Le contrôle de la conformité à la Constitution incombe en France au Conseil constitutionnel. Son fonctionnement est toutefois très éloigné de ce que dicterait une « bonne » justice en la matière.

Lauréline Fontaine, professeur de droit public à Paris 3, a publié au mois de mars La constitution maltraitée, un livre remarqué, à la fois très critique et très documenté du fonctionnement du Conseil constitutionnel. Elle a aimablement accepté de répondre à des questions pour présenter le contenu de son ouvrage à nos lecteurs.

Nonfiction : En démocratie, la Constitution définit l’organisation des pouvoirs et les droits et libertés individuels. La justice constitutionnelle se règle sur cette définition et veille au respect par le pouvoir de la Constitution. Il en découle un ensemble de conditions requises concernant les juges ou encore le processus de jugement. Peut-être pourriez-vous commencer par détailler quelque peu ces conditions ?

Lauréline Fontaine : Le statut de la justice dans les pays démocratiques est variable et la défiance du pouvoir politique à son endroit reste un problème à régler. Parce que la justice constitutionnelle implique un contrôle de l’action politique pouvant aller jusqu’à l’annulation des actes qui en découlent, la tentation est grande pour le pouvoir d’organiser une justice constitutionnelle qui serait plus à son service qu’au service de la Constitution et du corps politique tout entier. Les conditions d’une « bonne » justice constitutionnelle dans un Etat de droit démocratique ont ainsi été déterminées avec le temps, par l’analyse des pratiques nationales, souvent par la doctrine et les institutions régionales ou internationales de promotion de la démocratie.

Plusieurs principes ont émergé, dont la mise en œuvre repose elle-même sur beaucoup de conditions dont le respect est essentiel pour s’assurer de leur réalité. Ainsi de l’indépendance des juges et de la juridiction, qui ne suppose pas seulement que les juges ne soient pas soumis à des instructions externes, mais qui suppose aussi qu'ils ne soient pas eux-mêmes et systématiquement issus des pouvoirs qu’ils vont contrôler, de surcroît nommés par eux. Lorsqu’un homme ou une femme politique « de carrière », ministre en exercice, devient du jour au lendemain le contrôleur de ses « à peine anciens collègues » au Gouvernement, on se doute que cela pose un problème d’indépendance.

De même, lorsque la défense du pouvoir contrôlé tient une place disproportionnée dans la procédure d’examen et réduit l’expression des autres voix à la portion congrue, on se doute encore que la portée du contrôle risque d’être réduite, ce qui se passe par exemple en France.

Ces quelques éléments déjà permettent de comprendre l’importance des autres principes exigés pour l’administration d’une bonne justice constitutionnelle : le principe de l’impartialité des juges, celui du débat contradictoire, celui du « professionnalisme » des juges et celui du nécessaire respect de règles de déontologie et de transparence. Car si la justice constitutionnelle ne doit pas être privatisée par le pouvoir politique, les juges non plus ne doivent pas privatiser la justice constitutionnelle : il est nécessaire que le corps politique et les autorités constituées aient une idée très précise et réaliste de ce que fait le juge et des conditions dans lesquelles il travaille.

C’est ainsi que le principe de la motivation des décisions rendues est tout aussi fondamental que les autres, car il permet d’identifier la valeur du raisonnement suivi par les juges et son adéquation aux principes soutenant la Constitution et à ceux qui y figurent.

Certaines de ces conditions relèvent de principes généraux du droit, mais d’autres semblent plus spécifiques à la matière constitutionnelle, en particulier lorsque le principe que fixe la Constitution s’avère difficile à interpréter ou que l’effectivité de la règle ou des droits reconnus est très relative. Comment la justice constitutionnelle peut-elle alors le prendre en compte ?

Le travail du juge constitutionnel est politiquement délicat (même si je pense que cela concerne n’importe quel juge et pas seulement le juge constitutionnel), et il est exigeant quant à son exercice. C’est vrai il y a une marge inévitable d’interprétation dont les juges disposent face à des énoncés parfois vagues et sommaires. Il est vrai aussi que ces énoncés ont une histoire que l’actualité peut dépasser. Mais la mission du juge consiste précisément à identifier, par un travail de connaissance et de réflexion, l’ensemble des principes autour desquels notre société juridique et politique s’est construite, et en quoi il apparaît pertinent d’interpréter ou de faire évoluer un principe ou une règle dans tel ou tel sens.

