Jean Lebrun entretient, dans cette courte biographie, l’aura de mystère qui nimbe la vie tourmentée et le destin exceptionnel d’une grande dame de la mode, Gabrielle (Coco) Chanel.

À l’indiscrète question « Que portez-vous pour dormir ? » posée par un journaliste de Life Magazine en 1952, Marilyn Monroe répondait « Du N°5 exclusivement ». Ce parfum, c’est — avec la petite robe noire, le tailleur, les escarpins bicolores et le sac matelassé — la marque de fabrique d’une maison de haute couture prestigieuse fondée au début du siècle dernier par Gabrielle Chanel, femme industrieuse, intelligente de ses mains, et qui n’avait pas sa langue dans sa poche. Elle, fille de forain, orpheline, partie de rien, aura su transformer sa petite boutique de chapeaux en une immense entreprise globale et pérenne, touchant une clientèle mondiale. L’historien Jean Lebrun nous propose, dans cette courte biographie intitulée Coco Chanel, sa propre lecture des heurs et malheurs de l’existence mouvementée de la Grande Mademoiselle. Sans jamais verser ni dans le journalisme ni dans la romance, il nous raconte son enfance chez les gens de peu, puis nous entraîne au sein des années fastes (1920) et des années noires (1940) de sa vie, pendant les deux guerres mondiales et la crise de 1929 que Gabrielle Chanel traversera hardiment, laissant comme une odeur de parfum capiteux dans son sillage.

« La mode, c’est autre chose que de la couture, c’est une mise en récit, une écriture ». Sa légende laissera la place au mythe. Mais le mythe « s’accommode mal de la biographie ». Et Jean Lebrun confesse volontiers que « celle de Chanel s’avère quasi impossible à boucler ». Sa vie privée, notamment sa jeunesse, est en effet entourée d’un halo d’incertitudes et de secrets que la Grande Mademoiselle aura sournoisement emportés dans sa tombe de Lausanne. Paradoxalement, les livres sur Coco Chanel surabondent alors même que ses archives personnelles font défaut. Nombreuses ont été les accusations, qui ne se sont pas taries après sa mort, portant sur les activités secrètes que Chanel aurait menées pendant l’Occupation. Jean Lebrun maîtrise incontestablement son sujet. En biographe autorisé (il a obtenu en 2014 le Prix Goncourt de la biographie pour un ouvrage intitulé Notre Chanel), il a réussi à « mettre de l’ordre » dans la vie tumultueuse de Coco Chanel afin de donner au lecteur une vision globale et objectivée du personnage « derrière la marque ».

Un puzzle aux pièces manquantes

« La vie de Chanel a été tournée vers sa communication. (…) Or, il n’y a pas de communication sans dissimulation ». Et on doit bien admettre, avec Jean Lebrun, que les zones d’ombre ne manquent pas. Née à Saumur à l’été 1883, Gabrielle fut la deuxième d’une fratrie de six enfants. Son père, plus souvent emprisonné qu’en liberté, dissémina les enfants en 1895 après que la mort prématurée de sa mère les eut laissés orphelins ; il disparaîtra dans la foulée. On ne sait pas exactement où elle fut placée, et Jean Lebrun s’interroge en confrontant les sources : Edmonde Charles-Roux, biographe de la couturière et ancienne rédactrice en chef de Vogue Paris, avance que Chanel a été placée avec deux de ses sœurs à Aubazine, grande abbaye ralliée à l’ordre de Cîteaux au XIIe siècle. Cet orphelinat composé « d’austères bâtiments classiques qui jouxtaient une grande église romane », était dirigé par de modestes religieuses. Henri Ponchon, autre biographe de la Grande Mademoiselle, n’est pas convaincu, notamment parce qu’il est « impossible de trouver une trace écrite de la présence de Gabrielle à Aubazine » — et surtout parce que l’intéressée n’aurait jamais parlé ni d’Aubazine ni d’orphelinat mais de « tantes qui l’auraient recueillie dans leur maison ». Pour corroborer sa version, il avance même que le nom de Gabrielle Chanel est inscrit dans la liste du recensement de 1896 de la ville de Thiers. À 13 ans, elle y aurait été bonne d’enfants et domestique chez des cousines germaines de sa mère, qui tenaient une blanchisserie et qu’elle aurait finalement quittées en mauvais termes, autour de 1900. Elle serait ensuite réputée avoir passé son adolescence à Moulins, ville de garnison, avec sa tante Adrienne âgée d’un an de plus qu’elle, « sa grande complice ». Une légende raconte alors que le surnom de Coco lui aurait été attribué après qu’elle eut chanté, dans un café en face de la gare, une vieille rengaine (« Vous n’auriez pas vu Coco / Coco dans le Trocadéro / Co dans l’Tro »).

