Dans le sillage du sociologue Norbert Elias, Léo Magnin envisage la haie comme révélatrice d’un processus d’écologisation des mœurs à l’œuvre.

Les haies sont désormais parées de toutes les qualités écologiques : refuge pour la biodiversité, stockage de CO2, rétention d’eau, brise-vent… Ce ne sont toutefois pas ces vertus qui retiennent l’attention de Léo Magnin, mais leur « vie sociale ». Il est en effet difficile de considérer celles-ci comme de purs produits de la nature. Au contraire, leur existence est liée à celle des humains. Elles se font même les miroirs de nos contradictions : arrachées lors de la modernisation agricole des années 1945 pour faciliter le remembrement et la mécanisation, elles sont aujourd’hui réhabilitées, mais leur retour reste incertain malgré le soutien des politiques publiques nationales et européennes face à la crise écologique. Pour le sociologue, elles témoignent de « l’écologisation des mœurs » en cours. Elles peuvent être aussi considérées comme un cas d’école pour l’étude de l’inertie et du changement. De fait, malgré un certain volontarisme pour leur protection, leur étendue recule annuellement en France.

Les haies comme révélatrices de l’écologisation des mœurs

Léo Magnin rappelle tout l’intérêt des sciences sociales pour comprendre des processus sur le temps long. La « civilisation des mœurs » de Norbert Elias serait-elle prolongée par l’écologisation des mœurs ? Si Magnin se garde bien d’avancer une telle thèse, il se place explicitement dans le sillon du grand sociologue allemand, en mobilisant ses outils théoriques. Tout comme Elias étudiait des objets de la vie quotidienne, tels que la fourchette, pour saisir des évolutions profondes dans nos comportements, Magnin s’intéresse à la haie comme un révélateur de changements dans nos valeurs environnementales.

Ce faisant, Magnin entend prendre le contre-pied des études environnementales, qu’il juge normatives. Trop spéculatives, elles ne seraient pas assez empiriques ou, lorsqu’elles le sont, elles resteraient marquées par des affrontements entre écoles. Par exemple, certains considèrent que les politiques de protection environnementale ne sont qu'une façade pour poursuivre un modèle de croissance productiviste, tandis que d'autres défendent leur efficacité, en particulier lorsqu'elles sont soutenues par une forte pression citoyenne... Pourtant, écrit Magnin, « il y a un sentier à tracer pour étudier les conditions et conséquences, prévues et imprévues, de l’écologisation en tant que processus complexe, incertain et méconnu dans sa pluralité. » Et celui-ci peut être rattaché à des questionnements sociologiques plus larges.

Léo Magnin propose donc une enquête sur la « requalification » des haies, autrement dit, sur le changement des valeurs sociales qui leur sont attribuées par différents acteurs, qu’ils soient agriculteurs, scientifiques, militants, hommes politiques, fonctionnaires, etc. Il décèle ces métamorphoses de la haie dans des publications scientifiques, des textes juridiques, des rapports, dans la presse mais aussi la littérature, qu’elle soit romanesque ou destinée à la jeunesse. Ce corpus est complété par un travail de terrain dans des fermes, au sein d’une association environnementale et auprès d’administrations. Les résultats de ces investigations sont restitués à travers les dimensions de l’écologisation des mœurs, soit les « temporalités, spatialités, économies, inégalités, savoirs, techniques, politiques et réflexivités ».

Les différentes facettes des haies

La réflexion historique permet de dépasser une vision simpliste des haies. Leur arrachage a été un symbole de la modernité agricole dans la seconde moitié du XXe siècle. Aujourd’hui, leur préservation semble représenter une nouvelle modernité écologique. Le récit est cependant plus complexe, car les haies ont déjà incarné la modernité à l’époque des enclosures. Par ailleurs, bien que le remembrement ait accéléré la destruction des haies, il faut noter que celles-ci étaient déjà en déshérence dans bien des territoires. Leur entretien nécessite en effet une forme d’agriculture intensive. Or, la réduction de la part de la population active employée dans l’agriculture au fil des siècles précédents a rendu leur maintien plus précaire. Au fil des transmissions entre générations d’agriculteurs, elles sont arrachées faute de main d’œuvre. Ce phénomène est accentué lorsqu’un éleveur est remplacé par un céréalier. C’est encore le cas aujourd’hui, et la tendance risque de ne pas s’inverser avec les nombreux départs à la retraite d’agriculteurs à venir.

La géographie nous apprend de son côté la diversité des formes prises par les haies, très différentes d’une région à l’autre, voire d’une localité à l’autre au sein d’une même région. Les bocages ne sont pas figés mais vivants. Ils évoluent et le déclin historique de l’élevage, qui peut être souhaité pour réduire notre consommation de viande, contribue à leur disparition. Ce faisant, les mesures pour la préservation des haies sont paradoxalement plus complexes pour les territoires qui les ont le plus conservées, car elles rendent plus difficiles les reprises d’activités, maintenant que leur arrachage est contrôlé.

Leur valorisation économique a changé du tout au tout : d’une source de richesses (bois de chauffe, oléagineux, feuilles pour fourrage, vannerie, etc.), elles sont devenues des poids morts à indemniser par la politique agricole commune (PAC) au titre de services écosystémiques, du fait de l’augmentation des chaînes d’interdépendance et de la réduction de l’autonomie rurale. « À bien y réfléchir, écrit Magnin, les haies ont donc été plantées et édifiées pour des raisons économiques, avant d’être marginalisées et détruites pour de nouvelles raisons économiques. ».

