Claude Gruffat, qui fut député européen et président de Biocoop, émet une série de propositions pour résoudre la crise de l’agriculture bio à partir d'une enquête de terrain auprès de ses acteurs.
L'agriculture biologique, en tant que projet de société fondé sur le respect des écosystèmes, la juste rémunération des agriculteurs, les relations de proximité ou encore l’affranchissement vis-à-vis des multinationales de l’agroalimentaire, est une alternative au modèle destructeur de notre système alimentaire et agricole actuel. En respectant les équilibres sociaux et environnementaux des territoires dans lesquels elle s’inscrit, elle favorise la démocratie et la souveraineté alimentaires. Néanmoins, « la bio » a été particulièrement affectée par la crise économique de ces dernières années et la diminution des aides publiques, si bien que la part de bio dans l’alimentation des Français est en recul et les déconversions d’agriculteurs en hausse.
A partir de dizaines de témoignages d’acteurs du secteur, récoltés lors de son « Tour de France de la bio » de 10 mois, Claude Gruffat met en lumière les difficultés rencontrées par ces derniers et présente des initiatives locales prometteuses. L’ancien député européen, qui a également présidé le réseau Biocoop, examine tous les aspects de la filière, en rencontrant producteurs, entrepreneurs, transformateurs, élus, ou encore animateurs de réseaux alimentaires. S'appuyant sur leurs constats, il formule des propositions concrètes pour mener à bien une véritable transition agricole et alimentaire.
Répondre à la crise de la bio pour répondre à celle de la biodiversité
Aujourd’hui, l’agriculture bio représente 6 % de l’alimentation des Français, et est pratiquée par 13 % des agriculteurs. A l’été 2023, 10,7 % des surfaces étaient cultivées biologiquement en France, alors que le plan « Ambition bio 2022 » en prévoyait 15 % en 2022. Le secteur a durement été touché par la crise, suite à la forte inflation liée à la pandémie de Covid-19 et l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Ainsi, la part du bio dans l’alimentation des Français a baissé de 6 % entre 2020 et 2022, et a entrainé plus de 2 200 déconversions sur cette période.
Pourtant, il apparaît essentiel de soutenir l’agriculture biologique pour s'éloigner du système agroalimentaire actuel, fondé sur le productivisme et la privatisation par un petit nombre de multinationales et industriels. Il est avéré depuis des décennies que les produits phytosanitaires sur lesquels ce système repose altèrent les écosystèmes et détruisent la biodiversité ; que ce modèle nuit à la santé des consommateurs en favorisant les produits ultra-transformés et en augmentant le risque de maladies graves ; qu’il dégrade de manière irréversible la qualité des sols et de l’eau ; qu’il ne profite qu’à une minorité de personnes au détriment des agriculteurs, bien souvent inscrits dans des situations précaires.
En opposition, l’agriculture biologique génère toutes sortes d’externalités positives, qui en font un enjeu d’intérêt général. Tout au long de l’ouvrage, Claude Gruffat s’évertue à montrer à quel point la bio est bénéfique pour l’environnement et surtout pour la société dans son ensemble, et propose quatre grands axes de réflexion pour « sauver la bio ».
Rappelons que « le » bio désigne le simple fait de respecter le règlement européen sur l’agriculture biologique : cela signifie que le produit n’est pas issu de modifications génétiques et n’a reçu ni engrais de synthèse ni pesticides. Cela ne signifie pas qu’il n’est pas issu d’une agriculture productiviste ou que les travailleurs ont été correctement rémunérés. « La » bio va plus loin que ce simple label. Elle désigne tout un projet de société équitable, fondé non seulement sur le respect des écosystèmes mais aussi sur la juste rémunération, l’affranchissement vis-à-vis des multinationales, la proximité entre production et distribution.
Favoriser la consommation bio en créant un nouvel environnement alimentaire
Le développement de la bio est historiquement associé au développement des surfaces ; les politiques publiques de soutien à la bio sont principalement tournées vers la production. Or, on ne peut augmenter la production si on ne développe pas la consommation. Plusieurs phénomènes limitent la consommation du bio : lassitude du récit bio, manque d'information, labels peu clairs voire trompeurs, contraintes économiques, culturelles, géographiques... Claude Gruffat revient sur ces différents aspects, et propose des solutions pour rendre l’alimentation durable accessible et désirable pour tous.