Jean Lebrun consacre aussi quelques courtes pages à un autre mystère, qu’il nomme pudiquement les « fautes de parcours de Chanel pendant l’Occupation », en particulier sa prétendue « participation », en 1943-1944, à « un essai de paix séparé qui aurait mis à l’écart les Soviétiques et épargné l’avenir des nazis » — autrement dit une tentative de collaboration, farouchement niée par ses anciens assistants et successeurs (dont Karl Lagerfeld). Là encore, le mystère reste entier, d’autant que la maison a récemment mis la main sur deux documents qui étaieraient plutôt la séduisante thèse de « Coco Chanel, agent double », bien plus reluisante que celle d’une « Coco Chanel, collaboratrice avec l’ennemi ».

Ses mentors, ses mécènes, ses amants

En 1905, la rencontre décisive de Chanel avec Étienne Balsan, maréchal des logis héritier d’une grande fortune, lui permet de quitter le centre de la France. Elle part avec lui pour Compiègne l’année suivante, et s’installe dans l’ancienne abbaye de Royallieu. Alors qu’elle passe ses hivers à Pau entre 1906 et 1909, elle y fera une nouvelle rencontre décisive, Arthur Boy Capel, jeune entrepreneur anglais dont elle s’amourache et avec lequel elle part. Il sera pour elle, « en toutes circonstances », d’un grand secours. En 1912, Chanel ouvre grâce à lui une boutique à Deauville — que l’Express a avantageusement placé à moins de trois heures de la capitale — puis à Biarritz, éloignée des tensions de Paris (où la guerre point) et proche de la frontière avec l’Espagne (alors zone neutre). Là, « Chanel dirige une vraie maison de couture à la tête de laquelle, pendant ses absences, elle délègue sa soeur Antoinette ».

Coco Chanel est une originale, une « irrégulière », pour reprendre le titre d’un livre de Edmonde Charles-Roux. Jean Lebrun nous parle de ses marottes : les escaliers — « Chanel a toujours besoin d’un escalier » — les ciseaux, la minceur, le rouge, les bijoux — dont la provenance importe peu (elle ouvre un « rayon fantaisie » en 1924) mais qu’elle affectionne particulièrement pour l’effet produit. Ses relations affectives sont compliquées. Elle élèvera André, ce « neveu bien aimé », fils de sa sœur Julia qui se suicidera à vingt-sept ans, qui lui rendra si mal son affection. Elle aura de nombreux amants parmi les grands hommes du siècle — le compositeur Stravinsky, l’homme de théâtre Henry Bernstein, le Grand-duc Dimitri Pavolvitch Romanov (un des assassins de Raspoutine), le sulfureux duc de Westminster, le poète français Pierre Reverdy — mais ses amours seront souvent malheureuses. « Nous sommes les inépousables », déplorait Gabrielle, qui avait vu nombre de ses amants (Boy Capel, Westminster, Reverdy) se marier avec d’autres pour assurer leur descendance. Elle côtoiera les plus grands — notamment Churchill, au détour de chasses sur les domaines de son amant le duc de Westminster, Greta Garbo, Marlène Dietrich, Jean Cocteau ou encore Salvador Dalí — mais elle s’entourera aussi d’hommes qui abuseront d’elle, au sens pécunier. C’est le cas de Paul Iribe, anticommuniste actif qui « fait irruption dans sa vie comme Tartuffe chez Orgon » dans les années 1930. Sous son influence, elle se fâche avec ses associés juifs (Pierre et Paul Wertheimer) de la Société des Parfums et perd son rocambolesque procès pour tenter de récupérer la main sur la Société après leur départ outre-Atlantique pour échapper à la guerre. Une paix durable sera finalement conclue en 1947 et les frères Wertheimer et Gabrielle, « taisant les années de détestation », repartiront main dans la main « à la reconquête du terrain perdu ».

