Une déconstruction convaincante de la droitisation supposée de la France actuelle, prophétie autoréalisatrice persistante.
Au moment où le trumpisme triomphe aux États-Unis d’Amérique, le Vieux Continent s’interroge sur lui-même, son avenir, avec des forces politiques et sociales en présence différenciées selon les pays.
Dans ce contexte marqué à la fois par un essor des « populismes » à l’échelle internationale, l’incertitude sur l’avenir au sein de l’Union européenne, et des questionnements politiques et identitaires au niveau national, l’ouvrage La droitisation française : mythes et réalités, publié en octobre 2024, apparaît comme un livre de salubrité publique. Rétablir des faits, établir des comparaisons, formuler des analyses rétrospectives : c’est aussi là l’un des objets ou des objectifs de la sociologie et des sciences politiques.
L’auteur, Vincent Tiberj, ancien chargé de recherches à Sciences Po Paris et actuellement chercheur au Centre Émile Durkheim (Sciences Po Bordeaux), parvient à démontrer que la France serait bien moins conservatrice et « droitière », à l’inverse de ce que nombre d’intellectuels, de responsables politiques ou de journalistes considèrent comme une évidence. L’intérêt de son travail réside notamment dans le fait qu’il prouve chiffres à l’appui, en complément d’autres analyses récemment développées – notamment par Jérôme Fourquet ou Jean Viard –, que les Français sont bien plus ouverts et progressistes que ce que le brouhaha médiatico-politique laisserait entendre.
Plus fondamentalement, il explique en quoi l’offre politique semble diverger des attentes des citoyens, dans une société où les préoccupations de la France « d’en haut » ne correspondent pas toujours, ou plus vraiment, aux priorités de la France « d’en bas ». Il en résulte six chapitres stimulants, titrés ou sous-titrés de façon « musicale », qui permettent de mieux comprendre les mutations de notre société. Cet ouvrage plaisant à lire pointe également de façon remarquablement convaincante la tension structurante qui existe entre les citoyens-électeurs et une société politique dans laquelle le Rassemblement National (RN) jouit d’un poids croissant.
Des évolutions normatives favorables aux conceptions progressistes depuis les années 1980
Sans déflorer les exemples et riches analyses qui foisonnent dans cette première partie de l’ouvrage, on pourrait résumer le propos de la façon suivante : en commençant par une critique nuancée des sondages et de leur rôle dans une « démocratie représentative d’opinion », Vincent Tiberj montre que les sondages méritent que l’on s’y attarde non seulement pour leur résultat, mais également pour « se questionner sur les questions ». Il démontre aussi que les indices longitudinaux de préférence permettent mieux de mesurer les oscillations de l’opinion, tout en analysant les ressorts des évolutions de préférences des Français, différenciées selon le milieu social, la génération et la période considérés.
Ainsi, la xénophobie, la stigmatisation de l’homosexualité et l’ancrage de l’inégalité femmes-hommes dans la société française reculent-ils spectaculairement depuis plusieurs décennies. Si les valeurs bougent, les sous-jacents évoluent aussi. La société de 2024 maintient des préoccupations d’égalité et sociétales de « libéralisme culturel » à des niveaux bien plus élevés que ce qu’une vision simpliste des résultats électoraux ou une analyse par trop rapide et peu approfondie laisserait penser.
Une droitisation qui est d’abord le fait de la « France d’en haut », intellectuelle et médiatique, questionnant par là même la politique des préjugés
Le deuxième et troisième chapitre de l’ouvrage sont édifiants, plaçant la réflexion et l’analyse de données chiffrées au frontispice des thèses défendues par l’auteur. À titre d’exemple, Tiberj ne nie pas la droitisation du champ intellectuel, son appropriation du champ médiatique et sa redéfinition réussie d’un certain nombre de concepts. Pour autant, il constate que les citoyens ne se comportent pas en moutons bêlants et que les sources d’information des Français sont très diverses, plus que par le passé, réalité qui révèle une tendance prononcée à la dispersion des publics.
Le chapitre sur la « politique des préjugés » est celui qui a suscité le plus d’intérêt à la lecture, en ce que les débats autour de l’immigration et de la diversité apparaissent éminemment clivants et témoignent d’une focalisation différenciée, elle-même révélatrice d’une compréhension distincte des réalités plurielles de notre société. À cet égard, les pages interrogeant la fin du racisme biologique, analysant les ressorts de l’antisémitisme et soulignant les apories des rapports à l’islam, remettent-elles magistralement en perspective l’instrumentalisation à des fins politiciennes dont témoigne l’appropriation de ces sujets par une partie des acteurs politiques, médiatiques ou intellectuels. La logique préjudicielle qui est ici analysée permet de contribuer à une meilleure compréhension des spécificités et des lignes de force dans le questionnement des Français à l’égard de leur propre identité, autant que la capacité de la République à porter un regard ethnocentriste ou à l’inverse inclusif à l’égard de telle ou telle minorité religieuse, sociale et/ou sociétale.
« Troubles dans le socio-économique » et « grande démission » d’un peuple « électoral par intermittence »
Avec logique, l’auteur ne disjoint pas l’analyse politique ou électorale du contexte socio-économique dans lequel se situe le comportement citoyen et civique des Français. Au moyen de trois démonstrations (« la fin d’un nous », le déclin du syndicalisme et la vision individualiste de l’inégalité, p. 160 et suivantes), il explique comment, pourquoi et avec quelle portée un retour aux catégories populaires a toujours, et plus que jamais, un sens.
