Dans un essai stimulant, Sylvain Roux met en doute la pertinence du modèle d'interprétation élaboré par Pierre Hadot pour comprendre la philosophie antique.
De Socrate, qui vécut il y a vingt-cinq siècles, Maurice Merleau-Ponty disait qu’il est à tout jamais le « patron » : « Le philosophe moderne est souvent un fonctionnaire, toujours un écrivain, et la liberté qui lui est laissée dans ses livres admet une contrepartie : ce qu’il dit d’emblée entre dans un univers académique où les options de la vie sont amorties et les occasions de la pensée voilées. Sans les livres, une certaine agilité de la communication aurait été impossible, et il n’y a rien à dire contre eux. Mais ils ne sont enfin que des paroles plus cohérentes. Or, la philosophie mise en livres a cessé d’interpeller les hommes. Ce qu’il y a d’insolite et presque d’insupportable en elle s’est caché dans la vie décente des grands systèmes. Pour retrouver la fonction entière du philosophe, il faut se rappeler que même les philosophes-auteurs que nous lisons et que nous sommes n’ont jamais cessé de reconnaître pour patron un homme qui n’écrivait pas, qui n’enseignait pas, du moins dans des chaires d’Etat, qui s’adressait à ceux qu’il rencontrait dans la rue et qui a eu des difficultés avec l’opinion et avec les pouvoirs, il faut se rappeler Socrate. » .
Reprenant une antienne, devenue une véritable vulgate scolaire, Socrate est présenté comme étant le penseur révolutionnaire, comme le véritable point de départ de l’histoire de la philosophie, qui a inauguré un style de réflexion inédit en rupture avec la spéculation de ceux qu’on a justement appelés, par jeu de références, les « Présocratiques » (Parménide, Héraclite, etc.). De Socrate, Cicéron disait déjà qu’avec lui « la philosophie est descendue du ciel », qu’elle « s’est introduite dans les maisons et sur le marché » – en entendant par-là que Socrate a détourné la spéculation cosmologique des « physiciens philosophes » qui s’interrogeaient sur l’origine du monde et sur la nature de ses composants ultimes, pour faire place à un questionnement de type éthique et politique sur les rapports humains, sur la manière dont les hommes doivent gouverner leur vie, sur la meilleure manière d’organiser politiquement la vie en société, etc.
Le plus curieux est que cette présentation très flatteuse de l’apport de Socrate à la philosophie, qui est l’œuvre de ses tout premiers disciples, a été quasi unanimement reprise tout au long de l’histoire de la philosophie sans la moindre distance critique, jusqu’à connaître son point culminant au XXe siècle dans les travaux du philosophe, historien et philologue français de réputation internationale, Pierre Hadot (1922-2010). C’est à lui, mieux qu’à tout autre, mais aussi à sa propre épouse, Ilsetraut Hadot, qui a bien souvent travaillé sur les mêmes sujets que lui, qu’il faut attribuer, si ce n’est le mérite, en tout cas la responsabilité d’avoir élaboré ce que Sylvain Roux appelle justement un « paradigme » en matière de compréhension de la philosophie antique. Il est plus précisément question d’un « paradigme spiritualiste », selon lequel la philosophie antique doit être comprise, de part en part, comme exercice spirituel, c’est-à-dire comme une philosophie fondamentalement pratique qui met au centre de ses préoccupations les problèmes éthiques. C’est ce paradigme qui a longtemps constitué la théorie de référence acceptée par la majorité des chercheurs travaillant dans ce même domaine, et qui est entré depuis quelques années en crise, au point d’être, sinon purement et simplement abandonné, du moins grandement relativisé.
Les principales caractéristiques du paradigme spiritualiste
Pour comprendre de quoi il est question, il faut réussir à saisir le sens et la nouveauté de l’entreprise de Pierre Hadot. Sylvain Roux cite ici la philosophe Gwenaëlle Aubry, pour qui la démarche de Pierre Hadot est avant tout « archiphilosophique », au sens où elle entend revenir aux sources de la philosophie, à ce qui en fait l’essence même . La différence est profonde, aux yeux de Pierre Hadot, entre l’idée que les Anciens se faisaient de la philosophie et celle que nous nous en faisons aujourd’hui. Le sens de l’activité philosophique n’a jamais cessé de s’appauvrir, à telle enseigne que le philosophe est de nos jours surtout un connaisseur de systèmes philosophiques, un historien de la philosophie, un professeur. On reconnaît un philosophe à ce qu’il connaît de la philosophie, à ce qu’il en a lu et que la compétence qui lui revient dans ce domaine a été sanctionnée par quelques diplômes. S’il est créatif, on dira en plus qu’il a des « idées » !
