Pour Souleymane Bachir Diagne, l’universel doit être réinventé. Contre la vision de surplomb qu’en a imposée l’Europe, il faut l’envisager comme une tâche commune à toutes les nations.
Souleymane Bachir Diagne, philosophe né en 1955, enseigne aujourd’hui à l’Université Columbia (New York). Il est l’auteur d’une vingtaine d’ouvrages, rédigés tantôt en français, tantôt en anglais. Il réfléchit en particulier à la situation et au devenir de l’Afrique et de l’Islam dans le contexte contemporain d’un monde globalisé.
Le présent ouvrage est issu d’un séminaire sur le thème de l’universel, tenu à l’ENS au cours de l’année 2023, un thème que l’auteur avait déjà abordé, il y a quelques années, dans un dialogue avec l’anthropologue Jean-Loup Amselle .
Diagne y aborde le thème de l’universalité sous l’angle du phénomène colonial et de ses prolongements, après que, dans les années 1960 principalement, les anciens pays colonisés ont accédé à l’indépendance politique. Sa perspective est, pour partie, celle des études postcoloniales et décoloniales. Les premières, rappelons-le, se penchent sur des pays aujourd’hui indépendants pour autant que leur devenir reste marqué par les effets du colonialisme. Les secondes, plus radicales, se fondent sur l’idée que les indépendances n’ont pas mis fin à la colonisation des esprits, que la décolonisation est un processus inachevé qu’il importe de poursuive en en traquant les traces partout où le colonialisme s’est infiltré.
Diagne refuse pourtant d’être simplement identifié à un représentant des études décoloniales. C’est que son intention n’est pas de mettre en avant la particularité de l’identité africaine pour elle-même, mais de la situer dans l’horizon de l’universalité. Dans sa perspective, les particularités culturelles sont un passage nécessaire en vue d’un universel encore à venir. Il n’est donc pas question de s’y arrêter comme si les différentes cultures formaient une pluralité d’entités incommensurables, qu’elles ne pouvaient donc pas s’inscrire dans l’unité d’un monde les englobant toutes. Diagne se place, par conséquent, dans une perspective universaliste, dans laquelle, toutefois, les différentes sociétés ne viendraient pas se fondre. Il nous invite à concevoir un universel qui ne supprimerait pas les particularités, mais, au contraire, les conserveraient.
Le faux et hypocrite universalisme des Européens
L’universalisme des Européens est, soutient l’auteur, « un faux universalisme ». C’est un universalisme ethnocentrique, une vision unilatérale, particulière en réalité. C’est aussi un universalisme hypocrite, un universalisme prétendu, au moyen duquel l'Europe a justifié son entreprise coloniale et ses visées impériales. L'universalisme des Européens est donc, pouvons-nous résumer, une idéologie au sens marxiste du terme.
Le détour par l’Afrique est la voie qu’emprunte Diagne pour mettre en cause « le récit européen de l’universalisme » . Mais, à la différence de l’opinion qui prévaut au sein du courant décolonial, l’auteur se refuse à « abandonner le concept d’universalisme » . De cette façon, se dessine son programme : critiquer la conception paradoxalement ethnocentrique que l’Europe s’est faite de l’universel et, selon une formule empruntée à Alioune Diop, « désoccidentaliser pour universaliser » . Réinventer l’universel, telle est la tâche, affirme Diagne, qui désormais nous incombe.
Pour avancer dans cette voie, l’auteur dénonce, citations à l’appui, « le récit universaliste de soi » de L’Europe à l’œuvre chez de grandes figures philosophiques européennes : Hegel, Husserl, mais aussi Lévinas. Tous trois considèrent en effet, chacun dans sa perspective propre, qu’il existe une exceptionnalité européenne fondée sur un privilège spirituel. À cette conception, Diagne veut opposer un « contre-récit de l’universalisme ». Dans cette perspective, il se tourne vers ses prédécesseurs sur cette voie, Léopold Sédar Senghor, Aimé Césaire ou encore Julius Nyerere. Il trouve aussi des appuis auprès de certains philosophes français, Teilhard de Chardin et Simone Weil, Bergson et Merleau-Ponty.
