En interrogeant sur le temps long la perception que les paysans médiévaux peuvent avoir de la grêle et de l’orage, Jean-Pierre Devroey livre une belle étude d’histoire environnementale des mentalités.
Jean-Pierre Devroey, professeur émérite à l’Université Libre de Bruxelles, est un spécialiste des premiers siècles du Moyen Âge, en particulier du monde paysan et rural. En 2019, il avait publié La nature et le roi. Environnement, pouvoir et société à l'âge de Charlemagne, 740-820, une étude qui liait étroitement l’anthropologie politique et l’histoire environnementale. De la grêle et du tonnerre est en quelque sorte la continuation de cette réflexion. En partant d’un traité d’Agobard, archevêque de Lyon au début du IXe siècle, dénonçant les « superstitions » des paysans des campagnes quant à la grêle, l’étude cherche à comprendre comment les paysans pouvaient essayer de pallier les tempêtes et leurs conséquences destructrives.
Culture hégémonique, cultures subalternes
La principale difficulté que relève l’auteur est de taille : comment saisir la perception et les pratiques des paysans quand les sources qui parlent d’eux sont écrites exclusivement par les élites lettrées, qui plus est souvent par des membres du clergé qui considèrent les paysans comme des rustres stupides ? Jean-Pierre Devroey a recours, de manière tout à fait convaincante, aux outils des subaltern studies. Ce champ de recherche est né, au départ, de l’étude des dynamiques de subordination et de résistance des classes rurales indigènes américaines face aux élites blanches. Il s’inspire de l’approche d’Antonio Gramsci, qui met en évidence l’existence de cultures subalternes qui coexistent avec la culture hégémonique. Les cultures subalternes ne sont pas figées, elles interagissent avec la culture hégémonique, l’influencent et sont influencées par elle : elles sont « des forces sociales agissantes, et pas seulement passives, dans les processus d’hégémonie et de lutte culturelle avec les élites ».
Dans le monde médiéval, la culture hégémonique est sans conteste le christianisme, même s’il n’est pas monolithique et que des nuances existent entre les penseurs chrétiens. Mais à côté de cela, il existe d’autres modes de pensée, en particulier dans les campagnes. Cela ne signifie pas que les paysans médiévaux gardent, pendant des siècles, des pratiques préexistantes au christianisme et qu’ils ont une autre religion, mais simplement qu’il existe au Moyen Âge et jusqu’à l’époque contemporaine des modes de pensée qui ne sont pas à proprement parler chrétiens. Dans la région de Lyon au IXe siècle, les paysans ont une vision dualiste du monde : ils croient en l’existence d’un combat entre les forces du bien et du mal dans l’atmosphère terrestre. L’Église prône quant à elle, du Ve à la fin du XIIe siècle, une perception moniste : c’est Dieu qui agit, et lui seul ; les tempêtes sont l’action de Dieu pour punir les hommes. Pour les paysans, elles peuvent être provoquées par des magiciens, les tempestaires, et l’on peut aussi faire appel à des défenseurs pour s’en protéger.
Tempestaires et compagnie
Le point de départ de l’étude est en effet l’opposition entre les paysans lyonnais et Agobard sur cette question. Dans un traité composé entre 812 et 817 (et redécouvert au début du XVIIe siècle), l’archevêque de Lyon dénonce ce qu’il perçoit comme la stupidité des paysans de la région. Ce formidable texte était destiné dans un premier temps à être un sermon, puis il a été remanié pour donner des armes aux prêtres des campagnes afin de réfuter de « fausses croyances ». Agobard rapporte deux anecdotes. Il explique d’abord que des paysans de son diocèse se sont emparés de trois hommes et d’une femme accusés d’être tombés de navires voguant sur les nuages. Ces quatre personnes auraient voulu s’emparer de récoltes détruites par la tempête pour les emmener dans le pays de Magonia (le pays des mages ou des marchands sans scrupule). Les paysans les amènent à Agobard pour qu’ils soient lapidés. L’archevêque outré cherche à démontrer l’absurdité de ces croyances. Il affirme aussi que ces paysans ne versent pas la dîme à l’Église mais donnent de l’argent à des hommes chargés de les protéger contre les tempêtes. Dans un second épisode narratif, Agobard évoque la grande épidémie de bovins qui touche l’Europe en 810 : selon la rumeur locale, les bêtes auraient été tuées par des empoisonneurs venus d’Italie et envoyés par le duc de Bénévent, ennemi de Charlemagne.
