Un roman émouvant et poétique sur l’adolescence, l’anorexie, la psychiatrie, la mort qu’on entrevoit et la vie qu’on veut vivre malgré tout.
À l'approche de ce roman, le lecteur est d’abord attiré par la couverture, avec cet œil marron pris dans des cercles concentriques que l’on devine infinis. Ce premier indice suggère le lien entre la trajectoire singulière de l'autrice contée dans cet ouvrage, et les innombrables histoires semblables auxquelles elle fait écho. Une couverture à l’unisson du message de ce livre : toute souffrance individuelle peut être recueillie par d’autres individus, et, face aux silences institués, la littérature, sans être forcément salvatrice, peut du moins éclairer des points morts en nous.
La rage d’écrire
C’est bien en tout cas une expérience universelle quoique intime qui est au cœur de ce roman autobiographique où Alice, quatorze ans, tombe malade d’anorexie. Elle atterrit à l’hôpital psychiatrique et rencontre ainsi un univers autre, où se crée un langage différent du langage ordinaire. On pense inévitablement à Alice au pays des merveilles – pas seulement à cause du nom et de l’histoire de l’héroïne, mais aussi parce que, dès qu’on ouvre le livre et qu’on plonge dans ses pages et ses mots, on est happé dans une couche méconnue de la réalité. Hélas, le monde qu’on explore avec cette Alice-là n’est pas tant merveilleux que fermé, isolé, contraint – même si, en fin de compte, il se transforme malgré tout en un lieu d’apprentissage de la vie, d’une nouvelle vie.
C’est là, en effet, le récit d’un passage à l’âge adulte brusque et rapide – trop brusque et trop rapide, l’hôpital créant un dangereux effet d’accélération dans la psyché de l’adolescente. Tout est prématuré, tout arrive avant l’heure. Dans un tel lieu, dans une telle hétérotopie, le temps se perçoit et se vit autrement qu’à l’extérieur, où la vie avance sans Alice. Tout ce qui fait le lien entre la jeune fille et le monde semble alors du domaine de l’impalpable, de l’insaisissable, du chimérique : c’est le souvenir, les nuits interminables, la lumière qui annonce pourtant un jour nouveau.
Alice se sent véritablement oubliée, comme devenue invisible pour l’extérieur. L’hôpital est une « machine à broyer les enfants », où les malades développent un cruel sentiment de culpabilité. Il faut alors à la jeune fille une foi inébranlable en la vie pour que les heures passées dans ce monde psychiatrique ne soient pas absolument désespérantes. Cette foi en la vie est peut-être aussi une foi en la langue, le récit sachant rendre presque belle la lenteur de ces instants qui passent sans passer. Il rend au temps volé par les adultes une forme de liberté intérieure que même le monde extérieur a oublié. Ainsi, le journal d’Alice apparait comme son unique secours – et le ton, souvent poétique, est aussi parfois presque belliqueux, car la foi en la vie est aussi rage de vivre et d’écrire : « Je suis en guerre. J’écrirai comme on tue. »
Le sens du réel et de la poésie
Qui dit journal, cahier intime, dit aussi autoportrait. Un autoportrait, ici médicalisé, et surtout dépréciatif, par contraste avec une famille qui a poussé Alice dans le gouffre du rejet de sa propre apparence :
« Peut-être que papa ne m’aime pas parce que je n’arrive pas à sa hauteur. Je ne sais pas si c’est à cause de mon frère aîné Armand, mais il n’aime que ce qui est grand, comprenez, supérieur à 1,75 mètre. Moi, je fais 164 centimètres. Quand le médecin a montré ma courbe de croissance et que j’ai vu que je ne grandirais jamais assez pour arriver à la taille d’Armand, je me suis mise à m’étirer à tous les poteaux que je trouvais, en vain. J’ai pensé à l’écartèlement mais il m’aurait fallu de l’aide et mes amies ont refusé. Alors j’ai commencé à copier ma belle-mère. J’ai d’abord porté des petits talons, puis des plus grands, j’ai crêpé mes cheveux, et malgré ça, rien. On dit souvent qu’on a une épée au-dessus de la tête quand on est dans une situation de merde. Pour moi, c’est une barre, une toise, un chiffre que je n’atteindrai jamais. C’est ça que je lis chaque fois dans les yeux de mon père. Quatre mots. “Pas à la hauteur”. »
Pour se dresser malgré tout face à ce regard qui juge et dégrade, Alice écrit donc. Elle écrit en cachette, se fait statue, cache son journal, car là-bas, dans ce monde où rien ne va plus, les gestes salvateurs, les expressions des émotions, jusqu’aux postures sont perçus comme des symptômes :
« J’ai du mal à écrire. Si l’on me voyait là, accroupie contre le mur, les jambes pliées… Le mollet qui me sert de table penche à chacun de mes retours à la ligne. J’ai des crampes et le bic que j’ai trouvé n’écrit presque pas. Il faut que j’appuie plus fort à chaque ronde et j’ai déjà transpercé ma feuille. Je suis à deux mots de tout déchirer. Mais je ne peux pas m’asseoir au bureau, en face du hublot dans la porte. Si je me mets là, les infirmiers me verront écrire. Et il ne faut pas. Jamais. Baisser sa garde ici, c’est crever. Je dois tenir. Rester debout. Que me chair se change en pierre. A-t-on déjà vu une statue pleurer ? »
Même si la mort est proche, et avec elle le figement définitif, grâce à l’écriture même, ce livre devient un récit de transformation, où le terme de « résilience » prend tout son sens. C’est le récit, aussi, d’une très grande soif du monde extérieur, destinée à compenser le vide intérieur creusé par l’anorexie et l’enfermement qui en est la conséquence.
Ce n’est pas, en revanche, un récit linéaire. Comment serait-ce même possible ? Quelle vie autoriserait une telle narration en ligne droite ? Certainement pas celle de la jeune Alice, hantée par la mort, les morts, la survie, les survivants. Le roman, pour autant, ne glisse pas, ne dérape pas vers le fantastique ou le surnaturel. Cet autre monde qu’est celui de la maladie et de l’incarcération psychiatrique, est toujours envisagé avec lucidité – comme si l’écriture lui permettait de négocier avec cette terminologie hospitalière qui suscite son incompréhension d’adolescente ; et de garder, surtout, les pieds sur terre.
Le puissant ancrage dans la réalité dont témoigne et que permet cette écriture de l’anorexie et de la psychiatrie n’empêchent pas Alice Develey d’offrir des moments de grâce, avec notamment ces instants poétiques qu’elle intercale dans sa narration, et qui lui donnent une forme de légèreté. Celui-ci, par exemple : « Le temps bégaie. / Un tic devient un tac. // C’est pour ça qu’il n’y a pas d’horloge au mur ? / Au fil des heures, je me trouve des repères. // Sueur fraîche ! / L’infirmière est une heure. / Prise de sang, médicament. / Calcium, fer, potassium, vitamines. / Le chariot sonne. / Midi, 18 heures. / La télé devient ma montre. / L’horizon, un placard. / Demain est hier. / Les matins sont rouges. / Les après-midi, bleus. / La nuit, j’avale la lune. / Qu’est-ce qui se passe dehors ? / Quatre étages plus bas, nous n’existons pas. / Est-ce qu’on peut s’échapper d’un calendrier ? »
Bref, Alice Develey nous livre, avec ce compte rendu d’une expérience cathartique de l’anorexie et de l’enfermement psychiatrique, un récit comme il en faudrait plus pour bâtir une société réellement empathique.