Bien loin des discours réactionnaires qui se lamentent de la supposée « censure » ambiante, Thomas Hochmann rappelle que les limites à la liberté d'expression sont la condition du débat démocratique.

«  On ne peut plus rien dire…  ». Ce qui était autrefois une simple plainte de fin de discussion, exprimée par ceux qui se sentaient malmenés, est devenu un véritable slogan politique. Désormais, cette phrase est reprise par des figures publiques, jusqu’à des dirigeants de premier plan comme l’actuel vice-président des États-Unis. Thomas Hochmann, professeur de droit public à l’université de Nanterre, analyse dans son dernier ouvrage comment cette formule a changé de portée, en n’exprimant plus seulement une frustration individuelle mais une véritable stratégie idéologique.

La liberté d’expression contre elle-même

D’emblée, l’auteur met en garde contre cette instrumentalisation. Il souligne que cette complainte de pseudo-censurés ne doit pas tromper : ceux qui s’en réclament aujourd’hui, souvent issus de l’extrême droite ou de milieux conservateurs, ne sont pas réduits au silence. Au contraire, ils bénéficient d’une large visibilité médiatique.

Leur stratégie consiste à laisser entendre que toute opposition à leurs propos serait une atteinte à la liberté d’expression. En réalité, leur plainte ne vise pas une réelle censure, mais le simple fait d’être contredits – ce qu’ils refusent d’accepter. En d’autres termes, leur revendication ne porte pas sur une liberté d’expression menacée, mais sur l’exigence de pouvoir s’exprimer sans contradiction. Ils utilisent une phrase-choc pour impressionner le public, se faire passer pour des martyrs et s’immuniser contre la critique.

Au final, la notion même de liberté d’expression est détournée pour défendre — avec l’appui des institutions publiques et des médias — des discours qui, en réalité, en menacent l’exercice démocratique car ils propagent le mensonge, le racisme ou l’intolérance.

Un droit de tout dire ?

Hochmann insiste sur le fait que la liberté d’expression ne signifie pas le droit de tout dire sans limites, et qu’il est même nécessaire, pour une démocratie, d’organiser sa régulation. La défendre contre ces attaques qui transforment toute critique en censure apparaît donc comme une entreprise salutaire.

Lorsqu’un animateur de télévision est sanctionné par une instance publique interdisant la diffusion de ses discours haineux (injures, diffamation, provocation à la discrimination, etc.), ou lorsqu’un parti politique se heurte à des critiques publiques, cela ne relève pas de la censure, mais du fonctionnement normal du débat démocratique. Et Hochmann donne dans l’ouvrage de nombreux exemples dans lesquels les prises de paroles d’un individu ou d’un groupe sont boycottées ou interdites dans le cadre de cette juridiction, sans qu’il ne s’agisse jamais de censure à proprement parler.

À ce titre, l’ouvrage permet de clarifier le cadre juridique qui régule légitimement la liberté d’expression. Il l’arrache ainsi à ses instrumentalisation et rappelle le sens de la liberté d’expression que tout un chacun (et pas seulement un juriste, dont c’est la spécialité) devrait connaître.

Brillant et incisif, cet opuscule rappelle à ses lecteurs l’urgence de défendre la liberté d’expression en même temps que les cadres qui la garantisse et qui constituent la condition essentielle de toute démocratie. L’ouvrage est d’autant plus opportun que les polémiques récentes autour du «  wokisme  », du «  blasphème  » ou d’autres termes instrumentalisés dans le débat public pour attiser les tensions et détourner le débat démocratique, ont alimenté des confusions.