Un livre qui, en une vingtaine d'articles, nous invite à redécouvrir les plaisirs croisés de l’amitié, du voyage et de la littérature, du Président de Brosses à Philippe Sollers.

Voyager, n’est-ce pas, en quittant son horizon familier et ses repères familiaux comme amicaux, prendre le risque de la solitude ? Et devoir en prendre, bien souvent, son parti ? Quels recours, dès lors, pour le voyageur qui désire lutter contre l’isolement ? Dès l’abord, plusieurs réponses se proposent : le voyage à plusieurs ; la fraternisation avec les étrangers rencontrés en voyage ; mais aussi, au moment de la rédaction du récit du voyage, l’écriture à plusieurs. Ce sont donc ces différentes pistes que cet ouvrage collectif explore.

L’amitié, un viatique ?

Le livre s’ouvre sur une contribution de Gilles Bertrand, consacrée aux « formes de l’amitié en voyage dans l’Italie au XVIIIe siècle », qui montre qu’à l’époque des Lumières, la sociabilité sinon l’amitié à proprement parler fonctionne comme une sorte de viatique social, et qu’elle constitue même une condition quasi sine qua non du voyage. Mais à la même époque, c’est aussi parfois l’écriture du voyage qui dépend d’une configuration énonciative amicale. Ainsi, dans son article consacré aux Lettres d’Italie du Président de Brosses (lequel, « alors âgé de 30 ans, quitt[e] Dijon, en juin 1739, pour découvrir l’Italie du Nord »), Marianne Charrier-Vozel note que le voyageur « trouve, avec la tradition de la lettre de relation, des modèles à parodier ». De telle sorte que « l’expression de l’amitié dans les lettres de voyage » devient alors une convention d’écriture qui rend viable le récit du voyage, le voyageur-épistolier s’efforçant, comme une vraie Shéhérazade, de ne pas « lasser » le destinataire de sa relation.

Parfois cependant, l’amitié est plus concrètement indispensable à la sécurité du voyageur. Ainsi, comme le rappelle Małgorzata Sokołowicz, quand en 1930 Michel Vieuchange part pour la ville-tabou de Smara, interdite aux Européens, il compte sur l’amitié viscérale que lui porte son frère Jean pour le préserver à distance des dangers qui le menacent.

Réification que l’on retrouve, mutatis mutandis, dans l’article de Régine Battiston, consacré au voyage égyptien de Max Frisch et Peter Noll (1982) : ce dernier, atteint d’un cancer, est pour ainsi dire moribond, et son ami doit prendre soin de lui, puis organiser son rapatriement d’urgence, car le voyage est trop pénible pour le malade.

Cela dit, au-delà des circonstances particulières qui rendent l’amitié indispensable à certains voyageurs, n’existe-t-il pas aussi des types de voyages que l’on ne saurait accomplir à plusieurs sans le soutien de l’amitié ? On pense inévitablement au voyage en mer. Prenons l’exemple de l’odyssée du voilier Damien, étudiée par Nicolas Bourguinat. Si Gérard Janichon et Jérôme Poncet peuvent, de 1969 à 1973, affronter le redoutable itinéraire qu’ils se sont imposé (pôle Nord, pôle Sud, et entre les deux, l’Amazone), c’est d’abord et avant tout parce qu’ils sont liés par une amitié qui fait que la vie à bord a parfois les apparences d’une vie de couple ou de famille, le navire lui-même faisant d’ailleurs figure de troisième ami plus précieux et essentiel encore que les deux hommes.

Écrire le voyage de concert

Poncet et Janichon, toutefois, ne poussent pas l’amitié jusqu’à écrire le voyage à deux : seul le second signe le récit de leur périple. D’autres, cependant, et non des moindres, tentèrent l’expérience d’une publication partagée. Parmi les plus célèbres des voyages entre amis, on pense spontanément à celui que Gustave Flaubert et Maxime Du Camp font en Bretagne en 1847, et qu’ils racontent dans Par les champs et par les grèves.

