Émilie Aubry et Frank Tétart proposent un atlas nécessaire sur la géopolitique des espaces maritimes dans l'esprit du Dessous des cartes.

Support et théâtre géopolitique, les espaces maritimes sont au cœur des enjeux mondiaux et la puissance peut difficilement se penser sans une dimension maritime, comme en témoignent les puissances étatsunienne, chinoise ou encore française. Les échanges par conteneurs, les ressources alimentaires et énergétiques, mais aussi la circulation des informations par les câbles sous-marins expliquent l’importance de ces espaces dans la mondialisation. Mais il s’agit également d’espaces fragiles, dont la gouvernance s’avère complexe et n’en permet pas encore la préservation. Pour comprendre ces différents enjeux et leurs relations, Émilie Aubry et Frank Tétart consacrent leur dernier Atlas à la puissance par le biais des espaces maritimes.

Les mers et les océans sont au cœur d’un thème entier en Terminale et sont aussi des points d'entrée incontournables pour aborder d’autres thèmes comme la guerre et le développement durable.

L’entretien a été conduit par Clara Loïzzo et Anthony Guyon.

 

Nonfiction.fr : Vous écrivez qu’« on ne comprend pas les enjeux du XXIe siècle "en restant sur le rivage"  ». Pourtant, l’importance géopolitique des espaces maritimes est ancienne. Pourquoi s'est-elle accrue dans le contexte contemporain ?

Émilie Aubry : Vous avez raison, la maîtrise des mers pour affirmer sa puissance n’est pas nouvelle et je mentionne dès la préface les thalassocraties de l’Antiquité, des Phéniciens aux empires grecs et romain. De l’Antiquité à nos jours, d’ailleurs, ce sont les trois mêmes motivations qui poussent les hommes à vouloir naviguer : exploiter les ressources marines (pêche, puis hydrocarbures, etc.), commercer toujours plus loin pour vendre davantage, et disposer de points de contrôle pour augmenter sa puissance, notamment militaire.

Au XXIe siècle, 90% du commerce mondial est transporté par bateau. Et ces dernières années s'est imposé un quatrième critère, qui pousse les hommes à vouloir maîtriser les mers : la volonté de maîtriser les flux de communication. Pourquoi ? Parce que 98% de nos connections passent par un réseau de câbles sous-marins sans lesquels on ne pourrait pas envoyer de mails à l’autre bout du monde en quelques secondes, et sans lesquels les réseaux sociaux n'existeraient pas.

Vous identifiez plusieurs « points chauds », dont la mer Noire, prise depuis 2022 dans un jeu complexe avec l’invasion de l’Ukraine. Quelles sont les conséquences de la guerre sur cette mer partagée entre l’Ukraine, la Russie et la Turquie ?

Il y a chez Vladimir Poutine une nostalgie de l’ex-URSS, qui l’amène à être obsédé par l’enjeu maritime. En effet, avec l’explosion de l’URSS, la Russie a perdu une partie importante de son accès à la mer : regardez notamment l’espace baltique. Cette obsession explique la russification de la petite mer d’Azov par la Russie, avant même l’annexion de la péninsule de Crimée en 2014, puis l’invasion russe à grande échelle de l’Ukraine en 2022, qui ciblait notamment les ports sur la Mer Noire comme celui d’Odessa. La mer Noire est l’un des champs de bataille russo-ukrainien à suivre avec beaucoup d’intérêt.

Pour Poutine, cette mer, c’est ce que les géographes appellent « l’accès aux mers chaudes » pour un pays qui se vit depuis 1991 comme un pays enclavé. Cette obsession de la mer explique aussi l’importance stratégique qu’a pour Poutine un autre espace maritime : celui du détroit de Béring et de l’océan Arctique.

Vous consacrez de nombreuses pages à la Chine, dont les ambitions provoquent des rivalités et des tensions avec Taïwan, le Japon et les États-Unis. Quelles sont les ambitions maritimes de ce pays qui s’est longtemps pensé, d’abord et avant tout, comme une puissance terrestre ?

N’oublions pas les expéditions maritimes de l’amiral Zheng He au XVe siècle ! Mais au-delà, vous avez raison, cette ambition chinoise de devenir une, si ce n’est LA puissance maritime de la planète est récente : elle date de 2013 et de l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping. Si, aujourd’hui, la marine américaine demeure, en tonnage, la première au monde, la marine chinoise est numériquement 2,5 fois supérieure à l’US Navy.

