Aliénor d’Aquitaine est sans doute la reine du Moyen Âge la plus fantasmée à toutes les époques. Sa dernière biographie propose une enquête nécessaire pour retrouver la femme derrière la légende.

* Ce compte-rendu était en cours de rédaction, lorsque Martin Aurell a trouvé la mort le 7 février 2024, quelques jours avant ses 67 ans. La critique de son ultime ouvrage donne donc aussi l’occasion de rendre hommage à son œuvre et à sa carrière.

La biographie d’Aliénor d’Aquitaine, parue en novembre 2024, condense assez bien ce qui a traversé l’œuvre de Martin Aurell, professeur à l’université de Poitiers : son intérêt pour les femmes au Moyen Âge, la question du mariage et des stratégies matrimoniales (Les Noces du comte. Mariage et pouvoir en Catalogne (785-1213), Publications de la Sorbonne, 1995), la culture littéraire et sa diffusion (La vielle et l'épée. Troubadours et politique en Provence au XIIIe siècle, Aubier, 1989 ; Le chevalier lettré : savoir et conduite de l'aristocratie aux XIIe et XIIIe siècles, Fayard, 2011), de même que l’histoire de la famille (Une famille de la noblesse provençale au Moyen Âge : les Porcelet, Aubanel, 1986) et notamment celle des Plantagenêt (L’empire Plantagenet, Perrin, 2003). C’est à cette famille qu’il a consacré l’essentiel de ses travaux, ces trente dernières années, devenant ainsi le spécialiste français le plus reconnu en France comme à l’étranger.

À cela, on doit ajouter son engagement infatigable en tant que passeur, qui a mené ce Catalan à participer à d’innombrables manifestations visant à mettre en valeur le patrimoine historique du Poitou et des Pays-de-la-Loire, ses régions d’adoption. Cela faisait plusieurs années que Martin Aurell travaillait à cette biographie, dans le but affiché, confiait-il volontiers, de débarrasser l’image de la reine des inventions que de nombreux auteurs et autrices, médiévales, modernes ou contemporaines, s’étaient autorisées à produire. En 2020, le texte d’une conférence sur Aliénor était publié aux PUF, donnant accès à une première ébauche synthétique de ce travail.

Les sept vies d’Aliénor d’Aquitaine

De son vivant, la reine octogénaire fut à la fois entourée d’un « halo de mystère » – celui que produit le discours prophétique alors en vogue dans cette Europe du XIIe siècle – et l’objet d’appréciations contradictoires et souvent misogynes des clercs de la cour de France et d’Angleterre. Le défi biographique visait donc à produire une discussion serrée sur l’ensemble des discours tenus sur la reine. Si la prudence l’amène souvent à ne pas trancher et à recourir au conditionnel, le biographe a le mérite de mettre sur la table l’ensemble des appréciations discutables, y compris celles qu’on a peu souvent l’habitude de rencontrer, parce qu’elles émanent de sources marginales dans l’histoire traditionnelle de la reine.

Méthodologiquement, Martin Aurell résume sa pratique comme une tentative de synthèse entre d’une part, « l’esprit des Annales et la formation cartésienne reçue dans le système académique français », marqués par une exigence de problématisation, et d’autre part, l’approche « britannique [qui] se caractérise par une méthode empirique. Ses tenants considèrent qu’il est possible de saisir bien des aspects de l’existence, des décisions ou de la psychologie du roi ou de la reine médiévaux à partir des textes qu’ils désignent parfois, de façon significative, du terme anglais d’evidences. »

C’est dans l’organisation d’ensemble du livre que l’on comprend comment Martin Aurell entend produire cette synthèse. La première partie ( « Une vie longue et agitée ») s'attache à décrire, le plus factuellement possible, les faits et les événements qui permettent de faire le récit de la vie d'Aliénor d'Aquitaine : son enfance, son mariage, sa vie de reine d'Angleterre, de mère, puis son veuvage et sa régence. Aliénor meurt à la page 76. Ces quelques pages permettent de fixer le cadre chronologique de l'ouvrage. À partir de là peuvent commencer deux autres parties qui vont occuper l’essentiel de l’ouvrage et qui sont problématisées autour de deux thèmes : « la féminité et la vie familiale » et « le charisme et les fantasmes qu’il provoque ».