La vision dominante des Européens repose, analyse l’auteur, sur « un point de vue de surplomb », auquel il oppose, selon une distinction reprise à Merleau-Ponty, une approche « latérale » ou encore « oblique ». En d'autres termes, aucune nation particulière ne saurait décider unilatéralement de ce qu'est l'universel et, a fortiori, prétendre l'imposer aux autres. C'est par une tout autre voie que l'universel doit être déterminé. Elle passe par le décentrement de soi qu’exige l’adoption du point de vue des autres sur nous. L'accès à l'universel ne saurait donc être immédiat, il suppose un détour. Il est aussi une tâche, non pas un a priori de la raison. Il convient donc de le désigner par un verbe plutôt que par un substantif, parler d'universaliser plutôt que d'universel. Celui-ci doit être défini progressivement, de manière multilatérale. Diagne voit une illustration de cette méthode dans la Déclaration universelle des droits de l'homme qui fut, dit-il, le produit d'une négociation entre des nations occidentales et des nations des autres continents.
« Réconcilier l’universel et le particulier » : peut-on dépasser les simples formules dialectiques ?
Jusqu’en ce point, le propos de Diagne est conforme à la leçon de l’anthropologie sociale ou de la sociologie comparative. Il convaincra donc aisément ceux qui suivent ces disciplines. Il en va différemment lorsqu'il esquisse ce à quoi devrait aboutir le dialogue des cultures sur l'universel.
Une fois rejetée l'alternative entre l'universel de surplomb et le repli sur les particularismes, il reste à indiquer quelle autre voie est possible. Diagne nous invite ici à concilier les particuliers et l’universel, à ne céder ni sur ce dernier ni sur les premiers. L'universel authentique, affirme-t-il, en reprenant les mots d'Aimé Césaire, doit être « riche de tous les particuliers » et implique leur « approfondissement ». Le chemin d'accès à l'universel passerait, donc, par l'affirmation des particuliers dans leur singularité. C'est là un concept dialectique, au sens hégélien du terme. À la fin de l'Histoire, l'universel cesse enfin d’être abstrait, il devient concret et se réconcilie avec le particulier. Les contradictions entre les deux termes seraient ainsi dépassées sans qu’aucune de leurs déterminations n’ait été écartée ou rejetée.
Mais cette idée d’un passage à l’universel n’impliquant aucun sacrifice des particularismes, exigeant au contraire leur plein déploiement, ne relève-t-elle pas d’une pensée magique ? N’y aurait-il vraiment aucune incompatibilité entre les différentes formes de vie sociale, aucune incompossibilité dans leurs manières de penser et de faire ? Seule la volonté de domination de l’une sur les autres ferait donc obstacle à leur coexistence pacifique et harmonieuse, voire à leur libre métissage ? Cette idée vient malheureusement se heurter massivement aux réalités historiques et sociologiques. Dans la mesure où elle exprime aussi un espoir, c’est, à suivre Diagne, celui d’une « civilisation de l’universel » ou encore, selon une formule reprise à Balibar, d’« une politique de l’espèce ». Si la première doit être une seule et même civilisation englobant l’humanité entière, elle doit alors reposer sur un dénominateur commun à toutes les cultures. Mais elle perd alors les particularités de chacune d’entre elles. Quant à la seconde formule, elle semble promouvoir l’animal humain en tant que tel au statut de sujet et d’objet d’une cosmopolitique. Mais elle fait fi ainsi de toute l’épaisseur des médiations social-historiques, et annonce une biopolitique. Aucune de ces deux idées ne comprend analytiquement une théorie de l’articulation de l’universel et des particuliers.