Mais alors, se demande Magnin, s’il est maintenant coûteux de les entretenir, pourquoi n’ont-elles pas encore toutes disparu ? Tout simplement parce qu’il est plus onéreux de les détruire que de les conserver. À cela s’ajoute, depuis 2015, l’interdiction de les déplanter pour continuer à recevoir des aides, alors que la PAC a incité les agriculteurs pendant des décennies à regrouper les terres en subventionnant à l’hectare. Aujourd’hui, des associations d’agroforesterie essaient de sensibiliser à la valeur économique des arbres, et donc des haies, pour les agriculteurs. Elles favorisent les récoltes (ombre, stockage de l’eau) et sont susceptibles de générer des produits dérivés (fourrage, bois de chauffe).

Léo Magnin s’interroge ensuite sur « les effets du processus d’écologisation sur les inégalités sociales ». La défense des haies n’est-elle qu’une lubie de citadins amoureux des paysages ou défenseurs de la nature pour elle-même ? Leur appréciation est différenciée suivant le type d’agriculture pratiquée (plus présentes en bio car elles protègent des pesticides de l’agriculture conventionnelle), ou la génération (les jeunes agriculteurs reconnaissant leur valeur esthétique pour les paysages). Leur protection ne constitue toutefois pas une nouvelle norme dominante, tant l’écologisation est contestée, mais peut être vécue comme une contrainte imposée – tant bien que mal – par la puissance publique.

L’étude des haies nous renvoie une nouvelle fois à cette réalité troublante : la connaissance des impacts environnementaux n’implique pas automatiquement un changement d’attitude. Les haies apparaissent dans divers genres littéraires – romans, littérature jeunesse, manuels pratiques – , ce qui participe du « phénomène culturel de construction d’un œil environnemental ». La recherche scientifique, bien qu’elle s’y intéresse également, éprouve la plus grande difficulté à chiffrer le linéaire de haies en France. En conséquence, leur étendue est l’objet de controverses entre défenseurs et contempteurs. On débat de sa définition : un alignement d’arbres n’est pas une haie ; il est nécessaire qu’il y ait une continuité infranchissable. Le savoir est donc un objet de mobilisation aux conséquences juridiques et matérielles (arrachage ou maintien de haies existantes).

Le sociologue décrit le processus remarquable de la cartographie des haies en France. Un chantier titanesque où la technique, en l’occurrence le numérique, n’a pas pris la part qu’on aurait pu lui attribuer et a dû être aidé de nombreuses béquilles humaines pour localiser les haies qui conditionnaient le versement d’aides aux agriculteurs. Les agents publics ont dû avoir recours à la vieille technique de la photo-interprétation, inventée au XIXe siècle par le photographe Nadar. Ce travail de repérage n’était pas sans enjeu puisqu’il déterminait leur protection.

La haie est aussi un objet politique, comme l’a démontré leur visibilisation lors des protestations médiatiques des agriculteurs début 2024. La FNSEA a dénoncé les trop nombreuses règles, à leur goût, concernant les haies ou leur prétendu contrôle armé par la police de l’Office français de la biodiversité (OFB). Dans les faits, très peu de contrôles sont réalisés. A contrario, il est également possible de voir la haie comme « l’idiot utile » de politiques agricoles qui ne remettraient pas en cause un modèle de production dominant délétère. Léo Magnin propose ensuite l’intéressant récit d’un épisode de « diplomatie » autour des haies pratiquée par le salarié d’une association d’agroécologie. Celui-ci va à la rencontre des agriculteurs pour négocier la place et la conservation des haies, le tout sans jamais parler d’écologie.

Sciences sociales et transition écologique

À rebours de l’exercice de réflexivité qui ouvre la plupart des enquêtes de sociologie, c’est à la fin de l’ouvrage que Magnin revient sur le parcours qui l’a conduit à étudier les haies. Il avoue qu’il s’agit d’un choix « accidentel », découlant d’une première approche de la PAC via le droit avant d’en arriver au « processus d’écologisation ». Le sociologue a ensuite rencontré une association d’agroforesterie à laquelle il finit par adhérer et qu’il aide en contribuant à des rapports. L’intérêt porté par l’association à des points de vue contradictoires lui a été précieux. Il a ensuite participé aux concertations du « Pacte de la haie » du Ministère de l’Agriculture.

Magnin souhaite éviter de devenir le sociologue organique de la nouvelle classe écologique. Il estime heureusement que l’« enquête sociologique produit un savoir spécifique en créant des passages entre des mondes qui s’ignorent, à l’instar des échaliers, ces quelques marches qui permettent de franchir une haie pour gagner une autre parcelle. » Selon lui, il est plus que jamais nécessaire d’interroger « les effets pervers que pourrait engendrer une écologisation qui suivrait les mêmes méthodes qu’une modernisation responsable des impasses contemporaines », tout en restant conscient de l’urgence et de la nécessité, fondée sur la science, des changements à opérer.

« L’écologisation des mœurs se révèle être une écologisation des heurts : les confrontations entre différents groupes sociaux se réinventent au contact des problèmes environnementaux. » Nous assistons à des conflits entre des normes installées et des normes émergeantes. Léo Magnin invite également à prendre en compte le déclin du groupe démographique des agriculteurs à qui nous demandons de nous nourrir tout en contribuant à la préservation de la nature. N’est-ce pas là une forme de « solutionnisme social » tout aussi illusoire que son pendant technologique ? Il conclut son enquête, richement documentée et théoriquement étayée, sur cette interrogation : ne faudrait-il pas impliquer davantage d’acteurs (collectifs, comme les communes ou les citoyens) dans la protection des haies en repensant l’organisation de nos sociétés ? Le lecteur refermera ce livre avec un sentiment de perplexité face à ces haies simples d’apparence, mais dont l’étude multidimensionnelle valide la pertinence d’une approche sociologique de la transition en cours.