C’est un autre voyage des mêmes – à savoir leur voyage égyptien – qui est au cœur de la contribution de Sarga Moussa, qui met au jour de véritables « complicités morales et esthétiques » dans les notes des deux hommes.

Avec Louis Bouilhet, par ailleurs, Flaubert a une relation bien différente : en effet, Bouilhet est pour lui « l’ami sédentaire », selon l’expression de Thierry Poyet. Pas de voyage commun, donc, mais en revanche une véritable complicité dans l’élaboration de l’écriture du voyage, une relation « narrateur-narrataire » se mettant en place dans le « copieux échange épistolaire » qui naît de la séparation entre Flaubert, parti pour l’Égypte, et son ami.

À côté de ces exemples de fusion des personnalités, une autre configuration se détache : les récits concurrents portant sur une même expérience viatique. Dans ce registre, pensons au Colosse de Maroussi de Henry Miller, publié à Chicago en 1941, et à L’Île de Prospero (Londres, 1945) de Lawrence Durrell. Ces deux récits, qu’étudie comparativement Georges A. Bertrand, sont écrits séparément par leurs auteurs respectifs. Et ils n’ont même pas exactement le même objet : en effet, Durrell rapporte un séjour de plusieurs années à Corfou, alors que Miller, lui, n’est venu l’y rejoindre que pour quelques mois. Ce qui n’empêche pas les deux écrivains de construire l’un comme l’autre la Grèce comme un topos, ou plus exactement comme un « lieu emblématique, héraldique ».

Parmi les autres exemples qui viennent naturellement à l’esprit, on peut citer la Vagabonde des mers (1942), d’Ella Maillart, qui répond au Quand j’étais matelot (1930) de Marthe Oulié, les deux femmes ayant, en compagnie également d’Hermine de Saussure, écumé les mers en 1923-1924. Or, si chacun de ces textes reflète la personnalité de son auteure, une sensibilité commune s’y fait jour. Et surtout, comme le note Odile Gannier, ce sont « de véritables manifestes au-delà du simple récit de croisières ; leurs équipées [...] sont […] pour ces jeunes filles courageuses et volontaires, un défi à la vie rangée qui semblerait devoir être leur lot, une déclaration d’indépendance d’une génération et plus particulièrement des femmes de leur époque ».

Dire le voyage entre deux arts

Une telle fusion des personnalités, des regards et/ou des représentations peut-elle s’opérer aussi dans un cadre intermédial ?

La contribution d’Aude Therstappen, consacrée au voyage que firent « Christian Friedrich Mylius et Johann Rudolf Huber dans le sud de la France en 1812 », montre qu’il existe une véritable communauté de création entre les deux hommes. De son côté, Christine Peltre étudie le voyage du peintre Jules Laurens et du géographe Xavier Hommaire de Hell en Turquie et en Perse (1846-1848). Elle note que certains passages de la relation du géographe « rivalisent avec le tableau orientaliste » ; à telle enseigne que ces deux figures « fortuitement réunies, différentes par l’âge et la condition […], constituent néanmoins une équipe et vivent un moment de complicité, de proximité et d’amitié ».

Les multiples exemples de voyages pédestres accomplis par des « tandems écrivain-peintre » en Allemagne entre 1750 et 1850 qu’analyse Arlette Kosch confirment-ils l’hypothèse d’une influence mutuelle des arts et des disciplines ? Il semblerait en tout cas que ces voyages à pied « contribuent à renforcer le lien étroit entre deux amis, indépendamment de leur origine sociale ou culturelle, permettant ainsi une maturation de leur moi profond et le dialogue entre deux sources de créativité : la littérature et les arts graphiques ».