Diagne s’arrête donc, dans ce petit livre, avant d’avoir pu montrer si la voie qu’il indique est praticable. Il conviendrait déjà, pour ce faire, de préciser quel est, dans cette discussion, le sujet du prédicat « universel ». S’agit-il des sociétés, peuples ou nations, ou bien s’agit-il des individus ? Dans un cas, il est question de l’égalité en valeur de toutes les cultures ; dans l’autre, ce sont les individus qui sont les termes de la relation d’égalité. C’est ce dernier cas que Diagne a à l’esprit lorsqu’il invoque les droits de l’homme. C’est le premier qu’il privilégie au contraire lorsqu’il retrace, de manière fort intéressante, l’évolution de la position de Léopold Sédar Senghor et d’Aimé Césaire. Ceux-ci avaient d’abord envisagé l’émancipation des colonisés comme un accès à l’égalité citoyenne avec les colons par leur intégration pleine et entière à la République française, puis ils s’étaient convaincus que cette égalité ne pouvait être conquise qu’en en passant par l’indépendance. À la fin, toutefois, l’universalisme ne peut être, selon Diagne, qu’un universalisme de citoyens, donc inséparablement un cosmopolitisme. Le philosophe en appelle donc à « un contrat social mondial », une idée lancée par Kofi Annan lors du Sommet du millénaire à l’ONU en 2000 .
Que recouvre l’expression « civilisation de l’universel » ?
Quelle est donc la tâche à accomplir d’une « civilisation de l’universel » ? Celle d’une reconnaissance mutuelle des cultures, ou celle de l’institution d’un bien commun à toutes les nations ? Est-il question de comprendre les différentes cultures comme autant de possibilités anthropologiques, l’accent étant mis alors sur la richesse de cette diversité, ou bien est-il question de s’entendre universellement sur des valeurs et des principes communs, donc sur la prévalence, à certains égards, du même ? La visée est clairement celle de l’intercompréhension des cultures lorsque Diagne fait appel au paradigme de la traduction, auquel il a consacré un précédent essai . La traduction est toutefois, selon lui, ambivalente, car elle a trop souvent été, soutient-il, une entreprise de domination d’une langue sur l’autre. La traduction que l’auteur appelle de ses vœux possède, elle, la vertu de comprendre les autres dans leurs différences et, tout à la fois, d’appréhender à travers celles-ci l’universel anthropologique. La voie que Diagne propose est donc étroite : elle doit, d’une part, échapper aux projections ethnocentriques par laquelle nous assimilons les autres à nous-mêmes, et d’autre part, ne pas exagérer l’altérité de l’autre au point de le rendre incommensurable à nous-mêmes.
Dans la conception des Occidentaux, tout particulièrement celle des Français, une nation particulière montre la voie à toutes les autres, elle est réputée détentrice d’une vocation à l’universalité et se doit, forte de ce privilège, d’éclairer les autres. À cette philosophie de l’histoire héritée du courant dominant des Lumières, on peut opposer d’autres conceptions. Par exemple, un perspectivisme plus ou moins inspiré de celui de Leibniz, où chaque culture révèle un aspect du monde et exprime ainsi, de manière singulière, l’universel. L’universel se formule alors en termes de coordination réglée de l’ensemble des perspectives. Ou encore, autre exemple, la philosophie de l’histoire de Herder, en contraste avec celles de Kant et de Hegel, dont on peut tirer l’idée que l’universel, nécessairement abstrait, ne se réalise jamais en tant que tel, mais ne devient effectif que moyennant des incarnations particulières.
À lire également : Paraît simultanément Ubuntu (EHESS, coll. Audiographie, 2024), un dialogue entre Diagne et Françoise Blum, dont la lecture complète ultimement celle d’Universaliser. Le lecteur y apprendra à mieux connaître le philosophe sénégalais, en particulier son parcours intellectuel.