Entre polar et récit historique, « L’escamoteur » revient sur la personnalité de Gabriel Chahine, artiste, militant de la gauche radicale française et indicateur pour les Renseignements généraux.

L’escamoteur est le troisième album du duo formé par Philippe Collin et Sébastien Goethals. Après les succès du Voyage de Marcel Grob (Futuropolis, 2018), Prix Historia de la meilleure bande dessinée historique en 2019 et Prix Découverte (Prix des lycées) à Angoulême en 2020, et de La Patrie des frères Werner (Futuropolis, 2020), Philippe Collin et Sébastien Goethals s’attaquent aux années de plomb en France entre 1974 et 1984, en suivant les pas de l’énigmatique Gabriel Chahine.

Comme la maison d’édition Futuropolis l’indique, « on est tous dépositaires d’une histoire  », et ce constat explique la genèse de ce roman graphique. Sébastien Goethals confesse un souvenir d’enfance, qui marque son entrée abrupte dans le monde des adultes, point de départ de ce récit. Pour cette nouvelle collaboration, le duo se met en cases dans des flash-back identifiables grâce aux couleurs distinctives employées (sépia et bleu pastel). Nous suivons leur enquête de terrain tout en arpentant à rebours les sentiers de l’Histoire. S’inscrivant à mi-chemin entre l’enquête journalistique, la Bande dessinée de reportage et la Bande dessinée historique, les deux auteurs montrent leurs hésitations, leurs questionnements et la minutie de leurs recherches, afin de s’approcher au plus près d’une vérité qui semble leur échapper et, par la même occasion, nous échapper en tant que lecteurs. Cette reconstitution de leur travail de terrain permet plusieurs pauses dans un récit d’une grande densité et d’une certaine complexité.

Éloge du doute ou éloge de la tromperie ?

À la lecture de leur enquête, nous découvrons le personnage qui est aussi le fil conducteur de ce récit, le fameux Gabriel Chahine, artiste peintre un peu hippie, anar séduisant et charmeur. Un type qu’on a tous envie d’aimer, bien qu’il nous paraisse insaisissable. Le 20 septembre 1974, Chahine rencontre le second personnage fondamental de cette histoire, Jean-Marc Rouillan, au bar Le Florida, sur la place du Capitole, au centre de la ville rose. Après plusieurs entrevues et plusieurs anecdotes, les deux hommes deviennent inséparables, jusqu’à l’arrestation de Rouillan, pour son implication dans l’enlèvement du directeur de la succursale française de la Banque de Bilbao, M. Suárez. Alors que le lecteur découvre, entretemps, que Chahine est également un indic des Renseignements généraux (RG), ce dernier réapparaît en 1977 dans la vie de Rouillan, et lui suggère de dérober L’Escamoteur, le tableau de Jérôme Bosch. Ce vol est le commencement d’un nouveau chapitre entre Chahine et Rouillan, puis avec Action directe ; un mélange d’attraction-répulsion, méfiance-confiance. Le mystérieux et insondable artiste se meut en véritable caméléon entre les groupuscules d’extrême gauche et les arcanes du pouvoir, à la fois anarchiste charismatique, séducteur et taupe pour les RG. Un double jeu à l’issue tragique se met en place dans ce tourbillon politique, où tout semble être manipulation, faux-semblant et opportunisme.

D’un point de vue graphique, cette œuvre est très plaisante à lire et à regarder. Sébastien Goethals privilégie les gros plans et propose un découpage irrégulier, bien que relativement classique. Ces choix soutiennent la tension narrative et accentuent les réactions des personnages, tout en rendant lisible le rythme effréné de cette traque, de ce combat coup pour coup entre Action directe et les services de police de l’État. L’utilisation de couleurs et de tons différents peut complexifier la lecture, mais il est indéniable que d’un point de vue esthétique, ce choix donne une patine 1970 à l’ouvrage.

Complément d’information

L’extension du roman graphique est importante (environ 300 pages). Si le lecteur désire se saisir pleinement de l’histoire, de ses tenants et de ses aboutissants, il lui faudra renouveler plusieurs fois son expérience de lecture. La galerie des personnages secondaires nécessite une réelle concentration pour appréhender les jeux de pouvoir qui se tissent entre eux. Cela étant, les auteurs parviennent à reconstruire une période complexe durant laquelle les relations se font et se défont dans un immense jeu de dupes. L’aspect le plus séduisant de ce roman graphique est sans conteste l’exploration de la zone grise du protagoniste, c’est-à-dire cette dimension qui rend si humain Chahine, héros ou antihéros, collabo ou anar : une personnalité mouvante, difficile à cerner et à saisir, mais qui dispose de tous les ingrédients pour en faire un magnifique personnage romanesque.

L’Escamoteur est un roman graphique exigeant, entre polar, biographie historique, enquête journalistique et Bande dessinée reportage, mais qui permet au lecteur d’appréhender une période intense et complexe de notre histoire récente.