Salomé Saqué analyse l’ascension des mouvements d’extrême droite en France et amorce quelques pistes pour résister au quotidien à la normalisation de ses idées.

En France, l’extrême droite est aux portes du pouvoir, et dans d’autres pays du monde comme les États-Unis, l'Argentine ou la Hongrie, elle a déjà atteint les plus hautes sphères de l’État, entrainant de lourdes conséquences pour les régimes démocratiques. Remarquant que cette montée était inimaginable il y a encore 20 ans, Salomé Saqué considère que nous sommes passés «  de l’inadmissible au tolérable  ». Les mouvements d’extrême droite se sont en effet imposés peu à peu dans les esprits des dirigeants et des citoyens comme des mouvements politiques « normaux ». L’autrice, journaliste et essayiste, relève cependant une opposition presque naturelle entre ces mouvements et les fondements de la démocratie : elle décrit une stratégie d’ascension profondément contraire aux valeurs républicaines, qui exige une résistance forte de la part des citoyens.

Un ennemi de la République

Afin d’éliminer un ennemi, encore faut-il savoir qui il est et quel danger il représente. Aussi, Salomé Saqué tente d’identifier l’extrême droite en France en proposant à la fois une définition et une désignation factuelle. Celle-ci repose sur un «  nationalisme exacerbé  » et des «  tendances autoritaires  » antidémocratiques, et recourt volontiers à une rhétorique populiste opposant le peuple et les élites. À cet égard, l’autrice rappelle que nous ne sommes pas «  vaccinés du risque autoritaire  ». Elle ajoute qu’il y a une certaine ironie à constater que le parti le plus proche d’atteindre le pouvoir en 2027 s’est construit sur les vestiges du régime de Vichy — régime contre lequel s’est érigée la Ve République.

Le Rassemblement national, sur lequel se concentre l’analyse, n’est certes pas le seul représentant de l’extrême droite française. Pour autant, le parti politique de Marine Le Pen cumule méthodiquement les critères constitutifs de cette idéologie. À commencer par une rhétorique nativiste qui vise à «  privilégier les Français dits de souche au détriment des citoyens immigrés ». D’après elle, l’essence des droits démocratiques ne réside plus dans l’égalité à travers la citoyenneté mais dans le privilège du sang et dans la distinction entre français de souche et français de papier. «  L’hostilité assumée vis-à-vis de la presse  » et la volonté «  d’affaiblir les contre-pouvoirs  » sont perceptibles, de manière empirique, notamment dans la volonté de privatiser l’audiovisuel public ou encore de «  mettre au pas le Conseil Constitutionnel ».

L’intérêt de cette démonstration est d’alerter sur les conséquences de ces atteintes pour la République. Sur ce point, le parallèle avec le fascisme est révélateur. S. Saqué mobilise le grand penseur du fascisme Umberto Eco pour démontrer la proximité entre ces deux idéologies politiques. Ainsi, les partis d’extrême droite, en s’attaquant continuellement aux contrepouvoirs institutionnels et médiatiques, avec la violence qui les caractérise, ne peuvent avoir d’autres objectifs que l’affaiblissement du débat public et la ruine de la démocratie.

Une bataille idéologique sur tous les champs

Les assauts de l’extrême droite se déploient dans plusieurs champs, et d’abord dans celui du langage. L’essai montre — dans une analyse inspirée de la « novlangue » de G. Orwell — qu’elle «  a su imposer son champ lexical » dans le débat public, comme c’est le cas de la mobilisation fréquente de théories complotistes comme celle du « grand remplacement », ou de théories douteuses, comme celle de « l’ensauvagement » de la société. Largement reprises par les médias, la diffusion de ces idées n’épuise pas les atteintes portées par l’extrême droite au langage. S. Saqué relève des exemples, plus destructeurs encore, de renversement pur et simple de la sémantique. Ainsi, des concepts auparavant tenus comme mélioratifs, tel que les Droits de l’Homme, deviennent «  des idéologies à connotation péjorative », synonymes de « bien-pensance ». De même, en créant et en opposant des expressions infondées telles que « français de papier » et « français de souche », ce sont les valeurs républicaines humanistes qui s’effacent. Si l’on admet, avec L. Wittgenstein que «  Les limites de mon langage sont les limites de mon monde », alors cette subversion du langage produit un retournement de la pensée — contre la République.

Au-delà du champ lexical, c’est le champ médiatique qui reste la cible privilégiée de l’extrême droite pour imposer ses idées. S. Saqué s’attaque frontalement à l’accaparement, largement démontré et critiqué, des médias par un petit nombre de milliardaires qui contribuent à rendre l’information toujours plus conservatrice. La logique à l’œuvre derrière ce dispositif de monopolisation de l’information est non seulement d’obtenir le soutien de personnes influentes dans le débat public, mais encore de choisir l’orientation du débat public. Ce faisant, même les quelques personnalités qui se risquent à l’opposition continuent, par le simple fait de prendre part aux discussions, à légitimer et normaliser ces sujets.