D’où d’abord la nécessité absolue de confier ce travail à des personnes qui disposent d’une expérience dans ce domaine, c’est-à-dire, en me répétant, dans celui de la connaissance et de la réflexion autour des principes et règles à partir desquels notre société juridique et politique s’est construite. Cette expérience, contrairement à une idée spontanément reçue et complètement infondée, n’est pas fournie par l’exercice du pouvoir politique pendant de nombreuses années que l’on dit un peu trop facilement « au service de l’Etat » : outre que l’activisme politique est confondu avec la réalité et la qualité du travail effectué, ce qu’il faut principalement en retenir est que son principe d’action tourne autour de l’immédiateté et de l’avenir, voire de l’efficacité à court terme, ce qui n’est pas l’objet du travail de la justice constitutionnelle qui suppose tout à la fois un travail de rétrospection, voire d’introspection, et de situer la réflexion au-delà de la contingence. Ce faisant, il s’agit aussi d’un travail de prospection à partir de la loi adoptée dont il s’agit de vérifier la constitutionnalité, un travail qui fait aujourd’hui très largement défaut chez le politique.

Nommer des politiques comme juges n’est donc pas seulement problématique du point de vue de l’indépendance de la justice, ça l’est également du point de vue de l’exercice même de cette mission. Si on peut alors penser à des juristes professionnels, cette voie ne me semble pas devoir être exclusive tant d’autres personnes pourraient utilement participer à l’administration de la justice constitutionnelle : des philosophes, des économistes, des psychanalystes, etc. On peut même songer à opérer des nominations « en avance », de citoyens ou essayistes intéressés par ce travail et qui disposeraient d’un délai d’un an à deux ans pour se former avant de devenir juge (même si, avec quelques réserves, on peut estimer que le même résultat peut être obtenu en nommant juges des anciens assistants de juges, ce qui arrive fréquemment aux Etats-Unis ou en Allemagne, mais qui ne peut pas arriver en France puisque ceux qu’on nomme improprement les « juges » constitutionnels n’ont aucun assistant).

Quoi qu’il en soit, la mission du juge est aussi délicate et exigeante parce que, dans un Etat de droit démocratique, elle doit être transparente : si le juge fait son travail de construction et de réflexion à partir du texte et des principes qui structurent notre système politique et juridique, ce travail doit être restitué dans les décisions qu’il rend, dont le contenu doit faire apparaître, avec le plus de transparence possible, l’étendue du travail de construction et de réflexion qui a été mené. De ce point de vue, le fait d’admettre qu’un ou plusieurs juges minoritaires puissent expliquer en quoi ou pour quoi ils n’auraient pas pris la décision rendue, participe de cette transparence et de la construction d’un débat public autour de la Constitution.

Au lieu de cela, les décisions du Conseil constitutionnel font silence sur les raisons qui poussent ses membres à considérer que, en disant ce qu’elle dit, la loi est ou n’est pas conforme à la Constitution. Il s’ensuit que l’analyse de la jurisprudence du Conseil, évidemment et logiquement réservée à des « spécialistes », consiste pour l’essentiel à identifier une sorte de cohérence dans l’énoncé des principes, en délaissant, mais là aussi sans le dire explicitement, l’aspect proprement politique et philosophique qui innerve notre société constitutionnelle.

Il est fou de penser et de croire qu’elle ne repose que sur des procédures dont le respect est la caractéristique de la conformité à la Constitution. Non seulement il n’y a pas que des procédures mais, quand il y en a, leur raison d’être est fondamentale pour comprendre et analyser ce qui se fait. Or, de tout cela il n’est jamais question réellement dans les décisions du Conseil constitutionnel, mais, au surplus, on le surprend à anéantir le nécessaire respect des procédures, sans aucune explication, comme il l’a fait par exemple dans une décision du 26 mars 2020 en acceptant une violation de la Constitution sans la nommer et sans l’expliquer non plus autrement qu’en parlant de « circonstances particulières de l’espèce », dont on aurait souhaité qu’il dise desquelles il s’agissait et en quoi elles justifiaient une violation de la Constitution. Conformément au mépris qu’il affiche pour sa mission, dont je démontre l’étendue dans mon ouvrage, il n’en a rien été.

Les comparaisons internationales laissent entrevoir une large gradation, avec une justice constitutionnelle qui peut remplir plus ou moins bien ces conditions. Mais le Conseil constitutionnel, montrez-vous, fait fonction de contre-modèle, dans la mesure où il ne remplit aucune des conditions ci-dessus, avec pour conséquence, à la fois, une indépendance très faible vis-à-vis du pouvoir et une réceptivité très importante (les deux étant tout de même très fortement liés) vis-à-vis des intérêts des élites économiques. Peut-être pourriez-vous en donner quelques exemples ?

La connexion du Conseil constitutionnel avec les pouvoirs qu’il contrôle n’est plus vraiment à démontrer, mais son effet reste sous-estimé et la tolérance excessive vis-à-vis de ce qui constitue une réelle anomalie démocratique au plus haut niveau de contrôle. A travers le contrôle de la loi, le Conseil constitutionnel contrôle le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif et il est le juge des élections législatives, et présidentielles et des opérations référendaires : les enjeux sont donc cruciaux.

