À travers l’étude du « condensé de frontière » qui sépare l’« Elsass-Lothringen » de la France entre 1871 et 1914, Benoit Vaillot étudie la frontière comme instrument de différenciation spatiale.

L’Elsass-Lothringen est une invention allemande, formulée par les vainqueurs de 1871 qui s’en emparent. Lorsqu’elle réintègrera le territoire français en 1918, le gouvernement préfèrera d’ailleurs la nommer « Alsace-Moselle », plutôt que de reprendre sa traduction française, « Alsace-Lorraine », à la fois littérale et trompeuse.

Dans un Empire allemand qui, à la différence de la France unitaire, est un état fédéral, l’Elsass-Lothringen occupe une place particulière. Elle y est une « Terre d’Empire », appartenant en indivision aux États membres fédérés. Alors que dans cet Empire, on est ordinairement allemand par le biais de l’appartenance à l’un des États (Prusse, Bavière…), les Alsaciens-Lorrains nés dans ce territoire – à l’exclusion des simples habitants comme de ceux qui ont opté pour la nationalité française – sont allemands sans passer par une telle voie. En ce sens, ils sont, en regard du droit, « les premiers Allemands de l’histoire contemporaine », même si, dans leur majorité, « ils ne s’identifient pas comme allemands et se distinguent de ceux qu’ils appellent les "Vieux-Allemands"  », c’est-à-dire les habitants d’Elsass-Lothringen venus des autres États de l’Empire allemand.

Les « néoallemands » n’en sont pas moins discriminés, car ils ne disposent que d’une « nationalité alsacienne-lorraine  » liée à la terre. Cette notion inventée, dite Landesangehörigkeit, est distincte de la nationalité d’un État de l’Empire ou Staatsangehörigkeit, ce qui en fait des citoyens mineurs dans cet Empire.

Dans ce sens, ce territoire singulier constitue bien une frontière entre France et Allemagne (« ce livre n’est pas un livre sur l’Alsace-Lorraine »), dont l’étude est rendue particulièrement complexe par le fait que cette « Terre d’Empire » entretenait des liens particuliers et évolutifs avec la France. Par son approche très innovante de cet espace entre deux nations, Benoit Vaillot analyse ce qui fait de cette frontière « à la fois une couture et une coupure ».

De la délimitation à la fermeture

La définition du territoire annexé par l’Empire allemand (sans consultation des intéressés) est un acte de juridiction établi par un traité. Elle repose sur deux présupposés susceptibles d’entrer en contradiction : une définition ethnolinguistique de la nation et des logiques stratégiques.

Si, au moins pour des raisons de survie économique, les paysans dialectophones n’ont guère opté pour la France, la germanophonie peut aller de pair avec la francophilie et construire une culture régionale originale. D’autre part, nombre de « néoallemands » sont francophones et des intellectuels allemands doutent d’ailleurs de la possibilité de les assimiler. Mais la réponse de l’idéologie officielle des années 1870 est que l’Elsass-Lothringen retrouvera vite la plénitude de sa germanité une fois réintégrée dans la famille allemande, avec la disparition du « vernis culturel français ». Le rapport de force permet à l’Allemagne d’imposer ses conceptions en matière de délimitation.

Après une première période de relative ouverture (jusqu’en 1887), pendant laquelle les relations humaines, sociales et économiques perdurent de part et d’autre de la frontière, se met en place une fermeture et se développent une politique d’assimilation et un « esprit de frontière ». La frontière, devenue de plus en plus visible, est davantage « inscrite dans les perceptions ». Des deux côtés, l’État se surinvestit sur la ligne de séparation, alors que la germanisation s’accentue et que beaucoup d’Alsaciens-Lorrains, acceptant le fait accompli et se soumettant notamment à l’exigence de documents d’authentification pour défendre leurs intérêts, se tournent vers l’Allemagne.

Ce que produit la frontière

La frontière est productrice d’outils et de concepts, autant d’instruments d’une différenciation spatiale croissante, sans que tous ceux-ci aient toujours été prévus et définis à l’origine. Elle est en ce sens une invention perpétuelle.

La démarcation sur le terrain à partir des limites communales, longuement et âprement discutée, bouleverse les « espaces vécus » et est souvent traumatisante. Elle se traduit d’abord par la mise en place de bornes, dont la fréquente dégradation traduit le mécontentement des frontaliers. À la fin du siècle, la volonté allemande de rendre plus visible encore la frontière entraine la prolifération de poteaux de signalisation, dont les libellés rendent compte des différences de conception : du côté français, une simple inscription « frontière », traduit sans commentaire la réalité et n’engage pas l’avenir ; du côté allemand, « Deutsches Reich  » rappelle sobrement mais fermement une appropriation germanique considérée comme définitive. Viendra enfin, sur les routes, la pose de barrières liée au développement de la circulation automobile et à la crainte que des gendarmes à cheval ne puissent poursuivre les véhicules.

Par ailleurs, les évolutions technologiques entrainent la formulation d’un nouveau concept : celui d’« espace aérien national », inventé en 1911-1913 conjointement par la France et l’Allemagne. L’application en est toutefois limitée dans la pratique, en raison de l’impossibilité d’appréhender un aéronef en plein vol : il ne peut alors s’appliquer que sous condition d’atterrissage.

Un instrument essentiel d’identification apparaît en 1888, tout en étant partiellement aboli en 1891 : le gouvernement d’Elsass-Lothringen institue un régime des passeports très contraignant, entravant la circulation des ressortissants français et contraignant les Alsaciens-Lorrains s’étant rendus en France à prouver leur nationalité allemande pour rentrer chez eux. Leur liberté de circulation est désormais liée à un document les identifiant, bon gré mal gré, comme allemands ; les récalcitrants sont poussés à l’émigration. De façon plus générale, ce régime, « perçu comme banal aujourd’hui  », mais considéré à l’époque par les frontaliers comme « une violation des droits les plus élémentaires  », marque une étape importante dans la construction de l’État.