Il s'agit tout d'abord selon lui de « créer un nouvel environnement alimentaire, par des affichages clairs et des publicités transparentes ». Il faut améliorer la communication autour des produits bio, car le manque d’information alimente à leur encontre. En effet, le bio a la réputation d’être plus cher, et entre souvent en concurrence avec les produits qui mettent en avant leur origine locale. Beaucoup de consommateurs témoignent d'une forme de lassitude envers le bio. Il faut donc rétablir une confiance entre les consommateurs et le label bio, et faire en sorte que l’intérêt de la bio soit compris par tous. Pour cela, Claude Gruffat propose le développement d’une campagne d’information nationale, déclinée au niveau régional. Cette campagne doit parler à tous, et n’être pas seulement destinée aux catégories les plus aisées de la population, comme c’est le cas des communications actuelles . Pour cela, il faut être conscient que le sens culturel donné à l’alimentation varie selon les milieux sociaux. En outre, il faut rendre les informations présentes sur les emballages intelligibles et transparentes. On remarque aujourd’hui une profusion d'étiquettes à l’image vertueuses (« Zéro résidus de pesticides », « agriculture raisonnée », « Bleu-Blanc-Cœur », HVE...), qui brouillent le message adressé au consommateur. Une grande partie de ces labels garantissent en réalité des performances environnementales insuffisantes – voir mensongères – et font concurrence directe à la bio.
L'auteur s'attache ensuite à expliquer pourquoi la consommation du bio est concentrée dans les milieux les plus aisés. La première contrainte est bien sûr économique ; les produits bio ont un coût de production plus important que les produits conventionnels, et les marges des enseignes de distribution sont en moyenne 75% plus élevées sur le bio. Mais les contraintes sont également culturelles. La manière dont les aliments sont disposés dans les magasins, la représentation de la bio dans les publicités, les couleurs utilisées, tous ces éléments exercent des influences sur la consommation différente en fonction des classes sociales. Enfin, il ne faut pas sous-estimer les contraintes géographiques : les magasins de proximité ne vendent pas toujours de produits bio, les marchés bio ne sont pas présents dans toutes les villes, etc. L’auteur propose de recenser la répartition géographique de l’offre en produits bio et locaux et de changer les représentations, pour sortir la bio de l’image de « niche » réservée aux plus aisés. Claude Gruffat croit aussi au modèle de sécurité sociale de l’alimentation, qui garantit pour lui l’accès à une alimentation de qualité en quantité suffisante. La caisse alimentaire commune mise en place à Montpellier est prise en exemple : chaque foyer participant reçoit 100 euros par mois, utilisables dans des magasins conventionnés, qui soutiennent l’alimentation durable ; chacun cotise à hauteur de ses moyens. Quant au prix des produits bio, les marges exorbitantes des grandes enseignes sont pointées du doigt (jusqu’à 163 % de marge brute sur des produits comme les pommes ou les tomates). Mais ce sont plutôt les prix des produits conventionnels qui devraient être considérés comme anormalement bas, car issus d’une production de masse, qui génère par ailleurs de nombreuses externalités négatives très coûteuses à la société. Le livre promeut la démocratie alimentaire, c’est-à-dire la nécessité de dissocier l’accès à l’alimentation des considérations purement économiques de marché.
Enfin, il faut mieux enseigner l’alimentation. L’éducation populaire, dans les écoles, les cantines, les hôpitaux, les Ehpad, est un enjeu central. C’est dans ces lieux que « l'État a le pouvoir d’ôter l’étiquette élitiste qui reste collée à la bio ». Servir du bio à la cantine permet par exemple de diffuser des nouvelles habitudes et pratiques aux enfants, tout en soutenant les agriculteurs locaux. Depuis la loi EGalim, 20 % des produits servis dans la restauration collective doivent provenir de l’agriculture biologique, mais en janvier 2024 seuls 7 % des produits l’étaient. Des contrôles et des sanctions en cas de non-respect devraient être prévus. Le personnel et les établissements doivent pouvoir être accompagnés dans cette transition, qui implique de nombreux changements.
Faire émerger un nouveau modèle d’agriculture par un meilleur accompagnement et une meilleure rémunération des acteurs de la bio
La transition pour une agriculture biologique est déjà en marche, mais l’auteur regrette l’absence de politique publique majeure pour la mener réellement à bien. Pour « sauver la bio », il faut selon lui mieux accompagner les agriculteurs bio et rendre attractif leur métier. Ils doivent être mieux soutenus dans leur installation, qui est souvent complexe. Les aides financières, notamment pour les nouveaux agriculteurs, doivent être augmentées. Se convertir en bio, c’est presque changer de métier ; l’accompagnement par la formation et le partage de bonnes pratiques n’est pas à négliger. De plus, il faut également réduire l’opacité du système foncier. Aujourd’hui la transmission des terres bénéficie majoritairement aux enfants ou aux fermes voisines, sans que ces informations ne soient rendues publiques. Cette logique freine l’installation de nouveaux agriculteurs bio, dont opacité contribue aussi à la concentration des terres dans les mains d’une poignée de groupes industriels. Claude Gruffat est d’avis qu’il faut « réguler le marché du foncier agricole par une maîtrise des prix et un contrôle de l’acquisition des terres au bénéfice des petites et moyennes exploitations », en priorisant la bio. Entre autres propositions, la réforme des retraites agricoles est mentionnée. En 2022, la retraite d’un agriculteur ayant travaillé toute sa vie s’élevait en moyenne à 864 euros par mois, bien en dessous du seuil de pauvreté. L’auteur suggère par exemple de doubler la retraite des agriculteurs cédant leur ferme en installation bio.