Contrairement à ce que le politique veut faire croire lorsqu’il nomme les membres du Conseil constitutionnel, selon une rhétorique bien en usage (le Président de la République, le Président du Sénat et le Président de l’Assemblée Nationale nomment chacun trois membres sur les neuf, à raison d’un tous les trois ans, nominations auxquelles des parlementaires en commission ne doivent pas s’opposer à au moins trois cinquièmes d’entre eux), la nomination de personnalités politiques n’a pas pour ambition de satisfaire au pluralisme de sa composition. S’il en était ainsi, le Conseil serait composé de politiques et de non politiques dont l’expérience dans le domaine du droit ou dans un autre domaine serait incontestable.

Mais il n’en est rien : actuellement, deux anciens Premiers Ministres y siègent, dont l’un dirige l’institution ; deux anciens ministres y siègent, d’ailleurs issus d’un Gouvernement ayant officié sous la présidence d’Emmanuel Macron, dont on sait qu’elle est particulièrement « clivante » ; deux anciens parlementaires y siègent, ainsi que l’ancien directeur de Cabinet du Garde des Sceaux, l’ancien directeur de Cabinet du Président du Sénat et l’ancienne secrétaire générale de l’Assemblée Nationale. Cela fait donc neuf membres sur neuf qui ont lien direct avec l’exercice des pouvoirs qu’ils vont ensuite contrôler. Sur les neuf membres, une seule pourrait être considérée comme ayant une longue expérience dans le domaine du droit, puisque magistrate longtemps, mais elle a très vite exercé des fonctions plus en lien avec l’administration qu’avec la justice proprement dite et est d’ailleurs devenue directrice du Cabinet du garde des Sceaux, un garde des Sceaux toujours en exercice.

Les conditions de l’indépendance du Conseil constitutionnel vis-à-vis des pouvoirs qu’il contrôle ne sont donc pas réunies, d’autant qu’il ne s’est toujours pas résolu à organiser devant lui une procédure où les différents intérêts seraient représentés de manière équitable et où les intérêts présents dans l’espace social pourraient également trouver une voix. Le résultat est une forme de dépendance intellectuelle vis-à-vis de l’activité politique, la seule chose ou presque qu’ont vraiment fait les membres du Conseil constitutionnel avant d’y entrer, et que, de fait, lorsqu’on regarde les décisions, ils continuent de faire.

Cette habituation ancienne à l’exercice du pouvoir a entraîné un phénomène assez inédit dans le paysage des cours constitutionnelles du monde, à savoir que le Conseil constitutionnel, alors qu’il est une juridiction, est devenu une place importante du lobbying d’affaires. Si ailleurs on entend parler des connivences de certaines juges constitutionnels avec des intérêts parfaitement identifiés (tel aujourd’hui le juge américain Clarence Thomas), la sensibilité du Conseil français aux intérêts économiques a entraîné des pratiques peu conformes à l’exigence d’équité dont il devrait faire preuve.

Ainsi lorsqu’un ancien Président du Conseil constitutionnel, ancien ministre, ancien président de l’Assemblée nationale et par ailleurs fils d’un ancien Premier Ministre, explique que, dirigeant le Conseil, il déjeunait régulièrement avec des chefs d’entreprises et le président du Medef, et que ceux-ci lui faisaient part de leur satisfaction vis-à-vis de sa jurisprudence, son « ADN » politique ne lui fait pas entrapercevoir la problématique de cette pratique (et à certains égards de sa déclaration). S’il pense que, normalement, ce n’est pas à lui de le faire, c’est parce qu’il estime que ce sont les politiques eux-mêmes qui sont défaillants dans leur écoute vis-à-vis du monde économique. Bref, un ancien politique devenu président du Conseil constitutionnel continue à être politique.

Pendant des années, les membres du Conseil ont ainsi reçu les mémoires de grands avocats ou de grands professeurs de droit rédigés au nom de groupes d’intérêt, dans la plus grande opacité. Si le Conseil a prétendu faire preuve de transparence en publiant ces documents depuis 2019, on en connaît l’existence qu’au moment où la décision est rendue, ce qui empêche le débat contradictoire pendant la procédure, et cela n’empêche pas que d’autres notes circulent, émanant des cabinets d’affaires, et toujours dans la plus grande opacité. En bref, si la sensibilité du monde politique actuel à la valorisation des intérêts des grands groupes économiques n’est plus à documenter, elle trouve un prolongement au Conseil constitutionnel, qui peut ainsi être considéré comme un collaborateur plutôt que comme un contre-pouvoir de droit.