Dès lors, les redéfinitions partisanes des axiomes socioéconomiques ne sont pas sans effets, puisque « face à la gauche, la droite et l’extrême droite ont évolué dans leurs positionnements. La droite française n’est pas la plus libérale sur le plan économique quand on la compare à ses homologues européens » . Des repères peuvent effectivement être brouillés, le clivage droite/gauche apparaissant tantôt obsolète, persistant ou distancié. Les nuances politiques entre catégories sociales ou socio-professionnelles sont par ailleurs redéfinies à l’aune des visions respectives en matière d’État-providence, de politiques sociales, et de préférence collective ou individuelle pour l’un ou l’autre des trois fondements de la devise de la République française.
Dans ce cadre, l’auteur observe plusieurs « nuances d’abstention », qu’une offre politique – certes transformée – n’arrive pas toujours à contenir ou juguler. Par le biais d’une analyse des enquêtes de participation de l’INSEE de 2002 à 2022, l’auteur vérifie bien que le jeu entre abstentionnistes intermittents, systématiques ou votants constants n’est pas à somme nulle, qu’au travers du renouvellement générationnel se dégagent des lignes de force structurantes dans le rapport au vote entre baby-boomers, générations X, Y et Z. La catégorie socioprofessionnelle, le niveau de diplôme et le quintile de revenus apparaissent également comme déterminants dans le comportement électoral, intermittent ou non. Il en est de même du non-placement sur l’échelle gauche / droite des citoyens se déclarant « indépendants » ou du discrédit subi par les partis « traditionnels ». La probabilité de vote pour telle ou telle formation apparait dès lors lisible, même si son ampleur est difficile à appréhender et qu’il existe des phénomènes de vases communicants. La droitisation apparaît dans ce contexte autant comme un paradoxe que comme une réalité, 100% des citoyens ne venant pas aux urnes puisque le vote n’est pas obligatoire en France.
Quelles logiques du vote aujourd’hui et comment envisager « le jour d’après » ?
Avec un clin d’œil à Alain Bashung, le dernier chapitre sur les « résidents de la République » développe un point de vue à propos des logiques de vote sur ce que Tiberj nomme les « élections de premier ordre ». L’auteur opère une césure entre deux cycles électoraux : la première période s’étend sur 1988-2012, caractérisée par l’émergence et surtout la consolidation de la politique des deux axes ; le second concerne la période 2017-2022 et interroge la part de rupture ou de continuité, au travers des prismes de votes « pas si révolutionnaires », aboutissant au fait qu’on prendrait les mêmes pour recommencer.
L’intérêt principal de cette partie réside dans la fine compréhension des mécanismes à l’œuvre au second tour de l’élection présidentielle de 2022, vue comme à la fois la « manifestation de la grande démission » et l’expression d’une « dynamique générationnelle de refus ». En effet, affaire de valeurs culturelles, cette élection est inédite par l’ampleur du changement qu’elle aurait pu engendrer : l’extrême droite n’avait jamais jusque-là rassemblé autant de suffrages au second tour d’un scrutin présidentiel. Les dimensions socioéconomiques jouent toujours, mais sont fortement contrebalancées par d’autres facteurs : le prisme autoritaire / libertaire, le poids conséquent de bulletins blancs ou nuls ou bien encore les priorités renouvelées des millenials, auxquelles l’offre politique de cette élection a imparfaitement répondu.
En 2024, une nouvelle étape s’est ouverte dans ce qui semble devoir adopter une forme de tripolarisation ou tripartisme pérenne, entre un bloc de gauche, un bloc de centre droit et un bloc de droite extrême. Au prisme générationnel et de l’attitude exprimée envers les immigrés, les clivages sont nets et le front républicain a mieux tenu qu’attendu, ou craint. La dramatisation des enjeux et une forme de diabolisation inversée des autres blocs ont conduit à une Assemblée Nationale où le RN n’a jamais été aussi fort, tout en contenant puissamment sa poussée. Préférences exprimées par les citoyens, où les valeurs droitières sont minoritaires, et droitisation avérée des urnes divergent ainsi indiscutablement. Les responsables politiques de tous bords pourraient (devraient ?) s’interroger sur les ressorts de cette divergence dans la perspective des échéances électorales à venir en 2026 et 2027.
En conclusion : une prise de recul enrichissante et une démarche d’apparence disruptive
En définitive, en s’appuyant sur de nombreuses autres recherches, en analysant avec précision des données chiffrées et en étudiant leurs variations sur une période relativement longue, Vincent Tiberj parvient à contrebalancer ce qui aurait pu sembler contre-intuitif avant la lecture de son ouvrage. De fait, si l’on s’en tient aux rôles des genres ou aux libertés individuelles, il est indiscutable que le pays ne s’est pas droitisé. Portées par le moteur du diplôme et du renouvellement générationnel, les visions progressistes ne trouvent pas de débouchés électoraux à la hauteur de ce qu’elles représentent dans la société.
Gramsci a bien démontré combien les dimensions de l’hégémonie culturelle sont multiformes. Tiberj apporte ici une pièce complémentaire à l’édifice, une analyse rétrospective et actuelle au regard de la France telle qu’elle est, et non pas telle que certains voudraient qu’elle soit. Ainsi, la déconstruction d’un prêt-à-penser et la capacité à se confronter à la société telle qu’elle a évolué, avec ses aspirations, ses craintes et ses potentialités, irrigue de façon transversale cet ouvrage. Il constitue une lecture utile à toutes celles et ceux qui veulent essayer de mieux comprendre la société française et son comportement citoyen, pour aujourd’hui comme pour demain.