Les revenus des agriculteurs dépendent de beaucoup de facteurs : aléas climatiques, cours international des denrées alimentaires, débouchés des grandes surfaces. De fait, le système rend les agriculteurs dépendants des aides publiques. La part de la vente des produits qui leur revient est très faible, tandis que les surmarges réalisées par la grande distribution sur les produits bio expliquent plus de la moitié du surcoût par rapport aux produits conventionnels. « L’hégémonie du profit et la course à la rentabilité » sont catastrophiques pour les agriculteurs : il faut mettre en place une rémunération de commerce équitable. La Cour des Comptes propose de « contractualiser les échanges entre producteurs, transformateurs et distributeurs » avec des contrats transparents afin de rééquilibrer le rapport de force au profit des agriculteurs. On peut imaginer aussi la mise en place d’un revenu minimal pour ces derniers. Les producteurs bio rencontrés par l’auteur demandent davantage d’aides financières, mieux réparties, et des dispositifs de soutien pour améliorer leurs conditions de travail, particulièrement difficiles comme en témoigne le triste nombre de suicides chaque année. La charge immense de travail, l’impossibilité de partir en vacances ou de prendre un jour de congé, même en cas de naissance d’un enfant, ou encore l’isolement sont autant de poids pour les agriculteurs. Beaucoup mentionnent aussi la lourdeur des charges administratives et la complexité des dossiers pour obtenir des aides.
Pour l'auteur, les revenus des agriculteurs bio devraient être revalorisés à la hauteur des services environnementaux rendus. En effet, ils offrent beaucoup d’économies aux finances publiques, par exemple en évitant d’avoir à dépolluer les eaux contaminées par les pesticides. C’est donc un service d’intérêt général que nous rendent les agriculteurs bios. Estimer ces externalités positives n’est pas aisé mais il devient essentiel de les prendre en compte et de rémunérer les agriculteurs en fonction. Par ailleurs, l’auteur suggère que l’enseignement de l’agroécologie dans les lycées agricoles soit renforcé, pour « faciliter l’entrée des jeunes dans le métier et les faire gagner en autonomie ». De plus, les réseaux de paysans bio doivent être davantage intégrés aux centres de décisions.
Renforcer les filières bio, de la logistique à la distribution
Pour que la transition agricole et alimentaire soit effective, il est essentiel que les filières logistiques, de transformation et de distribution s'adaptent à la bio, en prenant en compte ses spécificités comme le respect des saisons, l’adaptation aux récoltes ou la proximité. Aujourd’hui, les producteurs bio sont encore peu organisés collectivement, et les structures logistiques de proximité peu développées. Claude Gruffat plaide pour une relocalisation du transport et du stockage, et pour le développement de parcours logistiques respectueux de l’environnement et des agriculteurs. Il insiste sur le rôle des collectivités territoriales dans le soutien financier à ces filières locales. Les collectivités peuvent pour cela s’appuyer sur les Projets Alimentaires Territoriaux (PAT), dont on peut regretter néanmoins le manque de visibilité. La transformation bio est elle aussi très peu développée, car exigeante, et devrait aussi être renforcée par un soutien public local. Cette dernière est fondamentale pour « valoriser les produits bio et sécuriser leurs débouchés, créer de la valeur ajoutée, développer l’emploi, répondre aux attentes des consommateurs et des acheteurs de la restauration collective », comme le plaide la Cour des Comptes. Enfin, est aussi soulignée l’importance de développer les abattoirs de proximité ou abattoirs ambulants, qui portent moins atteinte au bien-être animal.