S. Saqué met en lumière un autre témoin important de la croissance de l’extrême droite dans le débat public, à savoir la formation de Think tanks qu’elle appelle les «  ingénieurs du chaos ». Ces organisations, «  telles que l’institut de formation politique (IFP)  », soutiennent ouvertement l’extrême droite en finançant ses partis et participent à la construction de son élite idéologique. Cette dernière se retrouve ensuite à la tête de nouveaux médias, comme on l’a vu de la rédaction du JDD, «  remaniée à la sauce Bolloré » avec des figures issues de ces Think tanks comme G. Lejeune.

Enfin, d’après S. Saqué, la normalisation du Rassemblement national tient à la complaisance des institutions et des dirigeants politiques qui, à l’instar du camp présidentiel, se sont livrés à un jeu dangereux en renvoyant dos-à-dos les partis du Nouveau front populaire et le Rassemblement national pendant les législatives de 2024. À cet égard, l’autrice relève un paradoxe. D’un côté, un bon nombre d’initiatives symboliques ou juridiques venant directement de l’État tendent à restituer au Rassemblement national son caractère extrémiste et raciste (qualification du parti comme « d’extrême droite » par le Conseil d’Etat, sanction de l’Arcom pour les injures racistes sur les chaînes de V. Bolloré) ; d’un autre côté, les mesures prises pour endiguer la croissance des mouvements d’extrême droite sont insuffisantes.

La stratégie de résistance

Sur la base de ces constats, l’essai incite les citoyens à la résistance et à la contre-attaque idéologique. Mais cela ne se fait pas sans difficulté : déraciner ces mouvements politiques fait autant de mal à la République que de les laisser fleurir en paix. Pour l’autrice, si l’extrême droite menace toute la société, la résistance s’opère au niveau de l’individu. Face à la complaisance des institutions, c’est à chaque individu de mener sa révolte car, comme le clame S. Saqué à la manière d’un slogan, «  nous sommes la démocratie ».

La première étape vers la révolte vient du savoir et de l’exprit critique : chacun doit faire l’effort de questionner la fiabilité et la rigueur scientifique des informations et des faits qui lui sont présentés, faire l’effort de consulter une grande diversité de médias et de sources. Il s’agit surtout d’un effort d’introspection : refuser ses propres pensées sans se refuser à penser. En somme, «  cultiver son esprit critique, c’est faire acte de résistance  ».

Cet éloge de l’esprit critique s’accompagne toutefois de la remise en question du dogme de la neutralité journalistique. S. Saqué considère que la neutralité n’existe pas et que le journalisme doit être considéré comme une science de l’information : comme toute science, «  ce n’est pas un processus neutre, elle est façonnée par ceux qui la produisent  » (S. Harding). Et de fait, si les journalistes étaient neutres et objectifs, il ne serait pas nécessaire de chercher la pluralité. S. Saqué reconnaît elle-même la place importante qu’occupent ses valeurs et sa situation dans sa lutte.

L’autrice met également l’accent sur la base commune et le lien que constituent, en démocratie, le savoir et la vérité. Sans ce ciment social, nous ne faisons plus société, et c’est d’ailleurs ce que cherche l’extrême droite : faire disparaitre la dimension collective de la société pour ne laisser qu’un amas d’individus sans aucune base commune. Hannah Arendt est citée plusieurs fois pour illustrer cette dimension collective du pouvoir. Mais cette importance accordée au lien conduit S. Saqué à prendre une position controversée au sein de la lutte contre l’extrême droite : à ses yeux, il faut débattre avec tout le monde, et y compris l’extrême droite. Certes, la diffusion d’idées extrémistes voir illégales sans aucune contradiction dans les médias et la manipulation de l’information doivent être observées avec méfiance et défiance ; mais le lien social exige que tout le monde soit inclus dans le débat public. Ajouter «  du mépris au mépris » et de l’exclusion ne sert à rien, si ce n’est renforcer le Rassemblement national et sa rhétorique populiste du «  mépris des élites  ».

La dernière chose à laquelle nous invite S. Saqué est l’audace. Il faut oser se révolter, oser s’indigner pour ne pas céder à l’indifférence face à ce qui apparaît sous nos yeux comme un danger imminent. En d’autres termes, « faire barrage » à chaque élection ne sert à rien si ce n’est à «  participer allégrement à la banalisation » de l’extrême droite. Finalement, cet essai est aussi une invitation à l’optimisme : rien n’est inévitable si nous osons lutter, il n’y a pas de fatalité face à l’extrême droite, seulement de l’urgence.