Les constitutions sont vues comme un bienfait. Mais tiennent-elles leurs engagements de démocratie ? Ou ne sont-elles pas plutôt une illusion dont il faudrait apprendre à se défaire ?
La professeure de droit public Lauréline Fontaine, qui avait critiqué le fonctionnement du Conseil constitutionnel dans un livre remarqué, La Constitution maltraitée, en 2023, examine cette fois plus largement dans son nouvel ouvrage, La Constitution au XXIe siècle. Histoire d’un fétiche social (Editions Amsterdam, 2025), l’idée de constitution, confrontant la bonne image dont celle-ci bénéficie aujourd’hui dans le monde entier à sa capacité à tenir ou non ses promesses.
Elle a aimablement accepté de répondre à des questions pour présenter son livre à nos lecteurs.
Nonfiction : Quelle image a-t-on de la constitution ? Comment expliquer que celle-ci bénéficie d’une telle aura dans le monde ? Que peut-on attendre d'une constitution ?
Lauréline Fontaine : Dans l’histoire récente, on a pu voir que beaucoup d’espoirs étaient mis dans la rédaction de constitutions partout dans le monde. Toutes les dernières « révolutions » se sont soldées par la rédaction de nouveaux textes constitutionnels : en Europe, après l’effondrement du bloc soviétique, en Afrique du Sud, après la fin de l’Apartheid, ou encore dans le monde arabe. Au Chili, si les révolutions étudiantes puis citoyennes n’ont pas encore conduit à un changement de constitution, le processus a été entamé et les travaux ont été importants. En France, des appels à un changement de constitution, qui constituerait une issue aux différentes crises politiques, sont fréquemment lancés, que ce soit par des forces politiques ou des collectifs de citoyens. Il y avait d’ailleurs eu un travail en ce sens dans le mouvement des gilets jaunes. De même, on peut constater que chaque nouvelle révision, comme celle qui a conduit à l’inscription de la liberté de recourir à l’interruption volontaire de grossesse dans le texte constitutionnel, est saluée comme une nouvelle victoire. C’est avec cette idée que j’entame l’ouvrage : le monde aime l’idée de constitution, qu’on se représente volontiers comme un bienfait.
Il y a plusieurs raisons à cela. D’abord on aime les constitutions pour que ce qu’elles disent : la liberté, l’égalité, le bonheur de tous, ou toute valeur à laquelle on adhère. Ensuite, on les aime parce qu’on les associe à l’idée d’un contrat qui unirait l’ensemble des membres du corps social et qui obligerait les gouvernés. À ce sujet, la représentation de la constitution comme un bienfait est beaucoup le résultat des discours produits à propos des constitutions à partir du XVIIIe siècle.
À proprement parler, le lien entre la constitution et le peuple est purement imaginaire, car il n’a jamais rédigé la constitution, et le fait qu’il en soit à l’instigation est la plupart du temps très discutable. C’est à cet endroit qu’on peut commencer à apercevoir la notion de « fétiche » : on croit aux bienfaits des constitutions alors qu’il n’existe aucune preuve véritable, ni qu’elles soient un instrument réellement populaire, ni qu’elles aient réalisé un jour ce dont elles parlent, au moins au plan du discours social. Car il y a un point où les constitutions réussissent très bien, c’est au plan de l’institution des pouvoirs : elles sont en effet toujours un moyen d’habilitation du pouvoir qui s’exerce, que ce dernier paraisse parfaitement « dans les clous » de la constitution ou qu’il la détourne à son profit. Si la fonction théorique de la constitution est de permettre la critique du pouvoir, sa fonction effective est de soutenir et de légitimer l’exercice de celui-ci.
Quelle appréciation porter sur son ou ses contenus et sa mise en œuvre ?
Le repérage de différentes catégories d’énoncés dans les constitutions et le constat qu’elles n’ont pas toutes la même effectivité permet de prendre la mesure de ce qui se fait avec et par les constitutions. Il y a les énoncés qui peuvent provoquer le sentiment d’appartenance à un pays ou une nation (énoncés historiques, symboles nationaux, etc.) ; il y a ceux qui nous font adhérer à l’idée constitutionnelle en proposant des valeurs « aimables » ; et enfin, il y a ceux, en général les plus nombreux, qui ont spécifiquement pour objet d’instituer les pouvoirs et leurs procédures d’exercice.