En réalité les chapitres présentent successivement les « sept vies » d’Aliénor : celle d’une femme parmi d’autres de sa condition sociale et le sort qui leur est fait au sein des « alliances conjugales et stratégiques » du XIIe siècle ; sa « vie de mère », avant sa vie d’épouse vue à travers les « soupçons, infidélité et bâtardise… » « La marque d’une reine » inaugure la deuxième partie, suivie de sa vie en tant que veuve et ses liens avec Fontevraud avant d’aborder sa vie intellectuelle. Sa dernière vie, sa vie post-mortem, compose le dernier chapitre que l’auteur intitule significativement « la mauvaise réputation ».

L’exploration de ces thèmes alterne entre une tentative de recontextualisation large des pratiques de la reine dans le monde aristocratique du XIIe siècle, dont le récit se perd parfois en chemin dans le dédale de sa vaste parenté, et des remarques autour de questions précises mobilisant une analyse érudite des textes. L’une des plus grandes qualités de cette biographie d’Aliénor repose, en effet, sur le déploiement d’une vaste documentation. Il suffit de voir la place des annexes, qui occupent près d’un tiers du texte, dans ce livre d’une cinq-centaine de pages. Elles regroupent d’abondantes notes de fin qui témoignent de la volonté de citer et de s’appuyer tant sur les textes que les images médiévales, mais aussi sur une bibliographie qui entend montrer l’étendue des travaux produits sur la reine et sa famille depuis plusieurs années, y compris les travaux des étudiants et étudiantes de Martin Aurell, qui ont permis des avancées sur des dossiers jusque-là relativement inexplorés comme sa commensalité   , ses chevauchées   , ou encore son douaire   .

Séparer la femme de sa légende

On peut créditer l’auteur de l’intention de mettre à jour l’ensemble des éléments qui permettent de documenter la vie d’Aliénor dans toute son exhaustivité, en citant les textes aussi souvent que possible, discutant de nombreux points de lexique ou leur contexte d’énonciation. Mais la connaissance des textes, aussi précise soit-elle, ne saurait suffire à étudier précisément Aliénor d’Aquitaine, tant sa mémoire recouvre le personnage historique. Défiant Jean Flori qui affirmait, en 2004, qu’« on ne peut séparer Aliénor de sa légende pour la simple raison qu’on ne la connaît qu’à travers celle-ci », Martin Aurell entreprend de dénouer ce qui peut être établi factuellement de ce qui ne l’est pas.

Commençant par « les faits », il achève son récit par un long chapitre consacré aux déformations et aux instrumentalisations qui se sont cristallisées au cours des siècles suivants, et aux manières dont ces préjugés et « lieux communs » ont pénétré la création littéraire et cinématographique jusqu’au XXe siècle. De l’image de la reine jalouse et vengeresse fictionnalisée autour du dossier « Rosamonde », la célèbre concubine d’Henri II, à l’orientalisation de « sa débauche »   , jusqu’aux influences shakespeariennes de la reine homicide   , la légende noire d’Aliénor est en effet de toutes les époques. À rebours de cette tendance, Martin Aurell montre qu’il existe aussi une longue tradition poitevine d’héroïsation de la reine qui résiste aux jugements moraux des conservateurs nationalistes du XIXe siècle, et que l’on retrouve aujourd’hui sous des avatars marketing aussi incongrus que désopilants   . Ce parcours de longue durée a une vertu essentielle : celle de montrer la relativité des jugements et leur ancrage dans des préjugés d’une époque, y compris chez les historiennes et historiens les plus contemporains.