On a sans doute raison de définir la philosophie par l’ordre théorique, par la spéculation, mais on a sûrement tort de s’y tenir – estime Pierre Hadot. C’est précisément ce que nous rappelle la philosophie antique. Entendez bien : il ne s’agit pas de nier l’extraordinaire capacité des Anciens à développer une réflexion théorique sur les problèmes les plus subtils de la théorie de la connaissance ou de la logique ou de la physique. Mais cette théorie ne soutient pas avec la pratique les mêmes rapports qu’elle soutient aux yeux des Modernes. Pour les Grecs, nous assure Pierre Hadot, l’option pour le mode de vie ne se situe pas à la fin du processus de l’activité philosophique, mais bien au début, au point de départ même de la philosophie, jusqu’à en déterminer dans une large mesure la doctrine et son mode d’enseignement. La philosophie antique est une pratique qui se rationalise. Le discours philosophique prend son origine dans un choix de vie et une option existentielle, lesquels impliquent toute une vision du monde, dont ce sera justement la tâche du discours philosophique que de la révéler et de la justifier rationnellement. Vivre en conformité avec son choix initial, mettre en application un certain idéal de vie et en rendre compte : voilà ce qu’est la philosophie pour les Anciens.
Il s’ensuit que l’opposition entre théorie et pratique n’aurait guère de sens pour un Grec. « Mode de vie » et « discours » ne se distinguent pas comme « pratique » et « théorie ». Le discours « théorique » vise à produire un effet pratique, à convertir les auditeurs ou à se transformer soi-même par la répétition des préceptes dont la validité est pratique (tel que le précepte épicurien selon lequel « la mort n’est rien pour nous » qui vaut en tant qu’il est la condition de la sérénité de l’âme). Et réciproquement, le mode de vie est non pas « théorique » (ce qui ne voudrait pas dire grand-chose), mais « théorétique », c’est-à-dire contemplatif, dédié aux choses de l’esprit.
Les limites du paradigme
C’est ce paradigme interprétatif, ici brièvement résumé, qui est soumis à la critique depuis plusieurs années. La position de Sylvain Roux est des plus nuancées. Il ne s’agit pas pour lui de plaider ici pour un abandon pur et simple de ce paradigme : il ne fait nul doute que l’on trouve la trace de cette conception existentielle de la philosophie dans la période hellénistique et dans celle qui l’a précédée depuis Socrate. Mais le reproche que Sylvain Roux adresse à Pierre Hadot est d’avoir cherché à l’appliquer à l’ensemble de la philosophie ancienne, par le biais d’un « processus d’extrapolation » aveugle aux différences et aux tensions que cette approche de la philosophie a pu susciter chez les Anciens eux-mêmes. « Une conception particulière de la philosophie », écrit-il, « est apparue à l’époque de Socrate et en partie avec Socrate lui-même et certaines orientations de sa pensée. Une telle conception a constitué une ligne spécifique dans l’histoire de la philosophie ancienne et Pierre Hadot l’a privilégiée, dans ses analyses, au détriment de celles, tout aussi importantes, que la philosophie ancienne empruntait depuis son origine. »
Comme le montre l’auteur, dans les différents chapitres consacrés à Socrate, Platon et Aristote, le modèle interprétatif élaboré par Pierre Hadot présente de sérieuses limites et se révèle parfois inapplicable. Assurément, Socrate s’est distingué de ses prédécesseurs – les « Présocratiques » – par son insistance sur la dimension pratique de la philosophie et l’importance qu’elle accorde aux questions éthiques. Mais il importe de ne pas sous-estimer l’intérêt que Socrate n’a jamais cessé de manifester aux questions purement théoriques, telles l’étude des phénomènes célestes et la physique de manière plus générale, pour lesquelles il reconnaît dans le Phédon s’être passionné dans sa jeunesse. L’intérêt de Socrate pour les choses d’en haut fournit d’ailleurs la trame de la fameuse pièce d’Aristophane, Les Nuées. Ce dernier, pas plus que ses contemporains, ne voyait en Socrate un personnage singulièrement différent des autres. « Considérer que la philosophie a pris avec Socrate un tour nouveau, absolument révolutionnaire », écrit Sylvain Roux, « c’est donc se heurter à un élément surprenant : seuls ses disciples semblent l’avoir perçu. Pour ceux qui ne l’étaient pas, c’est plutôt une certaine continuité qui prévalait à leurs yeux. »