Si on constate que les énoncés les plus intéressants pour le corps social, ceux dont on se revendique le plus volontiers (l’égalité, les différentes libertés, etc.), sont aussi ceux qui ont eu jusqu’ici le moins d’effectivité (pouvons-nous sérieusement affirmer que, pour l’essentiel, nos sociétés sont égalitaires, et que les pouvoirs institués ne cessent de s’employer à y parvenir ?), cela nous aide à réaliser que l’effet principal des constitutions est bien d’assurer aux pouvoirs et aux personnes qui les exerceront une légitimité pour le faire.
Cette légitimité est en quelque sorte mécanique et pas si souvent interrogée : elle repose sur le fait qu’on se représente la constitution, et ce qui en découle, comme seule de nature à donner sa légitimité au pouvoir qui s’exerce sur l’ensemble du corps politique et social. Peu importe si ce qui fait qu’on aime les constitutions – ce qu’elles racontent – ne se réalise pas, et peu importe aussi si elles donnent de la réalité politique et sociale une vision fantasmée, voire complètement fausse. Je vais jusqu’à consacrer presqu’un chapitre entier à la question de la valeur des énoncés constitutionnels qui disent le contraire des pratiques génocidaires, esclavagistes ou colonialistes de ceux qui les ont écrits, dès la fin du XVIIIe siècle, aux Etats-Unis et en France d’abord, comme si les discours remplaçaient, voire effaçaient, les pratiques.
Lorsqu’on présente les institutions politiques françaises de la IIIe République dans les manuels ou cours de droit constitutionnel et institutions politiques, on ne mentionne ni n’interroge quasiment jamais la logique colonialiste qu’elles supportaient : celle-ci était déjà à l’époque reléguée à l’idée d’exceptionnalité, alors qu’il s’agissait d’une pratique tout à fait « normale » au sens où elle n’était pas remise en cause. Elle est toujours invisibilisée aujourd’hui, comme si elle était détachable des énoncés constitutionnels.
Dans un autre registre, l’idée de République « sociale » figure à l’article 1er de la Constitution française de 1958, ce qui contribue à la popularité du texte, tout en étant fréquemment contrariée par les différentes lois adoptées par nos institutions et superbement ignorée par le Conseil constitutionnel qui n’en a jamais fait le fondement de la moindre décision.
Malgré cette réalité historique, les organes de pouvoirs investis par et selon les règles constitutionnelles apparaissent légitimes dans leurs fonctions, quand bien même ils seraient indifférents aux principes constitutionnels. Cette légitimité donnée par la constitution nous condamne à une forme d’impuissance vis-à-vis de l’exercice du pouvoir, quand bien même nous critiquons ses modalités. Même mal interprétée ou tout simplement ignorée, la constitution remplit quand même la fonction de soutenir l’exercice du pouvoir par ceux qui ont réussi à y accéder. Pour les organes de pouvoir, la constitution est donc essentielle, car elle est l’instrument à brandir pour faire taire les procès en illégitimité.
Pas étonnant alors que ces mêmes pouvoirs aient produit et véhiculé, depuis toujours, des discours laudateurs à l’égard des constitutions (même s’il s’agit de critiquer leur contenu). Le maintien du principe constitutionnel est vital pour eux. La fonction de légitimation des pouvoirs institués se double au surplus d’une capacité à lire le texte et les procédures à l’avantage des pouvoirs institués, et en particulier aujourd’hui à ceux des organes et/ou forces politiques qui ressortent « gagnants » du jeu constitutionnel. C’est ce que j’appelle le « bonus constitutionnel du gagnant », offert sur le dos du corps politique et social, grâce à l’imaginaire produit par le récit constitutionnel.
Comment en garantit-on, ou pas, la mise en œuvre ? Quels mécanismes la constitution prévoit-elle ou suppose-t-elle en la matière ? Quelle appréciation porter sur ceux-ci ?
