A partir des films de Fassbinder, les deux auteurs de cet ouvrage proposent un excellent commentaire philosophique du cinéma allemand des années 1960-1980.
Du cinéaste et metteur en scène Rainer Werner Fassbinder (1945-1982), les commentateurs et spécialistes ont déjà dit beaucoup de choses. Mais nombreux sont les ouvrages à s’intéresser surtout à sa personnalité. Pour renouveler le propos, il fallait donc décaler l’entrée en matière et la problématique. C’est ce que font avec art les deux auteurs de ce texte, en mêlant désir d’images et bataille des images. Armelle Talbot est maîtresse de conférences en arts du spectacle à l’Université Paris-Cité, et Guillaume Sibertin-Blanc est professeur de philosophie contemporaine à l’Université Paris 8 Vincennes Saint-Denis. Tous deux se sont passionnés pour Fassbinder, ou plutôt, pour son cinéma. Ils proposent donc d’aborder le metteur en scène par ses œuvres, en présentant les éléments de leur enquête à partir de photogrammes des films, examinés de très près.
La perspective adoptée est celle-ci : d’une part, on ne peut rendre compte d’une œuvre cinématographique si on ne la décortique pas avec précision, film par film, image par image ; d’autre part, il n’est guère pertinent de faire des commentaires superficiels sur des œuvres majeures au travers desquelles se joue une histoire culturelle, en l’occurrence celle des années avant-gardistes de 1968 jusqu’à celle des années de plomb, dans l’Allemagne de la fin des années 1970.
Les deux auteurs ont pour appui la philosophie et leur regard cinématographique. Ils repèrent dans l’œuvre de Fassbinder un insatiable désir d’images. Mais ce désir se heurte à un écheveau de contradictions, prises entre l’interdit qui pèse sur un cinéma ouest-allemand, discrédité par le nazisme, l’attraction du cinéma hollywoodien, et la confidentialité du cinéma d’auteur.
Réfraction de l’œuvre
Fassbinder offre dans son cinéma une réfraction de la double colonisation intérieure qui s’établit dans l’après-guerre en Allemagne. Aussi faut-il entendre de près la signification des deux figures qui cohabitent dans la maison en ruines de Maria Braun (Le mariage de Maria Braun, 1978) : le grand-père qui grommelle et fredonne l’hymne officiel du NSDAP (ou parti nazi) ; et le GI afro-américain qui a une aventure avec Maria.
Plus précisément, les auteurs montrent habilement comment les personnages mettent en évidence cette double colonisation qui affecte l’espace social, institutionnel et politique, dans une Allemagne alors sous emprise des alliés, qui y ont laissé des traces. N’oublions pas qu’un an auparavant le tournage de ce film, le réalisateur Hans-Jürgen Syberberg exprimait, dans Hitler, un film d’Allemagne, la situation des artistes allemands des décennies précédentes. Ces artistes font face à une double impossibilité : l’utilisation intensive du cinéma par le nazisme à des fins de propagande (comme le montre l’exemple bien connu des films de Leni Riefenstahl) et de divertissement (films bucoliques, célébration de la famille, etc.), et la persistance des formes cinématographiques héritées du nazisme jusqu’aux années 1960. Celles-ci reprennent des cadrages employés à Hollywood, se caractérisent par des scènes et une rhétorique spécifiques des personnages. Ce que la littérature allemande avait accompli, notamment autour du Gruppe 47, en instaurant une rupture avec l’écriture nazie, n’a alors pas encore eu lieu au cinéma. Plus encore, le septième art se trouve bientôt surchargé de formes cinématographiques en provenance d’Hollywood, comme en réminiscence des années antérieures.
Il faut attendre le début des années 1960 pour qu’une nouvelle génération de cinéastes amorce une contestation des mœurs cinématographiques. Alors commence un processus de refus de la séduction par les images, dont la série des Sissi – « impérautruche » sous la plume du critique de cinéma Serge Daney – est encore le modèle.
Un art mineur
Une fois brossé cet arrière-fond, il est possible de revenir à la spécificité de Fassbinder. Les deux auteurs conduisent leur analyse à partir du principe mis en place par Gilles Deleuze et Félix Guattari, celui qui porte sur la différence entre art majeur et art mineur. On sait que l’idée des deux philosophes est de faciliter la compréhension d’œuvres dont la propriété est de refuser de suivre les pratiques dominantes, mais en renonçant à tout idéal de révolution via un certain investissement dans le détournement des images. Ainsi en va-t-il de Fassbinder. Il témoigne de l’impossibilité de perpétuer les formes majeures du cinéma allemand, tout autant que de l’impossibilité de reprendre les formes du cinéma hollywoodien. Mais il témoigne non moins de l’impossibilité de travailler hors de ces formes.
C’est en ce sens que les auteurs peuvent avancer une hypothèse de lecture des films de Fassbinder : puisqu’on ne peut pas davantage contourner les formes dominantes qu’on ne peut échapper à l’imaginaire cinématographique, la solution réside dans une pratique qui consiste à reprendre ces formes, à travailler en elles, à les soumettre à des procédés capables d’assurer leur déterritorialisation. Autant, par conséquent, faire des films de gangsters bavarois, des mélodrames d’immigrés et de déclassés munichois.
La démonstration en est faite très brillamment à travers un parallèle entre le cinéma de Douglas Sirk (1955, Tout ce que le ciel permet) et les réalisations de Fassbinder. Ce que fait et ce que dit le réalisateur est central. Il est question de produire des images devant lesquelles il n’est plus question de chercher ce qui se passerait derrière elles, mais il est requis de se demander comment voir l’image. Ce qui est sans aucun doute une question d’art et de pédagogie, mais aussi une question de morale : comment recevoir et prendre en charge ce qui est donné à voir ?
Ne s’agit-il pas foncièrement d’une nouvelle politique de l’image cinématographique ? Les auteurs se réfèrent ici à Serge Daney pour commenter ce cinéma qui se met aux aguets du nouveau continent d’images brutes qui déferle sur l’Allemagne, et plus largement sur l’Europe.
Et Ali ?
Ces perspectives nous valent au cœur de l’ouvrage une analyse percutante de photogrammes du film Tous les autres s’appellent Ali, 1973. Ce sont les personnages, les figures de style de Fassbinder qui prennent le parti de donner au spectateur les moyens de s’investir dans les images sans céder à la forme médiatique ou télévisuelle. La force de Fassbinder est bien de tenir compte de l’adresse des œuvres d’art, de s’intéresser au public. Mais il ne vise aucune séduction, aucune soumission du spectateur. Au contraire, l’examen des films par les auteurs met l’accent sur ce cinéma particulier : un cinéma d’alternative.