Cela étant, il peut arriver que l’unanimité ou la communion dans la restitution artistique du voyage compense un certain manque de complicité dans l’accomplissement du voyage lui-même. Carole Martin rappelle ainsi que le voyage que firent ensemble en Inde l’écrivain Hermann Hesse et son ami peintre Hans Sturzenegger fut une aventure en partie manquée : en effet, les « querelles entre les deux hommes », qui peinent à s’acclimater au pays qu’ils visitent, sont récurrentes. Toutefois, de cette expérience viatique parfois pénible naîtront « des œuvres dont l’objet n’est autre que l’amitié et le regard que chacun des deux artistes porte sur son ami ».

Le voyage entre amis, une affaire politique ?

La dernière question abordée dans ce volume est celle de la dimension politique du voyage à plusieurs.

Il est des voyages dont les circonstances sont explicitement politiques, et où l’amitié elle-même est politisée. Cela peut tenir, parfois, à la hiérarchie qui se dessine entre les amis. Ainsi du couple amical formé par la jeune Martha Wilmot, qui, en avril 1803, « âgée de 28 ans, issue de la gentry anglo-irlandaise, quitte l’Irlande pour se rendre en Russie », et la princesse Catherine Romanov Dachkova, « figure de premier plan » depuis qu’en 1762, « à 19 ans, elle [a] aidé l’impératrice Catherine II à accéder au pouvoir en évinçant l’empereur Pierre III ». Comme l’illustre l’article de Stéphanie Gourdon, en l’occurrence, le déséquilibre entre les statuts respectifs des deux femmes fait que l’amitié menace de tourner à l’emprise.

Mais parfois, c’est plus largement le contexte historique qui politise l’amitié. C’est le cas en particulier dans les romans d’Émigration qu’analyse Michèle Bokobza Kahan : c’est le contexte politique qui y génère le franchissement de la frontière et l’errance, et l’amitié y apparaît parfois comme « le remède pour rendre les maux moins vifs ».

Cela établi, à côté de ces voyages politiquement subis, les exemples sont nombreux de voyages volontairement politisés par le regard adopté par ceux qui les entreprennent. Dans cet ordre d’idées, on pourra citer le voyage d’André Gide en URSS en 1936, étudié par Nikol Dziub. Gide s’y « munit » d’amis afin d’occuper plus efficacement le terrain. Il ne veut rien manquer, il ne faut pas que quoi que ce soit échappe au regard des voyageurs, qui mènent une véritable enquête sur la vérité et les mensonges de l’URSS. Pour Gide, certains compagnons servent de garde-fous, d’intermédiaires critiques entre un voyageur qui craint d’être naïf et un empire soviétique qui ne demande qu’à exploiter la crédulité des visiteurs. Ce qui ne veut pas dire que les amis seront unanimes au moment de relater leur voyage. Si Gide veut révéler sans fard sa déception, ses compagnons de route estiment qu’il serait politiquement plus judicieux de modérer les critiques, sous peine d’apporter de l’eau au moulin des anti-communistes et des pro-fascistes. D’où des débats qui cependant ne nuisent pas à l’amitié.

Une pareille absence d’unanimité se retrouve dans le cas du voyage que Roland Barthes, Philippe Sollers et Julia Kristeva font en Chine en 1974. Sollers le conçoit comme une étape dans « l’engagement pro-chinois défendu par la revue littéraire Tel Quel depuis le début de la Révolution culturelle », tandis que Barthes, à qui ses amis ont dû forcer un peu la main pour qu’il les accompagne, est loin de partager ces convictions politiques. Comme le note Qingya Meng, « Barthes, Sollers et Kristeva semblent [perdre] les repères de leur amitié pour tenter de se positionner comme des intellectuels face à une Chine [où] le politique s’impose comme la seule dimension possible dans l’espace social ». À telle enseigne que se dessine un contraste assez net entre une époque moderne où l’amitié pouvait encore servir de viatique en des temps politiquement troublés, et une ère postmoderne où, au contraire, la politique trouble les amitiés viatiques.

Pour autant, l’ami cesse-t-il tout à fait d’être un point de repère pour le voyageur ? On a envie de croire que non, et de croire en la belle devise que Sylvain Venayre a choisi pour titre de ses conclusions : « Égalité, complémentarité, diversité ».