Dans ce recueil de textes croisant l'art de la marche et la littérature, Jean-Christophe Bailly tisse sa trame de flâneur à travers les difficultés auxquelles la ville nous expose.
La ville « en éclats » ? Faisons confiance à Jean-Christophe Bailly pour sa compétence lexicale. Cet éclat est bien sûr celui des couleurs, des façades de verre réfléchissantes, des lumières de la ville (pour citer Charlie Chaplin), mais renvoie aussi à l’éclatement de la ville ancienne, sous le coup d’une accélération qu’il juge « quantitativement sidérante ».
À travers ces propos liminaires, il faut comprendre que l’écrivain oppose la « ville monade », bien délimitée, et la « ville métropole » – nous y reviendrons. Mais cette opposition, il ne la construit pas sur des plans de villes. Il l’appréhende par le biais de ses parcours et promenades, en prenant la littérature portant sur la ville comme prisme de lecture (Balzac, Hugo, Mallarmé, Lamartine, Reznikoff…). Il évacue de ce fait le pittoresque au profit de la langue, langue qu’il va parfois jusqu’à investir comme une maison. C’est justement le cas avec Charles Baudelaire, dont le vers fameux sur la ville et le cœur de l’humain préside à la récollection des articles présentés ici, tirés d’interventions publiques de l’auteur : conférences (dont certaines inédites), textes de spectacles, lectures, participations à des albums et contributions à des colloques.
Ville et architecture
De ces dix articles (ou chapitres), on retient des descriptions d’approches des rues et du bâti, des exaltations des plaisirs de la ville, des souvenirs, des études sur les rapports ville et littérature. Mais surtout, une contribution particulière, plus exacerbée que les autres, qui témoigne de la réaction vive de Bailly au démantèlement et à la destruction du campement urbain de Ris-Orangis, destinée au départ à un recueil de textes réunis par Sébastien Thiéry pour l’association PEROU (Pôle d’exploration des ressources urbaines). Contribution dont la trame associe une réflexion sur la situation des Roms dans notre société et sur la privation d’espace de vie à laquelle sont confrontés les exilés de la misère, ce « peuple échoué au beau milieu d’une ville qui ne veut pas de lui ».
Le tissage de ces deux fils révèle alors que la police préfère finalement voir les Roms, ainsi que d’autres populations, dispersés, disséminés, sans possibilité de vie véritable, plutôt qu’ensemble, regroupés autour d’échanges et d’une vie en villages, dont la propriété est aussi de permettre les résistances. Cette double réflexion est aussi l’occasion de penser, ou de repenser, le rapport à l’architecture. Si d’un côté la vie propre de « l’Ambassade du PEROU » à Ris-Orangis tentait une forme souple comprise entre le provisoire et l’installation, quelque chose qui sache approfondir l’accueil sans le refermer, il y avait donc là une forme d’architecture qui dépassait l’imagination des techniciens de la construction, en donnant à l’existence une caractère portatif et léger articulant une solution architecturale et une forme de regroupement vivante.
Une philosophie de marcheur
Entre les différents objets déployés dans chaque article, la lectrice ou le lecteur sentira rapidement que toute la philosophie de Bailly se dissémine dans ces pages. Traduite d’abord en philosophie de la marche – du flâneur à la défaite des espaces trop régulés –, cette pensée repère partout où elle s’applique la nécessité de ne pas se figer, s’enfermer. Elle dénonce les propos foncièrement anti-utopiques qui constituent « la plus triste de toutes les pensées ». Elle dénonce aussi les propos qui structurent en séquences trop distinctes, par exemple, celles qui séparent passé, présent et futur en des entités séparées, alors que les temps se mêlent, se tressent ensemble en des nouages singuliers. Bailly insiste sur une formule empruntée à Karl Marx, celle « du rêve d’une chose », d’une chose autre, ou d’une autre chose qui dessine à chaque moment une histoire souterraine qui pourtant ne s’écrit ni dans les livres, ni dans les marges de l’histoire, mais qui insiste sur la nécessité d’accomplir en permanence les idées du passé.
Ces éléments s’appliquent admirablement à la tension que le passant-flâneur ressent entre la ville monade et la ville métropole. Dans la première, le promeneur se déplaçait au moyen de l’identification patiente et souvent passionnée des traits constitutifs de chaque espace parcouru, alors que le marcheur stressé de la ville métropole finit par se fondre dans une manière d’être au monde qui raye le lyrisme de la ville tout en le prolongeant par d’autres biais. Mais le point de vue de Bailly n’est pas dissociable de son parti pris littéraire. À la ville monade correspondrait plutôt la littérature romancée. À la ville métropole, l’écriture de « l’universel reportage » défini par Stéphane Mallarmé.
La ville hors d’elle-même
En un mot, puisque Baudelaire se profile largement dans ces articles, ce n’est pas seulement que la forme des villes soit changeante, c’est surtout qu’elle a changé du tout au tout. Telle est la leçon de Bailly. La forme ville a glissé hors d’elle-même, et la ville s’est émancipée du monument. Ce que Bailly commente ainsi : « cette sortie dans le désordre et l’immense, avec ce qu’elle implique de fragmentaire, de brisé, d’incertain », telle est aussi notre nouvelle prose, telle est non moins le nouveau terrain d’expérience du passant, cet individu singulier et quelconque.
On peut lire encore les pensées de l’auteur au prisme d’un de ses traits d’humour, qui établit un cogito du marcheur. Là où corps et âme se conjuguent dans l’immense ouverture de l’espace urbain, et parfois de la campagne urbanisée, là où « je suis seul à marcher et à écrire cette ligne qui aussitôt s’efface », Bailly combine deux sillages : celui du marcheur et de l’écrivain.
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