Femme puissante et agentivité souveraine

De ce constat, il convient donc de se demander à notre tour : de quelle histoire contemporaine sa biographie d’Aliénor est-elle le nom ? D’une certaine manière, on l’a vu, l’organisation thématique inscrit cette biographie dans les renouvellements historiographiques qui ont marqué l’histoire des femmes, depuis les années 1990. Dans la lignée des travaux de Georges Duby, Martin Aurell fait sien l’apport de l’anthropologie structurale pour comprendre les liens matrimoniaux et familiaux et des questions comme celles de l’inceste ou de la sexualité. Son approche fait aussi une place aux apports de l’histoire de la famille, produite dans le monde anglophone, qui insiste davantage sur les liens affectifs de la vie maritale et conjugale. Les formes d’agentivité de la reine sont décrites à partir de ce que les chartes disent de son entourage, sa piété, sa richesse, sa mobilité. Il reconnait volontiers sa dette aux travaux renouvelés sur la diplomatique des Plantagenêt, et notamment les travaux de Nicholas Vincent, l’éditeur des Actes des Plantagenêt. Martin Aurell prend également le parti de restaurer le rôle de « reine des troubadours » joué par Aliénor, qui avait été mis en question par la critique littéraire. Fidèle à l’héritage biographique de Jacques Le Goff, enfin, il s’efforce de séparer la femme de son mythe. Son héritage intellectuel est donc marqué à la fois par une interdisciplinarité, qui dialogue d’ailleurs plus volontiers avec la littérature que l’archéologie, et une attention particulière à la manière dont la connaissance sur la reine peut se nourrir d’un ensemble de petites découvertes apparemment secondaires.

On pourrait regretter que les choix thématiques ne permettent pas vraiment de saisir Aliénor comme figure politique, ou de faire émerger ce qui pourrait constituer une approche plus genrée du pouvoir. Le sous-titre de la biographie, « Souveraine femme », était déjà une piste : adjectivisé, souveraine se dépolitise. S’agit-il de voir la femme souveraine, celle qui décide politiquement et qui gouverne avec les moyens de son genre, ou simplement la femme majestueuse, celle qui impressionne, qui domine par son charisme ? Elle est domina, incontestablement, mais qu’en est-il de sa régalité ? Ces questions ne sont pas absentes du texte, mais occupent une place secondaire, plus rarement discutée. D’une certaine manière, on a parfois l’impression que Martin Aurell renonce ou se refuse à faire le portrait politique de la reine. Bien sûr, le pouvoir réel ou supposé d’Aliénor est discuté à de nombreuses reprises. Qu’Aliénor soit une femme puissante, personne n’en doute, mais de quoi sa puissance est-elle faite ? On le comprend, au fil des pages, davantage grâce à l’exhaustivité de la documentation qu’à l’organisation de la démonstration.

Ainsi, il faut attendre le tout dernier paragraphe de la conclusion pour que soit formulée l’idée de « reine de transition », entre un monde de solidarités féodales et l’émergence de la monarchie bureaucratique. Mais de l’effet de cette transformation sur la « dévirilisation » des femmes, on ne saura pas grand-chose. Prenons un autre exemple : à plusieurs reprises, il est question d’une emprise que la reine aurait eu sur ses époux   , mais comment interpréter l’expression des sentiments rapportés par des témoins ? Si Martin Aurell identifie les concepts qui permettraient de faire une histoire émotionnelle d’Aliénor, il ne s’y aventure pas vraiment, nous laissant parfois sur le bord de la route, avec des pistes à suivre, des cartes en main, des indices disséminés dans le texte : que faire de sa prétendue jalousie qui lui a si longtemps collé à la peau  ?

On aurait pourtant aimé en savoir un peu plus sur la manière dont la mobilisation des affects a pu être un mode de gouvernement. Martin Aurell le suggère mais n’en fait pas un axe problématique de son propos. On n’a peu de documents produits par la reine elle-même, mais trois missives envoyées à Célestin III rapportent la plainte d’une mère alors que son fils est emprisonné par l’empereur germanique. Le style élégiaque démesuré, jouant excessivement sur la corde émotive, pour créer un mouvement d’opinion favorable à Richard montre pourtant qu’elle avait des outils politiques à sa disposition et les critiques contre son manque de modestie (verecundia) soulignent sa capacité à en user stratégiquement. Sur la question de son entourage, les informations sont égrainées également, entre sa sœur, ses filles, sa mère, ses belles-mères, ses brus, sa domesticité et ses conseillers, sa sociabilité à la cour et au couvent.

