En explorant l’image des reines dans les sagas royales norvégiennes, Garance Recoing complète notre connaissance du pouvoir au féminin dans l’Europe médiévale.
Le prix Mnémosyne récompense chaque année un mémoire de master 2, soutenu dans une université française, sur le domaine de l’histoire des femmes et du genre et est couronné par sa publication aux presses universitaires de Rennes. Le prix 2023 (remis début 2024) a été attribué à Garance Recoing, qui a accompli un master en histoire médiévale à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne sous la direction de Geneviève Bührer-Thierry. L’ouvrage issu de ce travail, Reines de Norvège, s’inscrit pleinement dans le renouveau francophone des études sur les mondes scandinaves du Moyen Âge.
Les sagas royales, histoire ou littérature ?
L’autrice se propose d’étudier la figure des reines de Norvège dans ce que l’on appelle les sagas royales, un ensemble de textes composés autour de 1200 qui retrace l’histoire de la Norvège, entre le IXe et le XIIIe siècle. La trame de ces récits est souvent similaire, puisqu’ils relatent la construction du royaume par les descendants (réels ou supposés) d’Harald à la Belle Chevelure, mort en 930 et considéré comme le premier roi de Norvège. Les sagas royales sont souvent composées par des Islandais, à l’instar de Snorri Sturluson (mort en 1241), sans doute le plus célèbre des auteurs scandinaves médiévaux. Cette « matière du Nord », comme on l’appelle parfois, n’est pas purement indigène : elle est influencée par le substrat chrétien et par la littérature courtoise qui fleurit sur le continent, ainsi que par les auteurs antiques.
Ces sagas sont donc à la frontière entre histoire et littérature. Elles s’inspirent de sources anciennes, souvent orales, mais les retravaillent en profondeur. Dans ces récits, les reines restent des personnages secondaires par rapport aux rois. Leur image n’est pas le strict reflet des souveraines qui existent réellement en Norvège à cette époque, mais elle n’est sans doute pas uniquement une élucubration littéraire. Elle est le « résultat conjoint d’une vérité historique, d’un imaginaire masculin alimenté par des récits mythiques et poétiques, et d’une misogynie imprégnée des discours cléricaux ». Le genre permet d’appréhender finement ces personnages : plusieurs régimes de genre coexistent sur ces femmes, qui peuvent être de simples consorts presque anonymes, mais aussi des mères qui transmettent une légitimité, voire des veuves ou d’autres figures. Les concubines des rois sont aussi, parfois, des figures qui jouent des rôles importants dans les sagas, même si les auteurs chrétiens sont souvent mal à l’aise avec les rois dont la monogamie n’est pas assurée.
L’autrice opère aussi de très nombreuses comparaisons avec les autres reines médiévales, pour la plupart bien étudiées : les études sur le monde franc ou anglais permettent, en particulier, de souligner des similitudes ou des différences entre les reines des sagas norvégiennes et les autres. Certaines thématiques sont ainsi absentes des sagas alors qu’elles saturent les références aux reines ailleurs : c’est le cas de leur rôle dans la christianisation, qui est un topos courant dans la littérature continentale depuis Clotilde, l’épouse de Clovis (481 ? – 511) qui aurait permis sa conversion. Cela est dû à la structure même des sagas, qui montrent la conversion comme le combat exclusif du roi. À l’inverse, « lorsque la religion d’une femme est évoquée dans les sagas, c’est plutôt pour en faire une figure de résistance au christianisme, et elle est alors condamnée par les auteurs ». Le discours des sagas est donc toujours à replacer dans son contexte et à historiciser.
Transmettre et garder le pouvoir
Dans les sagas, les reines sont certes souvent en retrait, mais elles ont un rôle central dans le cadre d’un royaume décrit comme en construction : en tant qu’épouses, souvent de sang royal, elles apportent un surcroît de légitimité à leur mari. En tant que mères, elles transmettent et légitiment le pouvoir de leurs fils. Cela explique que, dans les généalogies présentes dans les sagas, les femmes sont presque systématiquement mentionnées, ce qui n’est pas le cas par exemple dans les généalogies royales anglaises. Les concubines, souvent issues de la noblesse, peuvent aussi transmettre le sang du roi, mais elles ne sont jamais appelées reines. Cette opposition entre reine et concubines est peut-être plus forte dans les sagas qu’elle ne l’est en réalité. Mais il n’y a, de fait, pas de règles strictes de succession : chaque mort d’un souverain entraîne une compétition pour sa succession, dans laquelle les reines peuvent jouer un rôle clé. Elles disposent souvent de réseaux et de ressources pour appuyer un des compétiteurs, qu’il s’agisse de leur fils ou non. Astrid, l’épouse de saint Olaf, soutient par exemple Magnus (1035-1047), le fils que son mari a eu d’une concubine.
