité dans les sociétés capitalistes patriarcales. De même qu’il est souvent plus avantageux d’être un salarié exploité qu’un chômeur, il est souvent préférable d’être une femme en couple soumise à la double journée de travail que d’être mère isolée. La question de l'acceptation des offres exploitatives, en raison d’une dépendance économique, voire technique et même affective, est au cœur de la problématique de l’exploitation. En un mot : le concept d’exploitation pose le problème d’une combinaison d’une injustice et d’une domination consentie. Cela conduit à considérer que la question de la lutte contre l’exploitation est indissociable de la lutte contre le consentement à l’exploitation, comme l’ont souligné les théories féministes de l’exploitation.

En même temps, vous expliquez que la critique du capitalisme ne peut pas se contenter de ce seul concept. Comment dès lors positionner celui-ci par rapport à d’autres concepts, et en particulier ceux qui mettent en avant les questions de sexe ou de race ?

Il semble raisonnable de considérer que l’exploitation est l’un des ressorts déterminants, mais sans doute pas le seul, de la production de profit. Il semble également raisonnable d’ajouter que le fait que le capitalisme soit un mode de production orienté vers le profit explique qu’il tente toujours d’exploiter autant que possible le travail, sous des formes sans cesse renouvelées. On peut donc parler de caractère exploitatif du capitalisme, et en déduire la nécessité d’une critique du capitalisme.

Mais le capitalisme peut être critiqué aussi en raison de son caractère écocidaire. Or, le concept d’exploitation ne sert pas à grand-chose lorsqu’il s’agit de critiquer cet aspect, et cela peut aussi donner à penser que ce concept ne peut plus servir à affronter les problèmes les plus importants de notre temps. Cependant, si l’on se contentait de chercher à rendre le capitalisme moins écocidaire, conformément aux projets d’un capitalisme vert, par exemple, on risquerait de le rendre plus exploitatif, en compensant les baisses de rentabilité impliquées par un plus grand respect des écosystèmes et des ressources naturelles par des conditions de travail et de rémunération moins favorables à tous ceux qui se trouvent au bas de l’échelle professionnelle. Il en résulterait davantage d’injustice sociale, et sans doute aussi une domination sociale durcie et moins de démocratie, notamment parce qu’il faudrait contenir les révoltes suscitées par l’injustice sociale. Nous avons besoin aujourd’hui d’une critique du capitalisme, ne serait-ce qu’en raison de la crise écologique en cours, mais nous ne pouvons nous contenter d’une seule critique écologique du capitalisme. La critique de l’exploitation fait partie des critiques du capitalisme qui sont indispensables.

Il se trouve par ailleurs que la critique de l’exploitation porte depuis son origine saint-simonienne non pas seulement sur les rapports de classe, notamment sous leur forme proprement capitaliste, mais aussi sur les rapports entre les sexes. Je soutiens dans ce livre que nous avons tout à gagner à donner à la critique de l’exploitation un tour intersectionnel. Il n’est pas contestable que les femmes sont doublement surexploitées : elles le sont dans leur travail salarial (puisqu’à travail égal elle sont moins rémunérées que les hommes exploités) et dans leur foyer où elle fournissent un travail domestique non-rémunéré (plus précisément : faiblement rémunéré en nature, en termes de participation du salaire masculin au loyer et aux frais courants du ménage).

Il est tout aussi difficile de contester que les personnes racisées sont cantonnées aux activités les moins rémunératrices, les moins prestigieuses et les plus pénibles. Et y compris dans ces activités, les femmes font l’objet d’une surexploitation. Si l’on souhaite analyser adéquatement les formes contemporaines de l’exploitation, il convient donc de croiser les grilles d’analyse des rapports de classe, de sexe et de race.

Mais l’exploitation ne joue pas pour autant un rôle aussi décisif dans ces trois rapports sociaux de domination. La domination de classe semble s’être toujours accompagnée de rapports d’exploitation, et il est tentant de suivre Marx lorsqu’il affirme que l’exploitation des classes dominées est l’enjeu fondamental des rapports sociaux de classe — ce qui n’interdit pas de penser, avec Bourdieu, que les formes contemporaines du rapport de classes ne peuvent être décrites adéquatement sans prendre en compte des facteurs irréductibles à l’exploitation, comme les inégalités relatives au capital social, au capital culturel et au capital symbolique.

En revanche, il est difficile d’affirmer que l’exploitation est également l’enjeu fondamental des rapports sociaux de sexe et de race. Certes, les rapports sociaux de sexe s’accompagnent eux aussi d’une forme d’exploitation spécifique : l’exploitation du travail domestique ; en outre, les femmes subissent une surexploitation dans leur travail professionnel, de sorte qu'il est légitime de faire de l’exploitation une dimension essentielle des rapports sociaux de sexe. Il n’en résulte pas pour autant que l’exploitation soit l’enjeu fondamental des rapports de domination se nouant entre le groupe des hommes et celui des femmes.

Les mouvements féministes ont d’ailleurs soulevé bien des questions qui peuvent difficilement être abordées en termes d’exploitation. On peut déjà se demander si la question de l’appropriation sexuelle des femmes et des violences qui l'accompagnent peut être abordée dans toutes ses dimensions quand on cherche à y répondre au moyen de catégories comme celles d’exploitation du travail sexuel et d’exploitation du travail reproductif — et on peut en douter sans pour autant rejeter la pertinence de ces catégories. En outre, les orientations du féminisme contemporain qui remettent en cause l’assignation identitaire aux catégories d’homme et de femme et cherchent à lutter contre elle (le féminisme queer, notamment), ou celles qui invitent à prendre au sérieux les enjeux de la transition de genre (le féminisme trans par exemple), soulèvent des questions qui sont partiellement au moins irréductibles à ce qui peut être pensé en termes d’exploitation du travail domestique.

La pertinence de l’analogie des rapports sociaux de race avec le caractère exploitatif des rapports de classes est plus limitée encore. Quelle serait, en effet, la forme d’exploitation consubstantielle du racisme ? On est tenté de penser à l’exploitation de type esclavagiste car elle a joué un rôle déterminant dans la constitution du racisme moderne. Cependant, le racisme a survécu à l’esclavage de plantation, et il est difficile de réduire l’ensemble de ses formes contemporaines à des épiphénomènes de l’exploitation. L’esclavage ne peut donc être considéré comme l’équivalent de l’exploitation du travail domestique pour les rapports sociaux de sexe, ou de l’exploitation du travail professionnel pour le rapport de classes.

Le concept d’exploitation ne peut donc pas équiper efficacement toutes les formes de critique sociale qui s’imposent aujourd’hui. Cela ne l’empêche pas d’être indispensable, non pas seulement dans la critique des rapports sociaux de classe, mais aussi dans la critique des rapports sociaux de sexe et de race, ainsi que dans la réflexion sur leur imbrication. Même quand un concept ne peut pas tout dire, il peut mieux dire certaines choses que d’autres concepts, y compris quand ces autres concepts semblent plus généraux (comme les concepts de domination, de justice, ou encore d’intersectionnalité), plus fondamentaux, ou plus directement en prise avec les enjeux vitaux d’une époque (comme le concept de caractère écocidaire du capitalisme).