On dit bien sûr qu’il existe des mécanismes visant à garantir le respect de la constitution, à l’instar de la justice constitutionnelle. Toutefois, comme on peut distinguer entre plusieurs catégories d’énoncés, on peut aussi distinguer entre ce dont on veut effectivement assurer le respect et ce qui paraît en réalité indifférent aux mécanismes de garantie. C’est en tout cas ce qui ressort de l’analyse de l’histoire de l’écriture des constitutions et des pratiques : d’une part, il y a la plupart du temps une volonté faible de contraindre les organes institués à respecter le cadre constitutionnel, soit parce qu’il n’existe pas de mécanismes spécifiques de sanction (par exemple, le Président de la République en France ne se voit pas opposer d’obstacle au fait de recourir au référendum pour faire réviser la Constitution sans passer par le Parlement, alors que ce n’est pas ce qui est organisé par le texte constitutionnel, comme ça s’est passé en 1962 et 1969 et comme certains candidats à la présidence de la République en font le souhait aujourd’hui), soit parce que ces mécanismes de contrôle ou de sanction sont en réalité maîtrisés par les mêmes organes : c’est en général le cas de la justice constitutionnelle, dont l’effet est en partie neutralisé par ses conditions de fonctionnement et d’exercice.
D’autre part, et comme la conséquence de cela, le respect de la constitution s’impose le plus souvent lorsqu’il s’agit de donner raison au « gagnant » et à la philosophie qui a présidé historiquement au constitutionnalisme, à savoir la protection des intérêts économiques (ce que j’analyse dans le chapitre 2 de l’ouvrage). Cette impuissance de la justice constitutionnelle à arrêter le pouvoir et son tropisme économique, je les avais montrés dans mon livre précédent, La Constitution maltraitée. Anatomie du Conseil constitutionnel (Amsterdam, 2023). Le Conseil constitutionnel français – tout comme la Cour constitutionnelle allemande ou la Cour suprême américaine – joue ainsi parfaitement son rôle de protecteur du pouvoir institué et des libertés économiques, alors qu’il est bien moins efficace dans la protection des droits sociaux, en paraissant même souvent s’extraire de la question lorsque par exemple il ne répond pas à un argument visant le principe de solidarité (décision n° 2013-672 DC du 13 juin 2013).
Pourriez-vous revenir sur la fonction de la constitution, peut-être la plus simple à appréhender, de limitation du pouvoir des gouvernants, dont vous montrez qu’elle est fortement amoindrie par toute une série de mécanismes ?
Avant toute chose, on ne doit pas oublier que la motivation principale des premiers constituants historiques, aux Etats-Unis ou en France, était d’ordre économique : l’américain Madison estimait à cet égard qu’il ne fallait pas instituer un gouvernement populaire tant c’était dangereux pour la propriété, et le français Siéyès valorisait le gouvernement représentatif comme un moyen de garantir la propriété. Cette motivation s’incarnait dans la nécessité de limiter l’action de l’Etat, dont la monarchie absolue avait révélé la dangerosité à l’égard des affaires et de la propriété : parfois trop de guerres et trop d’argent dépensé sans succès, et des interventions intempestives dans le cycle économique. Pour le dire vite, contrôler et maîtriser le pouvoir d’Etat était donc devenu une nécessité absolue pour un ensemble d’hommes qui n’avaient aucun lien affectif avec le pouvoir monarchique, n’étant ni nobles, ni magistrats, ni guerriers. Et même ces derniers avaient fini par endosser les vertus du commerce libre.
L’écriture du pouvoir à la fin du XVIIIe siècle remplissait donc cette fonction de limitation du pouvoir, en posant deux principes essentiels : la séparation des pouvoirs, qui était censée empêcher l’abus du pouvoir, et la garantie des droits dont entendaient alors disposer les hommes « libres », c’est-à-dire les hommes propriétaires. La fonction de la constitution est donc essentiellement d’ordre limitatif.