Finalement, trois formes d’agentivité émergent de cette biographie de la reine : sa sexualité, sa maternité mais aussi et surtout, de manière peut-être plus originale pour son temps, sa curialité, qui lui permet de déployer une certaine forme d’agentivité intellectuelle au sein de sa cour. Autrement dit, son pouvoir repose non seulement sur ses capacités de séduction, reconnues de manière relativement unanime, qui ne peuvent être complètement détachées de sa beauté physique, dont les louanges sont conventionnelles, mais aussi et surtout de sa culture. Son pouvoir doit également beaucoup aux liens qu’elle a su établir avec ses enfants, qu’elle est capable de monter contre leur père. Elle apparait à de nombreuses reprises comme un soutien essentiel, dans les situations délicates qu’ils ont eu à traverser. Enfin, par son patronage « littéraire », elle montre un visage politique, à regret sous-exploité ici, a contrario de ce que les vives critiques dont elle a fait l’objet suggèrent.

La critique comme clé d’interprétation

C’est pourquoi, me semble-t-il, le dernier chapitre consacré à sa « mauvaise réputation » propose les principales clés de compréhension de la reine. Martin Aurell se consacre à déconstruire patiemment les affirmations qui lui ont taillé sa légende noire, cherchant à discuter ce qui relève de la rumeur, des allusions médisantes, ou de la critique politique. Trier le bon grain de l’ivraie dans les accusations d’adultère et d’inceste qui entourent la reine lui permet de montrer, par la recontextualisation de ces discours visant à la discréditer, qu'ils sont systématiquement postérieurs aux faits, et souvent issus d’auteurs hostiles. Ainsi on comprend que les calomnies sur sa supposée sexualité déviante en disent davantage sur les intentions des auteurs, sur leur culture littéraire et biblique et sur leurs schémas explicatifs, que sur leur cible. « Souligner les incestes d’Aliénor répond à un programme moral. Les chroniqueurs et épistoliers s’en servent pour expliquer les luttes intestines au sein de la famille  ».

Mais si on creuse un peu plus loin, on comprend grâce aux citations rassemblées par Martin Aurell, que ce qui enrage le plus les clercs, c’est moins la question de la sexualité de la reine, qui sert de prétexte, que son remariage avec le Plantagenêt, qui fut un acte d’autonomie et un geste d’indépendance politique insupportable aux yeux de certains, au point qu’on ira jusqu’à inventer un inceste avec Geoffroi V le Bel pour condamner cette union, pourtant jamais invalidée par l’Eglise. « L’aigle du pacte rompu », son surnom prophétique, en dit long sur la puissance qu’elle retira d’avoir su échapper à sa condition de femme, en tant qu’objet de transaction entre hommes. La condamnation sexuelle ira de mal en pis : plus on avance dans le temps, plus la déformation s’accentue, « montée en épingle » par l’entourage capétien qui la diabolise au point que même un Georges Duby ou un Jacques Le Goff reprendront ces calomnies sans les critiquer.

Finalement, Martin Aurell nous laisse, avec son Aliénor d’Aquitaine, l’un de ses plus précieux héritages. En proposant ce travail de mise à jour et de déconstruction patiente et nécessaire des discours sur Aliénor, il balise le chemin pour l’avenir, sans épuiser son sujet. On retrouve peut-être là une des principales qualités de celui qui fut un professeur bienveillant, dont la gentillesse était unanimement reconnue. Son œuvre pour l’histoire des Plantagenêt est à la fois celle d’un historien qui a su animer et dynamiser tout un champ de recherche alors marginalisé dans l’historiographie française, et proposer des synthèses à la fois scientifiques et accessibles. Avec cette biographie, toute nouvelle réinterprétation pourra désormais se faire sur une base solide, car, comme il le dit si bien lui-même, à la toute fin de son texte : «  même en déconstruisant bien des médisances, mythes et légendes, la "véridique" Aliénor d’Aquitaine semble nous échapper toujours. »