Jean-Pierre Devroey utilise en partie les techniques de la microhistoire pour démêler les fils de ces récits. La poudre mortelle est l’écho de conflits politiques de l’autre côté des Alpes : « La présence endémique de la malaria [en Italie] et l’échec des expéditions [carolingiennes] ont pu nourrir dans l’armée et parmi les vétérans de retour au pays le bruit que les Bénéventins usaient pour vaincre de moyens déloyaux comme l’empoisonnement de l’air ou le poison. » L’histoire des marins de Magonia est plus complexe et sert de fil rouge à une grande partie de l’ouvrage. Qui sont ces quatre malheureux capturés par les paysans ? Sans doute des étrangers, des affamés, en tout cas des personnes extérieures à la communauté, toujours suspectes de vouloir lui nuir. Le pays imaginaire de Magonia serait quant à lui l’écho lointain de la spéculation sur les blés en période de famine et donc des craintes d’une population soumise aux aléas climatiques dans une économie fragile.
Les tempêtes sont en effet un événement dévastateur qui peut mettre à mal un monde où les réserves sont maigres. Même avec la résurgence des savoirs encyclopédiques aux XIIe et XIIIe siècles, qui expliquent mécaniquement les tempêtes, les moyens de s’en prémunir restent rares. C’est dans ce contexte que l’on fait appel à des tempestaires et à des défenseurs, dont la réputation est sans doute beaucoup plus positive dans la population rurale que dans les écrits d’Agobard. Ces chasseurs de grêle ont recours à des éléments chrétiens et non-chrétiens dans leurs pratiques, et les prêtres des campagnes, souvent peu éduqués, adhèrent aussi sans doute en partie à ces croyances. Plus largement, les communautés paysannes mettent en place des stratégies pour faire groupe et diminuer le stress face aux dangers de l’orage. En particulier, par homologie, faire un vacarme est considéré comme un moyen d’éloigner l’orage, ce dont le christianisme s’empare : à partir du milieu du Moyen Âge, les cloches ont ainsi un rôle dans cette prophylaxie des tempêtes.
Le dynamisme du monde paysan
Une des autres grandes forces de l’ouvrage est son recours à un « comparatisme prudent », à des évocations de pratiques et de croyances attestées bien après le Moyen Âge. Le risque de cette démarche serait de figer les représentations paysannes, de donner l’impression qu’elles seraient les mêmes de tout temps. Ce n’est bien sûr pas le cas et Jean-Pierre Devroey navigue entre les époques sans céder à ce mirage. Il montre ainsi que la figure du tempestaire est avant tout masculine : la magie de l’orage est du domaine des hommes. Ce n’est qu’à la toute fin du Moyen Âge, en 1383 précisément, qu’apparaît « la sorcière tempestaire ». Dans la grande période de chasse aux sorcières – qui, rappelons-le, connaît son apogée à la fin du XVIe siècle, pas au Moyen Âge donc – les inquisiteurs, les réformateurs et les dénonciateurs construisent un nouveau type, celui de la femme qui manipule les tempêtes et s’arroge donc un pouvoir considéré comme masculin. À la fin de l’époque moderne et au XIXe siècle, au moment où le catholicisme pénètre au plus profond des campagnes, c’est désormais le curé qui peut éloigner les tempêtes, ce qui aurait sans doute fait bondir Agobard !
Le dynamisme des campagnes s’incarne aussi dans les résistances à la culture dominante. Il s’agit rarement de résistances ouvertes, susceptibles d’une répression féroce : les paysans ont recours aux « armes des pauvres : la fraude, le sabotage ou la dissimulation ». Cela concerne en particulier la dîme. Agobard reproche, entre autres, à ses paysans de ne pas verser la dîme mais de payer des défenseurs de grêle, inutiles à ses yeux. La dîme, dans une logique de don-échange avec Dieu, doit permettre d’assurer la faveur divine et donc de protéger des tempêtes. Cet impôt ne porte que sur les fruits de l’agriculture et de l’élevage et pèse donc particulièrement sur les campagnes. En cachant une partie de leur production dans des réserves souterraines (attestées par l’archéologie), les paysans peuvent résister à cette imposition par en haut et développer d’autres logiques de protection contre l’intempérie. Il y a donc une négociation constante entre les cultures subalternes et le christianisme, des accommodements réciproques, des compromis et des conflits.
L’histoire de la perception paysanne des tempêtes permet d’envisager, par en bas, ces interactions qui restent bien souvent difficiles à percevoir dans la documentation. En ce sens, le beau livre de Jean-Pierre Devroey montre que, même au Moyen Âge, on peut étudier les voix silencieuses des subalternes.