Accompagné d’une abondante iconographie, ce deuxième volume de Paul Bernard-Nouraud s’attache à la question de la représentation de la figure humaine dans l’art (d’)après Auschwitz.
Comment faire percevoir et concevoir aux lecteurs et aux lectrices la rupture produite par la réalité des camps (de concentration et d’extermination) et de leur impact sur la figure de la mort, en puisant le propos dans les œuvres mêmes nées à la suite de l’Holocauste ? L’auteur, historien et théoricien de l’art, docteur en esthétique, est tenaillé par cette question qu’il explore avec constance et pertinence, sans négliger de présenter au lectorat l’iconographie nécessaire. L’éditeur ne négligeant pas cette dimension de l’ouvrage, il assure par un cahier intérieur une visibilité aux propos de l’auteur. Paul Bernard-Nouraud avait publié, il y a quelques temps, un premier volume de recherches consacré à l’élaboration de la figure de l’humain, dans les œuvres classiques, et les canons de l’art antérieurs au XXe siècle. Une recension de ce premier volume avait paru dans Nonfiction.
Voici le deuxième volet de cette recherche, en attendant un troisième volume encore à paraître. Ce deuxième volet, non moins conséquent et argumenté, traite des conditions par lesquelles s’est fondé un art d’après Auschwitz. L’expression est centrale : après, d’après – d’après (dans le temps) et d’après (en référence). Il a plusieurs dimensions, dont celle qui contribue à éclairer le défaut iconographique logé au cœur du regard et de l’écriture de la violence extrême, celle des camps, diffusés de nos jours, violence extrême qui, si elle se réduit ici aux camps nazis, pourrait inspirer d’autres travaux portant sur des camps d’autres régimes politiques. Qui se lancera dans le même genre de cheminement à propos d’autres régimes, d’autres cultures ?
Un art des camps ?
On sait que des dessins, des peintures, des esquisses, des graffiti, de même que des billets dessinés cachés dans des murs des baraquements, ont été centraux dans les camps, et ont été produits en très grande quantité, même si tout n’est pas répertorié, quoique quelques centres de mémoire en conservent un nombre certain. Pour parler d’un art de ce type, outre des paramètres esthétiques et des références aux formations des artistes internés, voire des individus non-artistes, il faut donc distinguer l’art des camps de l’art d’après les camps, mais de l’art qui peut être un art d’après sur les camps, ou d’un art qui assume les effets des camps et de l’art des camps. Mais qu’est-ce qu’un art des camps, qui a au moins pour critère central que l’œuvre a été créée in situ, et donc durant la durée de l’internement ? Ce critère ne suffit pas puisque la notion d’art des camps peut englober à la fois l’art de commande (par les gardiens) et l’art clandestin ou de résistance dans les camps.
Afin d’éclairer les difficultés soulevées, il convient, précise l’auteur, de différencier un art d’après les camps et d’avant Auschwitz, et un art d’avant Auschwitz pendant Auschwitz, comme il faut distinguer des œuvres d’après Auschwitz pendant Auschwitz, etc.
Ce n’est pas du tout un jeu formel dans lequel l’auteur nous entraîne. Bien au contraire. Il y a dans ces distinctions des enjeux esthétiques et politiques, mais aussi un enjeu de lecture des œuvres soumises à l’attention contemporaine. Car les œuvres en question peuvent relever d’un geste testimonial ou d’un geste mémoriel. Le testimonial motivant le commémoratif, alors que le mémoriel peut prêter à des exigences juridiques (dans les procès d’après-guerre ou encore de nos jours). D’ailleurs les œuvres d’après Auschwitz dans le temps mais à propos d’Auschwitz associent le témoignant et une connaissance acquise a posteriori. Et, comme le remarque l’auteur, cette connaissance peut être constamment rattrapée par ce dont son auteur a été le témoin a priori.
Art ou témoin ?
En quoi est-on autorisé à qualifier ces productions d’œuvres d’art ? Il suffit de parcourir le cahier iconographique pour saisir que les dessins ici présentés ne sont pas seulement des documents promis par leurs auteurs aux fins d’une connaissance de la condition de détenu. Et effectivement, ce sont des traces malgré tout qui témoignent que quelqu’un est passé, porteur d’une culture, d’une mémoire, d’une histoire de l’art que le camp a réactivées. Certains dessins sont d’ailleurs, de façon flagrante, pleinement artistiques, et le fait d’auteurs qui étaient artistes avant les camps.