Enfin, la crainte de l’extension de maladies au début du XXe siècle contribue à la mise en place de processus de fermeture, la frontière pouvant devenir sanitaire : la nation est définie comme « un corps à protéger  ». Même les animaux domestiques sont « nationalisés », la peur des épizooties contraignant les mobilités animales. Les visites sanitaires sont systématisées et les vétérinaires deviennent des acteurs obligés de la gestion de la frontière.

Différenciation spatiale et affirmation de similitude

La notion de différenciation d’avec la France s’accompagne, du point de vue allemand, du concept corollaire d’affirmation d’une similitude la plus visible possible entre l’Elsass-Lothringen et le reste du monde germanique. Cela est particulièrement net dans la volonté de remodeler le paysage vosgien et de gérer la faune. À la gestion forestière « à la française », qui préserve les taillis sous futaie et les feuillus, s’oppose désormais une gestion fondée sur une science forestière germanique qui prône la disparition des taillis et l’enrésinement systématique. Ainsi sera accomplie, par les gardes forestiers allemands, une unité paysagère entre Vosges et Forêt Noire, « forêts jumelles ». La forêt germanique doit sentir la résine.

Quant au gibier, il est traditionnellement mieux protégé dans le monde germanique, alors qu’en France s’exerce le droit de suite dans les propriétés privées (ce que comprenaient fort bien les Alsaciens-Lorrains, à la différence des « Vieux-Allemands »). La chasse démocratique française, considérée avec mépris, est remplacée par la pratique de grandes chasses dans la tradition aristocratique allemande. D’une certaine manière, les animaux sauvages, eux aussi, acquièrent une nationalité.

Tourisme et « nationalisation » du paysage de montagne

Les randonneurs du Vogesenclub, fondé en 1872, constituent l’un de piliers de la germanisation. Rassemblant essentiellement, à l’origine, des membres vieux-allemands issus des élites des fonctionnaires, des militaires et des universitaires, il s’ouvre progressivement aux Alsaciens-Lorrains. Ceux-ci créent toutefois, au début du XXe siècle, leurs propres structures fermées aux Vieux-Allemands.

Pour les randonneurs vieux-allemands, les Vosges sont définies comme un rempart : les cartes utilisées, sauf exception, ne détaillent pas les excursions possibles en territoire français. La vision est celle d’une montagne fermée par la frontière, alors que les cartes éditées par le Club alpin français et destinées aux publics français et alsacien-lorrain indiquent toutes des sentiers de randonnée franchissant la frontière.

La pratique du ski, introduite à la fin du XIXe siècle, met en revanche en évidence des comportements spécifiques : plus jeunes, recrutés de façon moins élitiste que les membres de clubs de randonneurs, les skieurs « considèrent volontiers la montagne comme un terrain de jeu où la frontière n’a qu’une faible signification  ».

Gestion de la frontière et services publics

La frontière est aussi productrice d’une prolifération de fonctionnaires et d’une recherche (plus ou moins heureuse) d’efficacité administrative. La France se distingue par sa précocité et son inventivité. La police française des frontières, née à partir de la police des chemins de fer et qui dépend de la Sureté Générale, sert de modèle à son homologue allemande qui apparaît en Elsass-Lothringen dans les années 1880, recrutée dans la police prussienne ou bavaroise et dépendant directement, à partir de 1887, du gouvernement impérial.

Dans les deux pays, la police a aussi une fonction politique de surveillance, ancêtres des Renseignements Généraux et de la Gestapo. Douaniers et gendarmes sont omniprésents et d’une loyauté absolue. Les douaniers allemands sont majoritairement originaires du Pays de Bade et du Luxembourg et la gendarmerie d’Elsass-Lothringen dépend à partir de 1902 du gouvernement impérial. Espions et contre-espions pullulent. À la fin du XIXe siècle, tous les fonctionnaires français relèvent, d’une façon ou d’une autre, du contre-espionnage, qui dépend à partir de 1899 de la Sûreté Générale et non plus de l’État-Major, qui ne conserve que l’espionnage.

De façon générale, la gestion de la frontière, du côté français, s’inscrit dans une tradition centralisatrice, alors que l’Allemagne, qui cherche à imiter le modèle français, se heurte aux compétences des États et doute, souvent à raison, de la loyauté de ses propres fonctionnaires d’Elsass-Lothringen.

De la frontière à la nation

À la différence de nombre d’études relevant des border studies, Benoit Vaillot prend fondamentalement en compte la temporalité. Dans ce livre passionnant, nourri de développements concrets mais aussi de perspectives générales, il montre bien, à partir d’un cas spécifique porteur de riches problématiques, combien la création d’une frontière est elle-même porteuse d’inventions de notions et de réalités qui n’avaient pas toujours été prévues. La mise en place d’une frontière s’accompagne, soit immédiatement soit au fil du temps, de conséquences dans des domaines variés.

L’un des fils rouges est la notion de « nationalisation », qui va jusqu’à englober les animaux sauvages et domestiques ainsi que les paysages et jusqu’au ciel lui-même. Créatrice de pratiques administratives ou accentuant des processus déjà en cours, la frontière confronte des modes de vie et des modes de gestion. Pour autant, alors même qu’elle entend exercer la contrainte et figer le temps, elle n’échappe pas aux aléas de l’histoire : la frontière franco-allemande de 1871-1914 est devenue aujourd’hui une « frontière fantôme  ».