Par une approche anthropologique de l’étude du pilori, Isabelle d’Artagnan nous offre un tableau riche de la justice médiévale française, loin des idées reçues qui lui collent encore à la peau.

Symbole majeur de l’imaginaire actuel du Moyen Âge, le pilori n’avait pourtant pas encore reçu une étude complète et synthétique. C’est chose faite avec la publication en janvier 2024 aux Presses Universitaires de Rennes d’un ouvrage dédié à l’une des peines infamantes médiévales les plus fréquentes. Professeure agrégée et docteure en histoire, Isabelle d’Artagnan a tiré cet ouvrage, Le pilori au Moyen Âge dans l’espace français – XIIe-XVe siècle, de sa thèse de doctorat soutenue en novembre 2019.

À partir d’une documentation riche et hétérogène, composée de registres conservés aux Archives Nationales, en particulier les registres du parlement de Paris, ainsi que d’une vingtaine de registres de justice temporelle issus de différentes régions du royaume, l’autrice entend restituer le sens et la portée de cette institution judiciaire médiévale. Le pilori est une pratique pénale visant l’humiliation des condamnés, par l'exposition sur la place publique de celles et ceux ayant porté atteinte à l’honneur de la communauté. Elle est loin d’être aussi anodine qu’il n’y paraît, dans une société profondément marquée par la culture de l’honneur. L’approche anthropologique mobilisée par l’autrice est féconde pour comprendre le but du pilori : porter atteinte à l’identité sociale du condamné et l’exclure symboliquement d’une communauté alors refondée.

Le pilori, tout un monde

Le pilori ne désigne pas uniquement une peine. À l’origine, il désigne un édifice public, un pilier planté sur la place publique afin de rappeler les droits seigneuriaux exercés sur le marché. Le pilori délimite ainsi l’espace légal du marché et doit garantir le bon déroulement des échanges. Il est donc logique que la région d’incubation de cette institution ait été le nord du royaume de France, marqué au XIIe siècle par une urbanisation galopante et un essor du commerce interrégional. Il n’est pas étonnant non plus que les autorités communales naissantes aient eu à cœur de s’en emparer, car elles y ont vu un moyen efficace d’assurer une vengeance collective contre les individus ayant mis à mal le « commun profit ».

Le pilori et la peine associée se diffusent dans le royaume tout au long de la fin du Moyen Âge. L’objet semble d’ailleurs s’intégrer sans aucune difficulté dans la vie quotidienne des habitants. À Paris, les officiers de justice se plaignent que les marchands utilisent le pilori des Halles comme présentoir pour leurs marchandises. À Amiens, les autorités s’en servent comme tour de guet la nuit. Un peu partout, ce monument est utilisé comme point de référence pour situer un bien immobilier, lors de transactions foncières.

Le pilori est donc protéiforme. En tant qu’édifice, il connaît lui-même des évolutions. Il se monumentalise par exemple. L’autrice rappelle la légende selon laquelle Saint Louis aurait été à l’initiative de la construction de la tour mécanisée et tournante des Halles de Paris. Le modèle architectural est repris au XIVe siècle à Amiens, Beauvais, Abbeville, Sens, Poitiers ou encore Dijon. Très souvent, les piloris sont décorés, recouverts de sculptures, d’ornements ou de peintures. En lui-même, le pilori est loin d’être un objet infamant. Au contraire, il incarne l’honneur de la juridiction. Au XIVe siècle, il s’affirme comme le signe de haute justice par excellence. Si d’autres supports d’exposition apparaissent alors, comme l’échelle ou le carcan, seul le pilori conserve cette importance symbolique.

Un rituel d’exposition en mouvement

L’exposition au pilori est « un moment ritualisé de la vie médiévale  ». Ce rituel a pour but de légitimer la violence du justicier en suscitant moins la terreur que l’adhésion active des bonnes gens face à l’exclusion d’une mauvaise personne. Pour ce faire, l’exposition doit préalablement construire l’infamie du condamné. La logique est pleinement punitive : aucun pardon ou aucune rédemption n’est alors possible.