Bien sûr, la plupart des commentateurs abondent dans le sens défini par les témoins acteurs des dessins eux-mêmes. Certains estiment que ce corpus ne peut être évalué en termes ordinaires, et qu’il convient de redéfinir la jauge d’évaluation. Parfois, ces considérations prennent une tournure dépréciative. Pourtant l’art d’Auschwitz n’est pas seulement l’art du témoin et il ne convient pas de soustraire ce corpus dans son entier à l’histoire de l’art. Cela étant, insiste l’auteur, force est de constater que l’histoire de l’art n’a pas encore produit une histoire de ces œuvres.
On sait que les références artistiques sont demeurées essentielles dans les camps. Aussi bien dans la pratique qu’à titre d’objet de conversation. L’auteur apporte une précision indispensable : chez les déportés, la mémoire de tableaux jouait un rôle important dans les rêves. Robert Antelme, Jean Cayrol, Charlotte Delbo, François Le Lionnais, dont les écrits sont commentés de ce point de vue par Paul Bernard-Nouraud, montrent comment ces souvenirs permettaient d’opposer ces images au gris des camps. Et d’insister sur le fait que la couleur participait d’un rappel du monde de la vie.
Après, d’après
Revenons à l’objectif fixé par l’auteur. Il ne vise pas seulement l’art des camps. Il vise aussi à tirer les conséquences de ces images gravées ou peintes et de leurs répercussions sur la conception de la forme humaine, tellement vitale pour l’art humaniste – un sujet abordé dans le premier volume. Mais cette figure pouvait-elle rester telle, dans la mesure où elle était devenue méconnaissable à l’aune d’Auschwitz ? Les figures humaines y sont devenues des ombres. C’est tout l’art académique des corps humains qui tombe dans une complète obsolescence, toute la formation à l’étude du nu et aux critères d’évaluation de la peinture classique. Et ce n’est pas uniquement une affaire de rapidité d’exécution requise par les conditions, c’est plus largement un problème de fond qui a des conséquences sur l’histoire des arts postérieure à Auschwitz.
En somme, Auschwitz et la langue d’après (dans le temps et en référence) doit bien relever d’un débat essentiel. Mais que dire du rapport entre la langue d’après et les images de l’humain si cette langue est encore en mesure de les convoquer ?
Les œuvres d’art plastique pouvaient-elles alors faire encore parler l’humain d’après comme avant ? Cette question mérite attention d’autant qu’elle n’est pas semblable à celle qui porte sur le paysage. La nature n’a pas bougé entre avant et après Auschwitz, disent les uns. Ce qui se discute d’ailleurs, puisque, pour d’autres, même une route, même des prairies peintes peuvent évoquer une conduite vers un camp de concentration. Il faut rappeler que les nazis projetaient de faire des ruines arasées du ghetto de Varsovie un vaste parc, et qu’ils ont dissimulé les crématoires de Birkenau derrière une épaisse bande de verdure. C’est justement tout l’honneur de photographies, dessins, peintures d’avoir fait en sorte que ces lieux ne demeurent pas muets et cernés de ténèbres.
Mais revenons à l’humain. Quels éclairages fournissent les œuvres d’art d’après Auschwitz sur les œuvres produites pas des Fautrier, Giacometti, Bacon, et bien d’autres ? Après et d’après ? Ce n’est pas seulement la question de l’art qui s’inspire d’Auschwitz qui est interrogé ici. C’est surtout un art dans lequel se joue quelque chose d’essentiel, l’effondrement esthétique de la mort, un effondrement mental dans la tête des déportés, chez lesquels la figure de la mort a disparu devant la situation, et un effondrement figuré, mais aussi un effondrement de la dimension esthétique conférée jusqu’alors à l’humain. La dernière partie de l’ouvrage est consacrée à dépouiller cette dimension de l’histoire de l’art qui allait bientôt être appelée « moderne », ou « d’avant-garde ».