L’image qu’il réussit à se donner est toutefois très différente de cela. Mais fait-elle illusion ou son principal effet n’est-il pas simplement de neutraliser toute attente des citoyens en la matière, qui ont fini par intégrer que la hiérarchie des normes dans ce domaine comme dans d’autres ne constitue plus une manière de protection des droits efficace ?

Si tous ne croient pas dans l’action bienfaitrice et nécessaire du Conseil constitutionnel en France, et considèrent qu’il n’y a plus rien à en attendre, il faut admettre que l’idée contraire innerve toute une série de pratiques qui participent de notre système politique. Et c’est peut-être ça le plus important, au-delà de l’idée que, finalement, il vaut mieux compter sur plein d’autres choses que la justice constitutionnelle pour espérer imposer le respect des droits et libertés aux gouvernants (lobbying parlementaire, militantisme, développement associatif, recours aux juges « ordinaires », autorités administratives indépendantes, etc.).

En effet, beaucoup d’efforts sont déployés autour du simulacre de justice constitutionnelle : il y a les efforts faits pour se référer à la jurisprudence du Conseil constitutionnel pendant les travaux parlementaires (c’est souvent le travail des collaborateurs parlementaires), il y a les hommes et les femmes politiques qui rédigent des saisines pour demander la censure d’une loi adoptée devant le Conseil constitutionnel, il y a les associations et les avocats qui espèrent encore trouver une issue positive pour nos droits et libertés qui envoient des mémoires, parfois fleuves, devant le Conseil constitutionnel, il y a la mise en branle du système de nominations de nouveaux membres du Conseil constitutionnel tous les trois ans (par les trois autorités de nomination et les parlementaires membres de la commission des lois de chaque assemblée, dont ceux qui rédigent le questionnaire à destination des candidats et qui en épluchent ensuite les réponses, ce processus faisant encore intervenir des personnes externes), il y a évidemment le Conseil constitutionnel lui-même qui, malgré le fait que je constate dans mon ouvrage que ses moyens ne sont pas à la hauteur de ses missions, emploie de manière permanente un peu moins de cent personnes, dont les conseillers très bien rémunérés (quoiqu’illégalement pour moitié !), organise des réceptions et événements divers et finance la recherche universitaire autour de son travail.

Il faut citer enfin trois séries d’acteurs importants qui participent de ces pratiques et efforts très importants déployés autour d’une justice constitutionnelle qui ne s’en donne que le nom : la presse, le monde de la recherche universitaire et les citoyens. La presse s’attache à relayer la plupart des pratiques que je viens de décrire : ici une saisine du Conseil constitutionnel, là les commentaires politiques autour des nominations au Conseil, là encore une décision qu’il rend. Et même lorsqu’un billet est « critique », il reste à la surface du système que je décris. Il y a ainsi une forme de validation permanente de la grande illusion constitutionnelle, peut-être au nom de ce que, tout de même, tout le monde ne trouve pas la justice constitutionnelle si mauvaise.

La recherche universitaire n’est pas complètement pour rien dans cet état de fait, qui, dans une assez large mesure, a valorisé à l’excès le rôle du Conseil constitutionnel français, en ne parvenant quasiment à rien faire pour l’améliorer. Des dizaines de thèses ont été soutenues sur la jurisprudence du Conseil constitutionnel, sur ses procédures ou son fonctionnement, dont on voit aujourd’hui le résultat. Mais il en est encore beaucoup aujourd’hui pour ne pas s’avouer que cette justice est parfaitement indigne d’un pays qui se revendique de la tradition de la démocratie et de l’Etat de droit. Et parmi les citoyens, il en est encore beaucoup qui se fient à la presse et aux universitaires pour savoir ce qu’il en est, qui lisent ainsi les billets des journalistes et les tribunes que les universitaires font paraître à ce sujet. Leurs commentaires sous ces billets et tribunes, que l’on peut aujourd’hui consulter grâce à l’outil internet, laissent entrevoir une pluralité de niveaux d’information et d’illusion à propos de la justice constitutionnelle. Beaucoup n’y croient pas, mais beaucoup y croient, et c’est fondamental.

En discutant avec les différents journalistes avec qui je me suis entretenue, j’ai pu éprouver que tout ce que j’explique dans mon livre a provoqué une forme de surprise : surprise d’apprendre la réalité du fonctionnement et de la jurisprudence du Conseil constitutionnel, ou surprise qu’on puisse ainsi l’exposer au grand jour. Car pour qu’un système fonctionne ainsi et aussi longtemps aux yeux de tous, il faut compter sur le voile que chacun accepte de garder. Notre démocratie est voilée depuis son for.