Ce n’est pas sans raison que je rappelle la motivation économique des premiers principes constitutionnels écrits. C’est, outre cette remise en contexte nécessaire, pour permettre de comprendre l’émergence de mécanismes qui secondarisent la constitution dont le rôle dans la protection des intérêts économiques n’est pas toujours garanti. Par exemple, je mets en lumière que l’inefficacité de la Constitution colombienne contemporaine vis-à-vis de la protection de la nature, dont pourtant elle déclare le caractère constitutionnel, est la conséquence de ce que d’autres normes sont privilégiées par l’Etat, notamment celles issues de traités internationaux relatifs aux investissements étrangers sur le territoire de l’Etat. Contournement donc, mais pas illogique. De la même manière, la primauté du droit de l’Union Européenne sur les normes nationales, y compris constitutionnelles, permet surtout la prévalence des normes relatives à la libre circulation des biens, services et capitaux, peut-être avant celle des personnes.
S’il est vrai qu’on peut aussi parfois analyser les contournements ou évitements des prescrits constitutionnels indépendamment de l’esprit économique du constitutionnalisme, il est quand même nécessaire de garder cette question en tête. Peut-être faut-il d’ailleurs à ce sujet revenir sur ce qui s’est passé en France en 2023 : le gouvernement français a réussi à ce que l’âge légal de départ à la retraite soit acté par le biais d’un projet de loi de financement de la sécurité sociale, ce qu’il n’aurait pas réussi à faire en passant par une loi ordinaire, et peut-être même pas par la loi de finances annuelle. Le recours à cette procédure spéciale de l’article 47-1 n’est pas seulement « astucieux », il est contraire à ce qu’avait organisé le texte constitutionnel. Mais le Conseil constitutionnel a validé cet usage, en recourant à un argument grossier : la mesure envisagée avait un impact sur les finances de la sécurité sociale, là où il eut fallu, pour admettre de passer par-dessus le Parlement, que la mesure soit à strictement parler une mesure de financement : ce n’est pas du tout la même chose, même si le jeu avec les mots ne permet pas forcément de l’apercevoir d’emblée.
Dans de nombreux cas, comme lorsque Barak Obama a été empêché de nommer un nouveau membre à la Cour suprême des Etats-Unis entre le mois de mars 2016 et la fin de son mandat en janvier 2017, on s’aperçoit que l’organisation des pouvoirs ne permet pas que le pouvoir arrête le pouvoir, pour paraphraser Montesquieu (« il faut que, par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir », De L’Esprit des Lois, XI, 4). Cela pose évidemment la question de savoir si cette organisation est imaginable et si, en conséquence, les limites posées par le texte servent effectivement à quelque chose.
Vous défendez dans l’ouvrage l’idée d’une histoire comparative des constitutions, qui ne fasse pas abstraction des discriminations, exploitations et déshumanisations dont celles-ci se sont accommodées sinon rendues coupables, et d’une manière dessillée de considérer le constitutionnalisme dans son rapport à la démocratie. Pourriez-vous là encore en dire un mot ?
Les premières constitutions ont été écrites il y a environ 250 ans sur quelques territoires du monde occidental. Depuis, le monde entier s’est rallié à l’idée constitutionnelle, car pratiquement plus aucun pays aujourd’hui ne se passe de ce document pour fonder la légitimité des pouvoirs institués. Si on veut donc faire un bilan de ce phénomène, il est nécessaire de commencer par se demander ce qu’on cherche vraiment : s’il s’agit seulement d’analyser des discours, on peut se contenter d’analyser les textes un par un, en faisant éventuellement des rapprochements entre différents textes dans le temps et dans l’espace. On s’apercevra vite que, au-delà de leurs singularités, ils se ressemblent tous beaucoup, alors que les sociétés qu’ils concernent sont assez différentes. Mais justement, si on veut aller un peu au-delà de ce constat, et ne pas se contenter de l’axiome selon lequel il y a un « vrai » – celui libéral et occidental – et un « faux » constitutionnalisme – celui non libéral et la plupart du temps non occidental –, alors on doit surtout se demander ce qui a vraiment été réalisé avec ou malgré les constitutions.
