Comment raconter l’histoire d’une humanité confrontée aux limites planétaires ? L’historien Dipesh Chakrabarty propose de penser ensemble crise écologique, héritages coloniaux et pluralité des mondes.

L'ouvrage Une planète, plusieurs mondes (2024) de Dipesh Chakrabarty, Professeur à l’Université de Chicago, s'inscrit dans la continuité de sa réflexion entamée avec Provincialiser l'Europe (2000), tout en élargissant l'horizon vers une interrogation fondamentale : comment penser l'histoire humaine à l'ère de l'Anthropocène ? Le défi, dans ces deux œuvres, consiste à pluraliser notre rapport au temps historique, cessant ainsi de voir l’Europe comme le centre du monde et l’humain comme le résumé du monde vivant.

Ce livre, composé de trois essais, explore les implications historiques, culturelles et politiques du changement climatique en articulant deux niveaux : le « global » (qui concerne le monde entier, sur un plan humain et sociétal) et le « planétaire » (qui concerne la planète Terre, y compris dans ses aspects environnementaux et écologiques). À travers une perspective postcoloniale et décoloniale, l’historien invite à reconfigurer nos catégories modernes pour répondre aux défis contemporains. En d’autres termes, il entend réfléchir à l'historicité de l'humanité à une époque marquée par un réchauffement climatique causé par l'homme lui-même, annonciateur de temps apocalyptiques.

De l'Anthropocène à la chronopolitique : un nouvel horizon temporel

Dès l’introduction, le natif de Calcutta pose une question centrale : « Que signifiait pour des chercheurs en sciences humaines le fait de s’intéresser de près à une science du système Terre ? ». En accord avec le géographe Nigel Clark et le sociologue Bronislaw Szerszynski, co-auteurs de Planetary Social Thought: The Anthropocene Challenge to the Social Sciences (2020), il plaide pour « socialiser l'Anthropocène » tout en « géologisant le social ». Cette double approche permet de dépasser l'opposition entre nature et culture et d'aborder la crise écologique comme un phénomène à la fois physique et social.

Dans la première partie, l’historien développe l'idée d'une « chronopolitique » de l'Anthropocène, où le changement climatique reconfigure notre rapport au temps historique : « L'Anthropocène génère donc un sens bien spécifique du temps historique, quelque chose que nous pourrions appeler sa "chronopolitique". » L'Anthropocène fragmente en effet les avenirs humains, créant une tension entre un futur incertain et un passé idéalisé. Le cas de la pandémie de COVID-19 en constitue un bon exemple : « avec la pandémie, l'avenir survient en tant que nostalgie ».

Celle-ci est analysée comme un révélateur des interdépendances entre l'humain et le non-humain : « La pandémie ne s'inscrit pas seulement dans l'histoire globale du capitalisme et de son impact destructeur sur la vie humaine, elle représente aussi un moment dans l'histoire de la vie biologique sur cette planète : les humains ont alors agi comme des amplificateurs d’un virus dont il est fort possible qu’il ait été hébergé pendant des millions d’années par certaines chauves-souris en Chine ». Ce constat souligne la nécessité d'élargir le cadre de l'histoire humaine pour inclure les dynamiques géobiologiques.

Penser l'humanité comme « chose » : historicité et limites du global

Dans la deuxième partie, Chakrabarty interroge l'historicité de l'humain dans le contexte de l'Anthropocène. Il souligne que ce tournant oblige les historiens à intégrer la « géobiologie de la planète » à leurs analyses : ainsi, le défi de l'Anthropocène « oblige les historiens humanistes à se confronter non seulement au travail de l’histoire profonde, géobiologique de la planète, mais aussi – chose plus importante encore – à l'historicité de l'humanité en tant que "chose" ».

L'auteur distingue encore rigoureusement le « global » du « planétaire ». Le global désigne les interconnexions humaines par le biais du capitalisme et de la technologie, tandis que le planétaire renvoie à l'habitabilité de la Terre comme système intégré : « Dans le passé, la planète semblait tout simplement trop immense, presque infinie, et l’idée que les humains puissent constituer une force tellurique n’avait donc pas de sens. » Cette distinction est essentielle pour comprendre l'impasse des politiques climatiques actuelles, encore trop ancrées dans une vision humano-centrée.

Chakrabarty utilise par ailleurs le concept de « parallaxe » pour illustrer la pluralité des perceptions face au changement climatique : les humains partagent un monde commun mais perçoivent différemment la crise en fonction de leurs conditions historiques et sociales. La perspective décoloniale permet notamment d'insister sur les inégalités de responsabilités et de vulnérabilités face aux bouleversements écologiques.

Une critique des catégories modernes : vers une politique planétaire ?

En dialogue implicite avec Bruno Latour, l'auteur déconstruit l’opposition entre nature et culture. Là où Latour adopte une approche ontologique et pragmatique, l’historien de l’université de Chicago s'attache davantage aux dimensions historiques et théoriques. Tous deux convergent néanmoins dans la critique de l’exceptionnalisme humain et appellent à une vision plus intégrée du monde.

L’ouvrage insiste sur le « dilemme du changement climatique » : l’aspiration humaine à une vie meilleure, souvent alimentée par la consommation d'énergie fossile, détruit les conditions mêmes de l'habitabilité planétaire. Ce paradoxe illustre la difficulté de concilier justice sociale et responsabilité écologique.

Cependant, Dipesh Chakrabarty ne propose pas de solution politique claire. Sa critique des cadres globaux reste en suspens : comment construire une politique véritablement planétaire alors que les divisions géopolitiques persistent ? Cette absence de perspective concrète peut apparaître comme une limite de l'ouvrage, bien que l'auteur souligne la nécessité d'une réflexion collective et transdisciplinaire.

Une invitation à repenser notre place dans le système Terre

Avec Une planète, plusieurs mondes, Dipesh Chakrabarty propose une réflexion exigeante et novatrice sur les implications du changement climatique pour les sciences humaines. En articulant le global et le planétaire, il invite à dépasser les dualismes hérités de la modernité et à penser l'humanité dans sa relation intime avec le système Terre.

Si l’ouvrage brille par sa profondeur théorique et sa capacité à réarticuler les catégories modernes, il laisse toutefois ouvertes des questions cruciales sur les formes concrètes d’action et de gouvernance à l’ère de l'Anthropocène. Cette ouverture, loin d’être une faiblesse, témoigne de la complexité du défi auquel nous faisons face : penser et agir au sein d'une planète unifiée mais traversée par des mondes multiples.