Dans le chapitre consacré à Platon, l’auteur montre de manière très convaincante que, loin que l’attitude socratique ait marqué l’avènement d’une nouvelle conception existentielle de la philosophie, ses principaux successeurs ont continué de débattre de la signification de la démarche philosophique en élaborant des conceptions bien différentes. Tel est notamment le cas de Platon, qui défend une conception forte de la philosophie comme théoria, comprise non pas comme contemplation des choses de la nature mais comme contemplation de la nature des choses – entendez : de leur forme intelligible. On est alors fort éloigné de la conception de la philosophie comme simple manière de vivre consistant en différents exercices spirituels.
La même chose pourrait être dite d’Aristote, dont Pierre Hadot reconnaît lui-même qu’il s’intègre mal dans le tableau qu’il brosse de la philosophie antique. Car Aristote privilégie clairement la recherche du savoir pour lui-même, c’est-à-dire la dimension intellective de la philosophie, sans admettre que la pratique constitue la véritable finalité d’une telle activité.
Des cyniques aux sceptiques
A terme, il apparaît que c’est surtout pour les penseurs de la période hellénistique que le paradigme élaboré par Pierre Hadot semble convenir le mieux. C’est sans doute dans les travaux que ce dernier a consacrés aux sceptiques et aux cyniques que son approche s’est montrée, sinon la plus convaincante, du moins la plus révélatrice en ce qu’ils constituent une manifestation des conséquences extrêmes auxquelles parvient sa conception existentielle de la philosophie.
Car le point commun frappant du cynisme et du scepticisme est que tous deux conduisent à l’autosuppression de la philosophie comme discours pour laisser la place à une pure pratique ou un mode de vie. Il est facile de le comprendre dans le cas du scepticisme : celui-ci ne consiste pas seulement à s’interdire de parler des choses, ne serait-ce que pour dire qu’elles sont inconnaissables (puisque ce serait encore une assertion dogmatique), mais à s’efforcer de vivre en se conformant aux phénomènes, c’est-à-dire aux impressions que les choses produisent sur chacun de nous sans que nous puissions être sûrs qu’elles produisent les mêmes sur les autres.
Révélatrice, cette référence ultime au scepticisme l’est, aux yeux de Sylvain Roux, en ce qu’elle met en lumière une forme d’anti-intellectualisme qui nous en apprend peut-être moins sur le sens de la philosophie antique que sur la philosophie personnelle de Pierre Hadot lui-même. Il ne faut pas oublier, de ce point de vue, que Pierre Hadot a été formé dans un contexte philosophique marqué à la fois par le bergsonisme et l’existentialisme sartrien, dont il s’est volontiers réclamé. C’est cette conception renouvelée de la philosophie – qui a préexisté à ses recherches sur l’histoire de la philosophie antique – qu’il semble avoir projetée sur les penseurs de l’Antiquité. De sorte que l’on pourrait se demander si ce n’est pas parce qu’il a ressenti la nécessité de penser la philosophie sous une nouvelle forme – à savoir sous une forme qui ménage une place large place à la pratique et à l’adoption d‘un mode de vie – qu’il a cherché à en retrouver les fondements dans l’Antiquité. Si cette hypothèse devait être retenue, alors il s’ensuivrait qu’il faudrait apprendre à lire les travaux de Pierre Hadot d’un autre œil : non pas comme étant les travaux érudits d’un philologue et helléniste chevronné, mais comme étant bien ceux d’un philosophe qui, par le truchement de son immense culture d’antiquisant, a cherché à défendre des thèses personnelles.