En pionnière de l'écoféminisme, Val Plumwood restitue les bases conceptuelles qui ont conduit la société occidentale à exploiter tout ensemble les femmes et la nature.

Val Plumwood, autrice et philosophe australienne, est une figure majeure du militantisme écoféministe. Dans l’ouvrage Le féminisme et la maîtrise de la nature, paru initialement en 1993 et traduit cette année aux éditions du Dehors, elle s’intéresse à l’interconnexion entre la domination des femmes et l’exploitation de la nature, ces deux formes de domination se renforçant mutuellement.

Son objectif est de dessiner un «  féminisme écologique critique  », c’est-à-dire une théorie critique de l’exploitation humaine de la nature qui s’articule avec l’analyse des rapports de domination de genre et les principes du féminisme — au-delà, donc, de l’association commune, quoique réductrice et essentialiste, de la féminité à la nature.

Les dualismes de la culture occidentale

Pour ce faire, Plumwood s’attaque aux dualismes profonds qui ont été forgés dans la culture européenne et qui en constituent les fondements théoriques. Des dualismes tels que esprit/corps, humain/nature, homme/femme, raison/passion, etc. ont en effet modelé une certaine conception du monde et un ensemble de hiérarchies, donnant lieu à des rapports de pouvoir structurels. Le commentaire de Plumwood s'attache notamment aux philosophies de Platon (ses conceptions de la nature, du corps et des femmes) et de Descartes (son mécanisme et son physicalisme).

La réduction de la nature à un simple objet d'exploitation est l'une des conséquences pratiques de ces dualismes théoriques. La crise écologique que nous connaissons aujourd'hui est en effet la conséquence d'une certaine conception des rapports entre l'être humain et la nature, selon laquelle le premier, se posant comme extérieur et supérieur à la seconde, s'arroge le droit de la maîtriser.

Or, les effets de hiérarchie produits par ce dualisme humain/nature s'articulent avec d'autres, associant systématiquement leurs pôles positifs : l'être humain qui exploite la nature possède une forte composante masculine mais aussi une logique de rationalité strictement instrumentale. Plumwood montre en effet que, dans la littérature occidentale, les êtres exclus de la sphère de la raison ont été, par contraste, associés à celle de la nature. C'est le cas des animaux, bien sûr, mais aussi les fous ou les femmes. Ces dernières ont été présentée dans la littérature occidentale comme des êtres irrationnels dont le corps, largement sexualisé, était soumis à des pulsions incontrôlables. L'autrice cite à l'appui de son propos de nombreux exemples montrant que «  la femme n’est qu’un animal violent et impulsif  », comme ici Caton.

L’écoféminisme dans la galaxie féministe

La critique de Plumwood s'inscrit toutefois dans des débats internes au féminisme lui-même. Elle relève en effet que certaines féministes ont d'abord, par souci d’égalité, voulu intégrer les femmes dans la vision du monde structurée par la rationalité masculine et l’exploitation de la nature. Ce féminisme ne remettait pas en cause le modèle d'humanité dominant, et en particulier les aspirations au progrès basées et l'économie productiviste qui la sous-tend, laquelle suppose l'exploitation des ressources naturelles.

De ce point de vue, l'écoféminisme dont se revendique Plumwood apparaît comme autre tradition féministe, qui s'efforce de remettre en cause les rôles de genre mais aussi de repenser fondamentalement la relation entre l’humain et la nature en rejetant le modèle masculin de maîtrise. Ce féminisme implique notamment de rejeter l’identification de la femme avec la nature et de critiquer l’idée selon laquelle la sphère féminine, tout comme la nature, serait intrinsèquement inférieure ou subordonnée. Il s’oppose à toute essentialisation ou détermination biologique qui associerait les femmes à une nature sauvage, du fait notamment de leur fonction nourricière. Tout au long de sa discussion, l’autrice fait découvrir à son lecteur de nombreuses références féministes. Elle ne cherche pas à réduire l’écoféminisme à une doctrine univoque mais souligne bien plutôt la diversité interne à ce courant, impliquant notamment des engagements politiques différents. Elle propose également des parallèles avec d’autres systèmes de domination tels que l’esclavagisme, qui repose sur une association similaire des esclaves à la saleté «  naturelle  ».

Une altérité revalorisée

Plumwood établit un lien entre la rationalité masculine, à l'origine de l'exploitation systématique de la nature, et la logique classique qui réduit l'altérité à la négation (la nature comme la femme apparaissant comme les grands « Autres » du référent humain et masculin). Ainsi, les dualismes de la culture occidentale ne sont pas des catégories abstraites flottant dans le ciel des Idées : elles sont étroitement associées à des rapports de domination qui légitiment des formes d’exploitation et d’accumulation parce qu’elles conditionnent notre manière de percevoir l’autre.

En s’attaquant à ces dualismes, Le féminisme et la maîtrise de la nature nous invite à repenser radicalement les relations de pouvoir entre hommes et femmes et à construire une éthique non-anthropocentrique, qui délivre la nature de sa valeur instrumentale (un moyen au service de fins humaines). Plus largement, Plumwood ouvre la voie à une réflexion profonde sur la manière dont la logique de la domination est à la fois façonnée par le dominant et réappropriée (mais éventuellement subvertie) par le dominé, puisque l’objectif de l’écoféminisme consiste finalement à repenser la raison en des termes étrangers à ceux qui l’ont conçue. La lecture de cet ouvrage constitue, à cet égard, un exercice salutaire.