Le rituel d’exposition est un rituel en mouvement. Le condamné alors emprisonné, doit être « mener ou pillory » par les sergents de justice. Le convoi rejoint la place du marché au son du crieur public ou de trompette afin d’assurer la publicité du rituel. La présence du public ne s’explique pas tant par la volonté de susciter la terreur et de dissuader par l’exemple que par une nécessité d'attester au vu de tous du bon déroulement du rituel. Arrivé à l’endroit du pilori, le condamné y est attaché pendant une durée variable, entre une heure et huit heures selon certains textes normatifs, en fonction de la gravité du crime. Le cas le plus répandu dans la pratique semble plutôt être une heure. L’exposition est en effet beaucoup moins efficace à mesure qu’elle dure longtemps.

Le rituel d’exposition est mouvant. Sa malléabilité s’illustre notamment dans sa capacité à polariser d’autres pratiques ou à s’hybrider avec d’autres rituels. L’autrice prend le cas d’une pratique dégradante singulière, réservée aux « femmes de mauvaise vie », c’est-à-dire les prostituées : brûler leurs cheveux sur le pilori. La pratique est équivoque, se situant entre dérision et affliction. L’autrice suggère plusieurs hypothèses afin d’en dégager le sens, sans toutefois parvenir à en préférer une. Est-ce la trace d’une ancienne peine afflictive coutumière, dégradée et intégrée au rituel du pilori pour aggraver l’infamie ? Faut-il la rapprocher du rituel de dérision attesté en terres d’Empire qui prévoit que les cheveux ou la barbe de certains criminels soient rasés avant qu’ils ne soient bannis ? La symbolique purificatrice du feu quant à elle renforce l’idée d’expiation, comme si elle fonctionnait comme une pénitence contrainte.

La question de l’articulation des peines entre elles retient longuement l’attention de l’autrice. Elle note par exemple le fort lien qu’entretiennent le rituel de décapitation et la figure du pilori, ce dernier pouvant être orné des têtes d’exécutés, que l’on expose alors à la foule. Il peut aussi simplement servir de décor à d’autres supplices, comme les mutilations ou l’essorillement, c’est-à-dire l’ablation d’une oreille.

Les dynamiques rituelles qui se jouent lors de la mise au pilori sont donc très riches et complexes. Si bien qu’il est parfois difficile de tout démêler : lorsqu’à Avignon ou Saint-Quentin, l’exposition fonctionne comme un préalable quasi-systématique au bannissement, s’agit-il de l’articulation de deux peines distinctes ou de leur fusion dans un grand rituel fixe ?

Les « usages pénaux » du pilori

Ancré originellement dans des sociabilités urbaines et un contexte marchand, le pilori a d’abord constitué une réponse publique aux infractions portant atteinte à la confiance devant régner lors des transactions. Les délits jugés déloyaux sont d’abord concernés, comme la fraude ou le larcin, parce qu’ils sont commis de manière furtive ou par la ruse. Les cas de mensonge, de parjure, d’outrage et de lèse-majesté se rajoutent progressivement, car ils sont considérés par les autorités comme faisant partie de la même famille cohérente centrée sur l’idée de déloyauté et de rupture de la confiance.

L’autrice dresse la sociologie des condamnés à la mise au pilori. Le portrait-type qui en ressort est déjà connu de l’historiographie récente de la criminalité médiévale. Homme, roturier dans la force de l’âge, marié, sédentaire, bénéficiant d’un travail et inscrit dans les réseaux de solidarité, l’individu exposé au pilori est avant tout issu des parties médianes de la société. Ce constat rappelle que la mise au pilori vise à produire de l’infamie et non à confirmer une infamie préexistante. Les professionnels du crime ou les individus marginaux déjà exclus ne sont ainsi pas concernés, car le justicier estime que le pilori constitue une réponse pénale trop douce. De l’autre pôle du spectre social, le capital symbolique d’individus issus des élites est trop important pour que le pilori puisse leur être réservé.

