Que doit à la philosophie l'idée de Dieu dans le judaïsme ? Maurice Ruben-Hayoun revient sur deux millénaires de théologie juive pour mesurer l'apport de la lecture des philosophes.

Que l’on puisse être tenté de considérer le judaïsme à la seule lumière de l’histoire sainte d’un peuple consignée dans un livre sacré conduit parfois à occulter la dimension profondément philosophique et spirituelle d’une inclination théologique caractéristique du peuple d’Israël   . C'est précisément cette perspective intellectuelle et parfois conceptuelle que Maurice Ruben-Hayoun, professeur des Universités (Strasbourg, Heidelberg, Berlin et Genève) et spécialiste de philosophique juive, entend explorer dans Les voies du judaïsme. L'auteur y déploie en onze chapitres l'histoire intellectuelle de la pensée juive qui couvre quelque 3000 ans de réflexion au sein du judaïsme. Par-delà la diversité des thèmes abordés (la littérature rabbinique, les synagogues, Maïmonide, la philosophie médiévale juive, la science du judaïsme...), le philosophe propose au lecteur un chemin initiatique menant aux confins de l'identité d'Israël, entre essence et histoire.

Maïmonide et Averroès : rationalisation du judaïsme et apport philosophique

Si la littérature rabbinique a su infléchir, dès le début du IIIe siècle, l'identité du judaïsme en actant l'effacement des institutions fondamentales d'Israël (la royauté, la caste sacerdotale et les Ecritures) au profit d'une herméneutique représentée notamment par Hillel (Ier av. J.C.) et ses sept règles entérinant un renouvellement de l'interprétation de la Loi   , c'est l'émergence de la philosophie médiévale juive, valorisant l'activité des traducteurs et l'exégèse allégorique, qui favorise une profonde mutation du judaïsme.

Dans cette séquence féconde, Maïmonide (1138-1204) apparaît comme une figure de proue qui va favoriser l'insertion de la philosophie dans les Ecritures, ainsi qu'une vision plus conceptuelle de l'idée de Dieu. De ce point de vue, la lecture du texte biblique se fait chez lui à l'aune d'un idéal philosophique de Dieu. Son Guide des égarés révèle ainsi le sens d'une exégèse et d'un raisonnement philosophiques aptes à conduire les hommes vers la pleine compréhension de Dieu, même si Maïmonide opère une distinction absolue entre les élites susceptibles de pénétrer le mystère divin et la masse inculte arrimée d'une certaine manière, selon lui, aux croyances. Que la vision très conceptuelle de Dieu proposée par le philosophe conduise en définitive à la rapprocher de la conception aristotélitienne (notamment celle qui préside à Physique VIII avec l'idée d'un premier moteur immobile qui met en mouvement le monde) infléchit grandement l'orientation d'une théologie juive devenue davantage rationnelle que mystique ou kabbalistique   .

Les œuvres d'Averroès (1126-1198), penseur musulman contemporain de Maïmonide, s'inscrivent dans une dynamique similaire en légitimant le recours à la philosophie et à la logique d'Aristote pour éclairer le texte religieux (en l'occurrence, le Coran). La réflexion du théologien de Cordoue marquera à la fois le monde arabe, juif et chrétien.

A la croisée des chemins : le judaïsme entre approche ésotérique et approche scientifique

Emergent dès lors au sein du judaïsme comme des chemins séparés : d'un côté, une conception mystique (avec la kabbale notamment) qui affirme la primauté de la vie et de la foi par rapport au rationnel et à la science ; de l'autre, une approche historico-critique qui appréhende le texte biblique de manière intellectuelle ou allégorique. Une telle dynamique mènera dans un premier temps à la haskala, autrement dit aux lumières dans le judaïsme. Moïse Mendelssohn (1729-1786) en apparaîtra comme la figure tutélaire, notamment grâce au Bi'ur, œuvre surprenante correspondant à une réécriture ou traduction commentée du Pentateuque – ce qui ne manquera pas de déclencher chez les rabbins une vague de protestations au motif de l'apostasie.

Viendra ensuite la construction d'une Histoire juive (1845) élaborée par Heinrich Grätz et honorant les idéaux de la Science du judaïsme, c’est-à-dire une approche philologique, historique et philosophique du texte biblique, débarrassée des scories apportées par la tradition talmudique faisant écran au sens même de la Bible   . Que l'auteur ait mis l'accent dans cet ouvrage sur le judaïsme allemand relève d'un choix assumé et justifié en fin d'ouvrage : il ne s'agit pas tant de minorer l'apport réel du judaïsme dit séfarade, mais plutôt de mettre en lumière l'extrême vitalité, notamment sur le plan historico-critique et exégétique, du judaïsme allemand.

Le judaïsme, entre essence et histoire : un paradoxe assumé ?

Le présent ouvrage, exigeant et passionnant, ne constitue pas une initiation au judaïsme. Il s'agit en revanche d'un précieux instrument de travail dans lequel chacun des grands chapitres s'ouvre par une introduction et est ponctué par une mise en perspective ainsi que par une riche bibliographie. Le livre, porté par une érudition impressionnante   mise au service d'une réflexion féconde et toujours nuancée, déploie avec bonheur trois mille ans de pensée juive.

L'ouvrage constitue ainsi une source inestimable à qui veut explorer la richesse d'une pensée tout entière tendue vers le mystère divin et explorant à l'envi la problématique fondamentale du judaïsme combinant le Dieu d'Israël et la Tora d'Israël. Par-delà les multiples voies empruntées par le judaïsme au cours des quelque trois mille ans d'histoire, l'auteur parvient à mettre en lumière une ligne de crête à partir de laquelle la pensée juive s'est déployée et se déploie encore aujourd'hui : assumer la présence de Dieu dans l'histoire (avec les grands événements que sont l'exode d'Egypte, la destruction de Jérusalem et la captivité de Babylone) et l'exigence d'une mise à distance de cette même histoire et de son texte sacré, plus que suggérée dans le processus d'émancipation culturelle et intellectuelle initié au XVIIIe siècle par Mendelssohn.

Or, c'est à cette croisée des chemins que l'apport de la philosophie au judaïsme trouve pleinement son sens. Si l'histoire y reste vécue de manière intime parce qu'elle est toujours théologisée, l'aventure du peuple d'Israël, portée par la lumière de la philosophie, s'éclaire d'un jour nouveau en suggérant que l'identité du peuple juif et l'essence du judaïsme cheminent à l'aune de l'histoire faite par Dieu. Car, comme l’écrit Moïse Mendelssohn, « l’authentique religion divine ne requiert ni bras ni doigts (sic), elle est cœur et esprit seulement »   .