La position de la reine est donc souvent fragile et dépend de son lien personnel avec le roi. Cela est bien visible dans l’entourage de ce même Magnus puisqu’une fois qu’il a réussi à s’emparer du pouvoir, un conflit de préséance est décrit par les sagas : la mère du nouveau souverain revendique un rôle auprès de lui, rôle déjà détenu par Astrid. Les divorces et les répudiations ne sont pas rares non plus et fragilisent encore la position des reines. Pour autant, les images de régences sont souvent mauvaises dans les sagas : le pouvoir reste masculin.
Bonnes et mauvaises reines
Les mauvaises régentes, ou du moins les mauvaises reines mères, s’incarnent dans deux femmes que l’on retrouve à différents moments du livre : il s’agit d’Alfifa et de Gunnhild. La première est chargée de diriger la Norvège pour son fils Sven, d’origine danoise : les sagas norvégiennes parlent de « l’époque d’Alfifa » comme un moment de tyrannie. Quant à Gunnhild, surnommée la Mère des Rois (konungamóðir), c’est un personnage que l’on retrouve connoté négativement dans de nombreuses sagas. Elle est le plus souvent présentée comme étant d’origine laponne, or la Laponie – encore païenne – est un espace associé à la magie. Les reines magiciennes sont toujours des archétypes de mauvaises conseillères. Pourtant, dans les sagas royales, ce sont surtout les hommes qui pratiquent la magie, ce qui ne semble pas être le cas dans les périodes anciennes : les sagas opèrent donc une « masculinisation de la magie », ce qui n’empêche pas certaines reines d’y avoir recours.
Si la reine magicienne est un repoussoir, d’autres rôles sont plus ambigus. C’est notamment le cas de la fonction d’incitation, très fréquemment associée aux femmes (quel que soit leur statut) dans les sagas. Les reines qui incitent les hommes à la vengeance disparaissent des récits lorsque ceux-ci s’approchent de la fin du XIe siècle, sans doute parce que la christianisation minore cet aspect : les incitatrices sont associées aux temps païens ou au moment de la transition vers le christianisme. Si elles n’ont jamais recours elles-mêmes à la violence, elles peuvent pousser les hommes à le faire pour se venger. « Les reines incitatrices sont dépeintes comme plus tenaces, plus rancunières que leurs parents masculins. Cette ténacité fait d’elles des garantes mémorielles. Les hommes sont au contraire dépeints comme oublieux. » Leurs provocations sont le plus souvent mal vues des auteurs.
La magicienne et l’incitatrice sont finalement les versants négatifs du rôle de conseil traditionnellement dévolu aux reines médiévales, aussi bien en Norvège qu’ailleurs. La reine est un pont vers son mari, elle peut intercéder auprès de lui. Son mariage est même bien souvent un moment de pacification voulu, sinon toujours efficace. Ces rôles ne sont que les différentes facettes d’une même pièce : « Lorsque les reines jouent un rôle politique positif, c’est en accord avec leur nature féminine, qui les pousse à l’apaisement des conflits. Dans le cas contraire, elles cèdent à l’autre tendance naturelle de la féminité, mauvaise et manipulatrice. Les normes du genre ne sont pas fixes, y compris au sein des sagas : la question de l’honneur et de l’incitation nous a par ailleurs permis d’appréhender ces évolutions. »
Un rôle en cours de définition
Malgré ces traits narratifs récurrents, le queenship des reines norvégiennes est encore en cours de constitution. Le terme de queenship, équivalent féminin de kingship, est utilisé par l’historiographie anglophone pour désigner le pouvoir spécifique, genré, de la reine par rapport au roi. On le traduit rarement en français, même si le néologisme « réginalité », formé sur regina (le nom de la reine en latin), est parfois tenté. Le pouvoir de ces reines repose en grande partie sur leurs réseaux personnels et sur les biens qu’elles acquièrent au cours de leur mariage : il reste assez proche d’un pouvoir aristocratique. Pour autant, le qualificatif de reine (dróttning en norrois) signale bien le passage à un statut particulier. Toutes ne sont pourtant pas désignées comme telles : dans la Heimskringla de Snorri Sturluson, seulement quinze des 34 mères et épouses de rois mentionnées sont ainsi qualifiées. Le titre connote donc un certain pouvoir : il n’est jamais attribué aux concubines et il est réservé aux consorts du roi, en particulier celles qui ont eu un rôle politique. La christianisation renforce le rôle de la reine : seule femme légitime aux yeux de l’Église, elle transmet et légitime le pouvoir des hommes.
La belle étude de Garance Recoing navigue donc constamment entre histoire et littérature, mythe et réalité, pour cerner les figures des reines dans les sagas norvégiennes. L’usage du genre permet de mettre en évidence la conceptualisation conjointe du roi et de la reine dans un royaume en cours de construction. Il permet aussi de nuancer fortement l’image contemporaine de « la femme scandinave du Moyen Âge », souvent très largement fantasmée : loin d’être une guerrière de pop culture, la reine norvégienne reste subordonnée au pouvoir masculin et évolue dans un monde patriarcal – comme toutes les autres femmes médiévales. Le livre apporte donc sa pierre à la nécessaire déconstruction de certains mythes historiographiques un peu trop tenaces par une étude souvent très fine des rapports de genre à l’œuvre dans les sagas.