Et puis c’est en mer de Chine du sud que se révèle le vrai visage d’un pays développant tout un narratif sur sa conception pacifique de la puissance. La mer de Chine méridionale est un espace maritime que Xi Jinping revendique dans sa quasi intégralité, annexant pour cela, colonisant, des îles, des récifs, des rochers qui ne lui appartiennent pas, au regard du droit international. Et tant pis pour les autres pays riverains, Philippines, Vietnam, etc. qui déposent, en vain, des recours devant les tribunaux. La Chine fonde ces violations territoriales sur une cartographie alternative, brandissant sa fameuse «  ligne à 10 traits  », héritage d'un lointain passé où elle était souveraine sur ces espaces maritimes. Cette carte n'est pas conforme, évidemment, à celles de l’ONU et à la Convention de Montego Bay, qui règlemente depuis 1982 la souveraineté des États sur leurs espaces maritimes.

Si la France n’est pas une puissance maritime à la hauteur des États-Unis ou de la Chine, elle dispose, grâce à ses territoires ultramarins, de la 2e zone économique exclusive au monde. Comment la France aborde-t-elle ses espaces maritimes à l’heure où les menaces géopolitiques sont de plus en plus nombreuses ?

La France est puissante par sa force nucléaire, sa présence au Conseil de Sécurité de l’ONU et, vous avez raison, par sa ZEE. Ces territoires ultramarins, héritage d’une période coloniale que d’aucuns considèrent anachronique, lui permettent notamment de faire partie de ces « puissances de l’Indo-Pacifique », cet espace stratégique du monde.

Mais on a bien vu, ces derniers mois, avec les crises du territoire calédonien, et, plus récemment, avec les secousses sociales de la Martinique, que le lien avec la France était questionné, voire remis en cause ; ce que la Chine voit d’un très bon œil, particulièrement dans le cas de la Nouvelle-Calédonie. Des soupçons de financement chinois de certains mouvements indépendantistes calédoniennes ont été rapportés par plusieurs sources.

La maritimisation des échanges place les points de passage au cœur des enjeux géopolitiques : le canal de Suez, les détroits d’Ormuz et de Malacca, ou encore celui de Bab-el-Mandeb, menacé par les Houthis, sont devenus des espaces particulièrement stratégiques. Lequel de ces points de passage est à l’heure actuelle le plus perturbé ?

Il est intéressant de noter que les deux grands conflits qui nous concernent de près en ce moment, la guerre Hamas-Hezbollah-Israël et la guerre Russie-Ukraine, ont des terrains maritimes : en mer Noire pour la guerre Russie-Ukraine, avec des répercussions sur le commerce mondial des céréales notamment, et en mer Rouge avec les attaques des Houthis du Yémen. Cette milice affidée à l’Iran, qui fait la guerre, de facto, aux côtés du Hamas palestinien, lance des attaques contre des navires occidentaux, ce qui amène certains transporteurs à ne plus vouloir passer par le Bab el Mandeb et le Canal de Suez, et à leur préférer les routes plus longues qui longent les côtes africaines pour remonter vers l’Europe après le passage du Cap de Bonne-Espérance.

Si ce sont bien les cartes qui sont au cœur de votre émission, vous avez pour habitude de les commencer avec une photographie. Nous en retrouvons ici de magnifiques amenant vos lectrices et lecteurs sur le cap Horn, le pont de Kertch ou encore à Musandam (détroit d’Ormuz). Comment avez-vous choisi ces photographies ?

Depuis que je pilote le Dessous des cartes, la photographie a pris une place plus importante dans l’émission, car j’ai la conviction qu’on doit « donner à voir » avant de chercher à expliquer, et qu’on amène le plus grand nombre à la géopolitique par le voyage. La photographie rend la carte et les enjeux géopolitiques plus concrets, plus « réels ». C’est la raison pour laquelle cet atlas est aussi, d’une certaine manière, un « carnet de voyages », nourri de mes photos de tournages dans le Détroit de Gibraltar, dans le Détroit de Taïwan, en mer Baltique, au Sultanat d’Oman. Il est important d’aller « dans la carte » et d’en faire profiter le lecteur.

L’escale 20 est consacrée au thème « Sauver la mer ». Vous y rappelez que notre écosystème et l’air que nous respirons dépendent des espaces maritimes. Quelles sont les principales mesures mises en œuvre pour permettre un usage durable des mers et océans ?

Les « aires marines protégées » mises en place par les Etats sont une piste d’avenir : cela revient à délimiter une zone maritime en danger dans laquelle sont interdites par exemple la pêche commerciale et l’extraction d’hydrocarbures.

Et parfois la mer renaît ! C’est le cas du parc marin de la Côte bleue, dans les Bouches-du-Rhône : pêche, plongée, mouillage des navires y ont été totalement interdits, avec surveillance active et permanente. On y voit alors l’extraordinaire capacité de la vie marine à se restaurer.