Un usage pénal remarquable du pilori a été l’invention par le pouvoir royal de la peine d’exposition pour blasphème. L’ordonnance de Louis IX datant de 1268-1269 remplace en effet la mutilation par l’exposition. Cette disposition est reprise ensuite dans huit ordonnances contre le blasphème entre 1329 et 1510. Cette postérité tient surtout au charisme et à la mémoire d’un Saint Louis mythifié. Dans la pratique toutefois, les cours royales condamnent peu à l’exposition. Ce constat est confirmé par le recul de la place du pilori pour réprimer le blasphème dans les ordonnances prises à partir de la fin du XVe siècle.

L’autrice met en parallèle cette dévalorisation de l’exposition avec le changement de statut que prennent les ordonnances à la fin du Moyen Âge. Les ordonnances de la fin du XIIIe siècle et du début du XIVe siècle étaient édictées lors d’événements exceptionnels et visaient alors à rechercher le soutien de Dieu et l’adhésion de l’opinion publique. À la fin du XVe siècle, les ordonnances deviennent de simples outils de gouvernement parmi d’autres. Il s’agit alors surtout d’aligner la norme sur la pratique.

Dérision et humiliation : l’apport de l’histoire des émotions

Un des apports les plus enrichissants de l’ouvrage est l’intégration de l’histoire des émotions dans l’analyse de la réception du rituel par le public. L’enjeu est crucial pour le pilori, car l’efficacité même de ce supplice repose sur la participation active du public. La performance de la foule est étroitement codifiée : on autorise qu’elle injurie le condamné, qu’elle s’anime et lui jette des ordures. Il est néanmoins interdit de le blesser ou de le tuer.

Cette codification vaut aussi pour les émotions. Elles fonctionnent toujours comme des marqueurs sociaux, qui insèrent les individus dans des « communautés émotionnelles », expression que l’autrice emprunte à l’historienne Barbara Rosenwein. La honte attendue du condamné et la dérision extériorisée par le public ne visent rien d’autre que de tracer clairement une ligne de démarcation symbolique entre l’individu et la communauté sociale refondée. L’impression de spontanéité feinte est renforcée par le fait que les récits de mise au pilori, hormis quelques exceptions, présentent le déroulement idéalisé du rituel. La question reste alors ouverte de savoir dans quelle mesure ces réactions stéréotypées du public constituent moins des réalités empiriques que des fantasmes normatifs.

L’autrice n’offre pas de réponse tranchée à ce débat. Son mérite réside davantage dans l’image nuancée et complexe qu’elle expose de la justice médiévale. Cette dernière avait l’art de brouiller les pistes. L’autrice parvient à rester pour autant claire et convaincante dans son propos. Il semble toutefois regrettable que l’étude des crimes punis par la peine de pilori ne soit explicitement traitée que dans la dernière partie, alors que la question est abordée dès les premiers chapitres. Certains développements semblent ainsi redondants. Ce choix a le mérite de rappeler qu’une approche anthropologique du pilori ne se réduit pas à une étude criminologique. Le pilori n’a jamais eu pour unique but de réprimer la criminalité. Isabelle d’Artagnan rappelle avec force l’équivocité des pratiques pénales médiévales.

En se demandant quels sens les médiévaux donnaient aux peines, on ne peut s’empêcher de regarder sous un nouvel œil la situation contemporaine. Le durcissement sécuritaire et judiciaire souhaité par certains s’explique-t-il nécessairement par le souci de gérer et contenir une criminalité supposée en hausse ? L’ouvrage d’Isabelle d’Artagnan rappelle que la pénalité s’adresse parfois moins au condamné qu’il faut amender qu’à l’ordre social qui doit être réaffirmé.