L’auteur souligne ensuite le rôle clé de la grande distribution, notamment en tant que planificatrice de la production, les agriculteurs produisant en fonction des contrats signés et des commandes passées. La grande distribution est aussi l’interface avec le consommateur, c’est elle qui a le pouvoir d’inciter ou nous à la consommation de certains produits, en les disposant à certains endroits, en y appliquant des promotions etc. Aujourd’hui la distribution de masse peut difficilement s’approvisionner via une multitude de producteurs locaux, car cela représenterait trop de commandes à passer et de charges administratives. Les géants de ce marché très concentré (neuf enseignes se partagent 98 % du marché) sont pointés du doigt par l’auteur : contournement des règles contractuelles envers les producteurs, contrats incomplets ou mal établis, taux de marge immenses, spéculation financière... Ces pratiques freinent grandement le développement de l'agroécologie. Selon l’auteur, il revient à la bio de développer des nouveaux modèles de distribution, et il revient aux pouvoirs publics de soutenir ces derniers. Ces modèles, dont certains existent déjà, mettent l’accent sur le commerce équitable, la proximité, la réduction des intermédiaires, et s’éloignent du modèle consumériste jusqu’ici prédominant.
Pour que la filière bio puisse réellement se développer, ses acteurs « doivent disposer des moyens financiers, humains et techniques de se rencontrer, d’échanger et de travailler ensemble ». La formation des professionnels de la bio ne doit plus seulement être gérée par un secteur associatif aux financements instables et insuffisants. De même, la mise en lien des acteurs et les partages d’expérience nécessaires à une bonne coordination de la filière doivent être mieux financés. Enfin, l'ouvrage fait remonter la nécessité d’agrandir la capacité d’influence de la bio, pour faire du lobbying en faveur de l’intérêt général.
Planifier la transition pour assurer une souveraineté alimentaire
Dans une quatrième partie, Claude Gruffat revient sur deux concepts clés fortement liés, la souveraineté alimentaire et la sécurité alimentaire. Tandis que le premier se définit par la capacité du pays à produire en quantité suffisante son alimentation et à choisir son système alimentaire, le second désigne une situation dans laquelle « tous les êtres humains ont, à tout moment, la possibilité physique, sociale et économique de se procurer une nourriture suffisante, saine et nutritive », selon la FAO. La bio est présentée dans comme le moyen d’assurer souveraineté et donc sécurité alimentaire.
A ce effet, il est crucial que l’agriculteur puisse effectuer les choix de production les mieux adaptés à son sol et son climat. Aujourd’hui ces choix ne sont pas libres, car dépendants des investissements réalisés ou des entreprises agrochimiques. La majorité des agriculteurs ne peuvent actuellement se passer des engrais et intrants de synthèse. Ces derniers, en appauvrissant les sols, se rendent progressivement indispensables et crééent un cercle vicieux. Produits par une poignée de multinationales à partir de composants largement importés, ces intrants de synthèse nuisent à notre souveraineté alimentaire. Cette dernière est aussi mise à mal par la mainmise des multinationales sur les productions agricoles (70 à 90 % des céréales à l’échelle mondiale sont commercialisés par quatreentreprises). Cette mainmise a pour effet de « rendre les agriculteurs dépendants de leur volonté et de soumettre les populations à leur profit ». Pour l’auteur, il faut reprendre la main sur les productions locales, remettre en place une gestion publique des stocks, et revoir les conditions de gouvernance du secteur, largement dominé aujourd’hui en France par les positions libérales et productivistes de la FNSEA (Fédération nationale des syndicats d'exploitants agricoles). Sans pour autant appeler à l'arrêt de tous les échanges mondiaux, l’ouvrage se positionne en faveur d’une forte réduction de ces derniers, pour limiter les interdépendances et assurer une souveraineté alimentaire à tous les pays.
Il est évident que notre système actuel de production agricole n’est pas durable et souffrira inévitablement du dérèglement climatique. Qu’on le souhaite ou non, une transition aura lieu : elle sera soit forcée et chaotique, soit choisie et anticipée. La planification d’une telle transition, fondée pour l'auteur sur le développement de l’agroécologie, est primordiale, et nécessite des politiques ambitieuses. L’auteur appelle à une planification sur dix à quinze ans pour anticiper les changements, et à une révision de la PAC pour mettre la souveraineté alimentaire au cœur de sa stratégie. Il souligne aussi l’importance de poursuivre la recherche pour rendre l’agriculture biologique aussi efficace et respectueuse de l’environnement que possible.
Dans cet ouvrage engagé, Claude Gruffat défend une généralisation de l’agroécologie, en s’appuyant sur de nombreux témoignages d’acteurs de la bio récoltés partout en France métropolitaine. Il affirme qu’un tel projet de transition vers la bio n’est pas restreint au domaine agro-alimentaire ; il s’inscrit dans une vision globale d’une société plus équitable, plus durable et plus démocratique. Le maillon manquant pour assurer cette transition est une réelle volonté politique, qui permettrait une planification sur le long terme et des aides publiques à la hauteur de l’enjeu.