Le nouveau volume de correspondance de Bergson (avec Janet, Jankélévicth, Gilson, Maritain, Maurois, Morand, Proust...) éclaire d'un jour nouveau la psychologie du philosophe.
Au seuil d’un bel essai consacré à un ensemble de trente-cinq lettres adressées par Leibniz au R. P. Des Brosses, Christiane Frémont écrivait que « nous avons tôt perdu, lecteurs fatigués ou auteurs solitaires, l’exquise habitude d’écrire ces Lettres par où les philosophes de jadis, courtoisement, échangeaient leurs idées » . Les lecteurs des philosophes de l’époque classique le savent fort bien : la correspondance de Descartes fait partie intégrante de son œuvre, ainsi que celle de Spinoza et, bien sûr, celle de Leibniz lui-même. Moins riches que celles-ci peut-être, et souvent méconnues, les correspondances de Malebranche, de Hobbes, de Locke et de Berkeley valent assurément d’être étudiées par ceux qui sont désireux de mieux comprendre la pensée de ces philosophes.
Cette nécessité s’impose encore pour certains penseurs majeurs du XVIIIe siècle et du début du XIXe siècle, en France comme en Allemagne, de Rousseau à Hegel en passant par Kant. La Correspondance de l’auteur de la Critique de la raison pure, dont la traduction intégrale en français ne date que de 1991, a laissé tous ses lecteurs ébahis d’admiration : il n’y a pratiquement pas une seule lettre qui n’ait un contenu philosophique de grande valeur, et certaines lettres vont même au-delà de tout ce que Kant a pu écrire dans son œuvre publiée.
Mais force est de reconnaître que, depuis la seconde moitié du XIXe siècle, l’habitude s’est perdue de philosopher par lettres. La Correspondance philosophique d’Elie Halévy, en dépit de son titre, se révèle assez peu philosophique. Celle d’Ortega y Gasset éclaire peu son travail. Si quelques lettres ont été préservées de la correspondance de Husserl (notamment celles adressées à Frege), et quelques autres de la correspondance de Wittgenstein (principalement celles adressées à Sraffa), dans l’ensemble, elles présentent l’une et l’autre relativement peu d’intérêt philosophique. Les échanges épistolaires entre Jaspers, Heidegger, Ernst Jünger, Arendt, Adorno, et quelques autres figures de la pensée allemande, n’ont pas enrichi notablement notre connaissance de ces auteurs. Les lettres de Sartre au Castor des années 1940 ne manquent pas de sel, mais elles répètent souvent mot pour mot ce que l'on peut trouver dans ses Cahiers de la drôle de guerre. Il a été question pendant quelque temps de publier la correspondance de Gilles Deleuze, mais il semble que ce projet soit définitivement enterré, car l’auteur s’y était maintes fois opposé. Un jour prochain, sans doute, publiera-t-on les correspondances de Michel Foucault, de Jacques Derrida ou d’Emmanuel Lévinas, mais on peut légitimement douter qu’elles contiendront quelque chose de réellement nouveau.
Un nouveau volume de correspondance de Bergson
Le même constat s’impose au sujet de la correspondance de Bergson, dont les Presses universitaires de France publient ces jours-ci le second volume, dans une magnifique édition établie par Florent Serina et Caterina Zanfi. Il fait suite à un premier volume, paru il y a plus de vingt ans chez le même éditeur, sous la direction d’André Robinet.
L’intérêt du second volume, au regard des archives qui ont été consultées, est pourtant incontestable. Les lecteurs découvriront ici compilées près d’un millier de lettres inédites adressées à plus de deux cents destinataires, fruit d’un écrémage opéré dans une centaine de fonds d’archives privées et publiques, conservées dans un peu plus de soixante institutions à travers le monde. Le nombre des correspondants de Bergson émerveille, et la notoriété de certains laisse rêveur. Citons pêle-mêle, parmi eux, Paul Janet, Gabriel Tarde, Jacques Bardoux, Henri Brémond, Etienne Gilson, Pierre Janet, Vladimir Jankélévicth, Jacques et Raïssa Maritain, Dominique Parodi, André Maurois, Paul Morand, Marcel Proust, etc.
Mais, de la même manière que pour le premier volume, le contenu déçoit parce que Bergson, comme il en fait lui-même l’aveu dans une lettre de 1879 à l'archéologue Salomon Reinach, « n’aime pas écrire des lettres », et répugne, semble-t-il, à livrer sous cette forme le résultat de sa réflexion.
On se prend à penser, en compulsant ce gros volume de près de 1000 pages, que son auteur en aurait sans aucun doute réprouvé la publication, lui dont l’on sait qu’il avait formellement interdit à ses exécuteurs testamentaires de faire paraître tout ce qu’il n’avait pas publié de son vivant. Depuis, ce sont pourtant des milliers de pages posthumes qui ont été publiées – des leçons clermontoises aux cours du Collège de France, en passant par d’innombrables textes inédits. Nul ne songerait plus aujourd’hui à s’en plaindre réellement, en dénonçant, avec Milan Kundera, un cas exemplaire de « testaments trahis », puisqu’il est peu contestable que ces publications ont renouvelé notre compréhension de Bergson et permis de mieux comprendre le cheminement, parfois tortueux, de sa pensée. L’œuvre de Bergson appartient à l’histoire de la philosophie – ce qui ne nous donne certes pas tous les droits, mais peut-être au moins celui de faire tout ce qui est en notre pouvoir pour tenter de la comprendre.