Je suis donc partie à la recherche de ce qui s’est passé dans les sociétés depuis que les constitutions s’écrivent, en ayant évidemment en tête les discours portés par elles et l’obligation qui en découle de les mettre en perspective avec la réalité des pratiques. S’il s’est agi de parler de souveraineté du peuple et/ou de la nation, de la liberté des hommes, de l’égalité entre tous, de justice ou de paix, des concepts auxquels tous les textes sans exception se réfèrent et/ou paraissent s’y reconnaître, alors comment ne pas s’apercevoir que les premières nations constitutionnelles (l’Angleterre, malgré le fait qu’elle n’ait pas de constitution écrite – c’est un apparent paradoxe sur lequel je ne m’étends pas du tout dans l’ouvrage –, les Etats-Unis et la France), l’ont été sur fond de génocide, d’esclavagisme et de colonialisme, des phénomènes avec lesquels les textes se sont arrangé ? Cela a beau être un truisme aux yeux de certains, la question n’est pas plus approfondie que cela, et on se contente de se dire que c’était une autre époque. Mais ça me paraît à moi fondamental.
Contrairement à des discours trop facilement reçus, le constitutionnalisme historique n’est pas libérateur. Pas plus aujourd’hui qu’hier. À proprement parler, il n’a jamais été démocratique non plus. Il est même né dans le rejet de la démocratie, mais notre histoire a fini par donner le nom de démocratie à ce qui n’avait jamais été qualifié ainsi, par le seul effet du suffrage dit « universel » dont il faut aussi interroger la réalité, en quelque sorte sociologique. Ce sont ces différents éléments que je mets bout à bout, dans leur lien avec la question constitutionnelle, pour proposer une autre grille d’analyse du constitutionnalisme. Dans la situation contemporaine, cette réflexion pourrait être utile, au lieu que nous soyons condamnés à une forme d’impuissance analytique vis-à-vis de cette question.
Vous évoquez peu la question des libertés publiques, dont le pouvoir est de plus en plus enclin à s’affranchir, et dont le lien avec la constitution est de moins en moins évoqué, pourriez-vous en dire un mot ?
Sur cette question, beaucoup a déjà été dit et écrit : le sujet des droits et libertés a fait intervenir beaucoup de juristes dans l’espace public. Il n’est donc un secret pour presque plus personne que la protection et l’intérêt pour les droits et libertés sont en déclin, partout dans le monde, et dans nos sociétés occidentales de la même manière. À ce sujet, je dis d’ailleurs dans l’ouvrage que ce n’est pas tant un état d’exception qui deviendrait permanent que le pouvoir qui se « déconstitutionnalise » progressivement.
Ce que j’essaie d’apporter au débat néanmoins, en creux, c’est que ce n’est peut-être pas aux textes constitutionnels que nous pouvions devoir le respect et la protection de certains droits et que, de toute évidence, les constitutions sont de quasi nul effet pour enrayer ce que je pourrais appeler la ringardisation des droits et du droit. On pense encore que l’inscription d’une question dans le texte constitutionnel est une garantie supplémentaire de sa valeur, mais cela reste très largement imaginaire et indexé à l’état de ce qui est accepté ou acceptable dans une société donnée.
Et peut-être aussi faut-il faire ici une distinction entre l’aspect libéral des droits et la question sociale : le libéralisme, qui accouche du constitutionnalisme, est la conséquence d’une volonté de préserver les intérêts d’un groupe minoritaire du corps politique et social. S’il s’agit de défendre les droits et libertés, c’est historiquement parce que c’est leur respect qui permet d’assurer la continuité des affaires. Notre attachement au libéralisme explique ainsi pourquoi la justice sociale ne s’est jamais véritablement imposée comme source du bon gouvernement, et que la justice constitutionnelle ne parait pas s’y intéresser. À propos de justice sociale, l’économiste Hayek parlait, à la fois avec cynisme et lucidité, d’un « mirage ». S’il ne s’agit pas seulement que la constitution assure la stabilité de l’ordre juridique – raison pour laquelle son importance a été valorisée par les grandes institutions financières internationales depuis les années 1990 –, mais qu’elle participe à la construction d’une société plus égalitaire, nous ne devons sans doute pas attendre grand-chose du texte constitutionnel.