Comment dépasser la « culture du clash » qui sature l’espace médiatique aujourd’hui ? A. Vuille revient sur les fondements du débat argumentatif et son importance dans la délibération démocratique.
Il ne suffit pas de proclamer que nous vivons en démocratie ; encore faut-il que nos pratiques politiques coïncident avec ses principes. Or, dans l’espace public actuel, les désaccords se muent trop souvent en mépris, en invective, ou en ce que l’auteur appelle le « clash ». C’est cette dérive que dénonce Antoine Vuille dans son essai Contre la culture du clash : Débat d’idées et démocratie.
Une pédagogie du débat
Philosophe et enseignant à Bienne et dans le Jura bernois, Vuille propose un ouvrage très accessible, dont l’objectif est de redonner toute sa place à l’argumentation rationnelle dans les affaires communes. En rupture avec la logique du rapport de force, il invite à revaloriser la discussion et l’échange d’arguments comme mode de confrontation des idées. L’essai s’inscrit dans une perspective résolument pédagogique : il s’agit d’éclairer les citoyennes et citoyens sur ce que signifie véritablement « débattre », et de leur fournir les outils pour résister à l’appauvrissement du débat démocratique – notamment dans les médias.
L’ouvrage suit une double ligne : d’un côté, il s’attache à clarifier les concepts qui entourent le débat (qu’est-ce qu’un argument, une objection, une discussion ?), et de l’autre, il dégage les conditions permettant d’endiguer la « culture du clash ». Pour cela, Vuille commence par définir ce qu’est un débat d’idées : « une discussion entre au moins deux interlocuteurs qui ont des avis divergents sur un sujet donné et qui cherchent à évaluer la pertinent de leurs points de vue en formulant des arguments et des objections ».
Cette conception du débat rationnel s’inspire d’un modèle positif : les colloques et rencontres scientifiques. Vuille affirme en effet qu’à ces occasions, chaque interlocuteur « considère l’affirmation de l’autre avec attention », « s’assure de l’avoir bien comprise avant de la critiquer », etc. On pourrait toutefois nuancer cette description et relativiser le caractère exemplaire de ces formes de discussion — et pourquoi pas renoncer tout bonnement à chercher un modèle paradigmatique pour le débat d’idées.
Sur cette base, l’auteur mène une enquête linguistique pour distinguer le débat de ses formes voisines (la négociation, la simple tentative de persuasion) ou dévoyées (manipulation, stratagèmes rhétoriques ou sophistiques). Le but n’est pas d’éviter toute tension ou dissension, mais de rappeler pourquoi il est essentiel de confronter nos positions : faire vivre, en acte, le principe abstrait de la liberté d’expression, mais aussi éviter que nos convictions soient reléguées à de simples préjugés ou dérivés en dogmes. Leur confrontation engage en effet des prises de position communes fondamentales, qui ne sauraient se dissoudre dans la catégorie de l’opinion.
La démocratie contre la censure
Le débat d’argument constitue à cet égard un pilier de la démocratie : il permet que les positions que nous défendons puissent être compris, critiqués, et éventuellement révisés.
Vuille rappelle que la notion même de débat est incompatible avec la censure. Cela n’implique pas qu’il faille tolérer l’expression d’idées dangereuses ou discriminatoires, mais que les démocraties expliquent clairement à leurs citoyens où se situent les limites de la liberté d’expression : les discours qui violent les droits humains ou menacent la société. L’auteur ne prolonge pas véritablement la réflexion dans le sens de la question politique plus large de la censure d’État ; il interroge plutôt les justifications que l’on se donne, dans l’espace privé ou public, pour refuser d’écouter ou de discuter avec ceux qui nous indignent.
Cette réflexion débouche sur un point essentiel : la nécessité de prendre au sérieux la notion de preuve, et d’interroger ce que signifie adhérer à une idée. Beaucoup pensent en effet que leurs convictions vont de soi, qu’elles sont partagées, simplement parce qu’elles sont anciennes ou largement acceptées. Or, l’exercice du débat démocratique requiert précisément l’inverse : mettre nos idées à l’épreuve, y compris celles que nous tenons pour évidentes.
L’argumentation contre le « clash »
Plutôt que de recenser des exemples de clash qui auraient marqué notre actualité politique et alimenté le spectacle médiatique – ce que la couverture du livre illustre déjà en montrant une bagarre à la Chambre des représentants japonaise – Vuille préfère identifier les attitudes qui y conduisent. Il pointe en particulier deux extrêmes : le dogmatisme, qui prétend qu’il n’y a qu’une seule vérité, et le relativisme, pour qui chacun a droit à son opinion sans jamais la justifier. Ni l’un ni l’autre ne fait vivre le débat démocratique.
Dès lors, faut-il espérer que l’argumentation suffise à éviter le clash ? C’est en tout cas ce que pense l’auteur. Et il s’emploie à donner une vraie consistance à cette notion d’argumentation en détaillant la manière dont elle établit des vérités. Il expose en ce sens les différents types d’arguments (déductifs, inductifs…), soulève la question des prémisses, de la validité logique, ou encore de la norme argumentative. Il mobilise aussi bien les auteurs classiques que des contemporains.
Vuille inscrit sa réflexion dans une tradition intellectuelle remontant à l’Athènes antique. Il rappelle que c’est là qu’ont été formulées les premières théories de la logique et du débat, en étroite relation avec le contexte démocratique — même si, faudrait-il ajouter, le sens de ce terme s’est fortement modifié depuis. Cet horizon politique devrait toutefois apporter une nuance aux descriptions de l’auteur : les stratégies argumentatives qui caractérisent la délibération démocratique n’ont pas vocation à établir des propositions « vraies » mais plutôt des décisions « justes » (Vuille prenant lui-même des exemples dans les débats politiques actuels, comme l’âge de départ à la retraite).
De par son caractère synthétique, l’ouvrage ne couvre pas l’ensemble des problèmes qui concernent les obstacles à l’argumentation (mauvaise foi, mensonges, illusions…), mais il offre, par son ton pédagogique, des outils précieux pour se former à la pratique du débat et initier à la démocratie délibérative.