La place de la philosophie
La moisson du second volume de la Correspondance de Bergson offre ainsi quelques nourritures philosophiques, bien que Bergson prenne rarement l’initiative de livrer à ses correspondants le fruit de ses réflexions. La plupart du temps, on le voit plutôt réagir, contraint et forcé, à la réception d’un livre ou d’un article qui lui est consacré, en accompagnant sa lettre de remerciements de quelques considérations polies visant à corriger tel ou tel détail. Ainsi dans la lettre du 30 octobre 1912 à Jacques Segond, lui accusant réception de son livre sur L’Intuition bergsonienne : tout en félicitant l’auteur de sa lecture pénétrante, il attire son attention sur le fait qu’il a tendance à trop systématiser sa doctrine, qui n’a jamais visé autre chose, déclare-t-il, qu’à suivre pas à pas l’expérience elle-même, quelque discontinuité qu’elle présente. Ainsi encore de la lettre à Jacques Chevalier du 28 avril 1920, où il désapprouve l’auteur de dire à son sujet que c’est à la partie négative de ses travaux qu’il tient le plus. Ou encore de la lettre à Dominique Parodi, où il reproche à l’auteur d’exagérer son anti-intellectualisme, etc.
Mais si le volume présente un indéniable intérêt du point de vue des études bergsoniennes, c’est surtout pour d’autres raisons. Il est frappant de constater, en effet, l’attachement indéfectible de Bergson à certaines des thèses qu’il a pu défendre, et que la postérité à, quant à elle, plutôt eu tendance, sinon à passer sous silence, du moins à minorer en les rejetant dans les marges de sa doctrine. Il en est ainsi des thèses déroutantes contenues dans une conférence, prononcée le 28 mai 1913 devant la Society for Psychical Research, que Bergson a voulu inclure dans l’édition de ses œuvres complètes, à savoir « Fantômes de vivants ». Le lecteur aura la surprise de voir Bergson, de lettre en lettre, au cours des années suivantes, défendre vaillamment ses idées sur la survivance humaine :
« La survivance de la personnalité humaine, écrit-il par exemple dans une lettre de 1916, n’est pas mathématiquement démontrable, sans doute, mais elle me parait hautement probable. Je crois même avoir apporté un commencement de preuve expérimentale, en établissant que les diverses fonctions de la pensée, et en particulier la mémoire, sont loin de dépendre du cerveau autant qu’on l’a cru jusqu’à présent. (…) Après la désagrégation du corps, la pensée subsiste très probablement, avec la mémoire, et par conséquent avec le sentiment de la personnalité. »
Aussi dérangeantes soient-elles, ces thèses sont incontestablement bergsoniennes, et l’insistance avec laquelle l’auteur de Matière et Mémoire y revient suffit amplement à le démontrer.
L’ombre portée de l’histoire
L’autre intérêt indéniable de ce second volume de Correspondance est d’ordre historique ou biographique. Les lettres regorgent d’informations sur l’état d’esprit qui est celui de Bergson aux différentes étapes de sa vie, et tout particulièrement durant la Première Guerre mondiale.
Mais il faut dire que, de ce point de vue là aussi, il est certaines choses que l’on préférerait ne pas savoir ou oublier à son sujet. On ignore souvent que Bergson a participé à sa manière à l’effort de guerre en prononçant un discours plutôt navrant à l’Académie des sciences morales et politiques en décembre 1914, intitulé « La force qui s’use et celle qui ne s’use pas », qu’il fit réimprimer tel quel en janvier 1940, à la veille de sa mort. Ce sont certaines des idées contenues dans cette conférence que l’on a la tristesse de retrouver dans quelques-unes de ses lettres de la même époque – de manière d'autant plus problématique qu'elles s'expriment dans des échanges de nature privée.
« Je n’ai pas de doute, assure-t-il ainsi à l’un de ses interlocuteurs en janvier 1915, quant à l’issue de la lutte. On dit qu’elle sera longue. C’est possible, mais ce n’est pas absolument certain. Il faut tenir compte du fait que toute la force morale de l’Allemagne lui vient de la confiance que sa force matérielle lui inspire. Le jour où elle doutera de sa force (et cela commence déjà), elle ne sera pas loin de perdre courage, et le dénouement sera proche. »
Ce passage fait immanquablement songer à cet autre, issu de la conférence de 1914, où l’on voit Bergson mobiliser certaines thèses de sa métaphysique sans rime ni raison :
« D'un côté c'était la force étalée en surface, de l'autre, la force en profondeur. D'un côté le mécanisme, la chose toute faite, qui ne se répare pas elle-même ; de l'autre, la vie, puissance de création, qui se fait et se refait à chaque instant. D'un côté ce qui s'use, de l'autre ce qui ne s'use pas. La machine s'usa, en effet. Longuement elle résista, lentement elle s'inclina ; puis, tout à coup, elle se brisa ».
Quelques réticences que puissent inspirer ces lettres, elles aussi nous apprennent quelque chose sur le cheminement spirituel de leur auteur et sur la façon dont il a vécu les événements tragiques de son siècle. A ce titre, elles valent sans conteste d’être lues et justifient pleinement la publication de ce nouveau volume de correspondance.