Une pionnière

Dans les années 1910, Boy Capel installe Chanel à Paris, dans un atelier sis au premier étage du 21 de la rue Cambon. Là, elle dessine des chapeaux, puis des robes « qui s’ouvrent sur le devant » et des pulls « qui s’enfilent par la tête ». Chanel est résolument avant-gardiste dans son art. Elle le sera moins dans ses mœurs, en particulier à la fin de sa vie où elle conseille à ses mannequins de rechercher (finalement comme ce fut le cas pour elle) un bonheur conventionnel, en prônant des méthodes rétrogrades qui choqueraient les féministes d’aujourd’hui. Elle ne dessine pas mais travaille directement sur la robe, comme autrefois sur le chapeau, « elle enlève les motifs superflus, elle coupe ». Elle ne perd jamais de vue que la mode c’est comme la politique, « il faut rendre possible ce qui est nécessaire ». La couturière a créé quelques modèles intemporels, qui passeront à la postérité ; la petite robe noire fait par exemple son apparition en 1926, le sac à l’effet matelassé en 1929. Elle mêlera ensuite, au cours de ses défilés futurs, ces « classiques sans cesse renouvelés » aux inventions du moment.

Les années 1920 seront des années fastes pour Chanel. Ces « années folles » sont pour elle les « années russes » : Chanel se découvre une passion pour les ballets russes et devient mécène. Elle se lance dans le parfum — et le maquillage — au début des années 1920 et s’associe avec les propriétaires de Bourjois, les frères Wertheimer (qui disposent déjà d’une usine et d’un réseau mondial de points de vente) et le cofondateur des Galeries Lafayette, dans la perspective d’une « maison globale », à l’instar de celle que Poiret a vainement voulu construire et consolider. Elle crée en parallèle, au même moment, la Société des Tissus Chanel et ouvre une usine à Asnières, ainsi qu’une maison à Londres en 1927.

Une symphonie inachevée

Après la crise des années 1929, qui gagne la France avec quelques années de retard, la concurrence en France se fait féroce : Jeanne Lanvin, Elsa Schiaparelli et Madeleine Vionnet avec laquelle elle est en concurrence depuis ses débuts, mais également Thierry Hermès au début des années 1940, lui donnent du fil à retordre. Après la guerre, elle sera aux prises avec Christian Dior — en 1954, il « assure à lui seul la moitié des exportations de cette haute couture dont les vieux noms (comme Paul Poiret) tombent alors comme à Gravelotte » — et Yves Saint-Laurent, le successeur de Dior après sa mort en 1957. La maison Chanel, malgré (ou grâce à) son côté austère, « avec ses rituels de bienséance et son atmosphère bien élevée », tient pourtant le cap, trouvant même un nouveau souffle tout droit venu d’Amérique. En 1931, Gabrielle avait fait un voyage aux Etats-Unis à l’invitation de Samuel Goldwyn (célèbre producteur de cinéma), afin de produire des vêtements pour l’industrie du cinéma et si elle avait échoué dans cette mission, elle en avait néanmoins profité pour fidéliser sa clientèle américaine préexistante. Plus tard, on reparlerait d’elle outre-Atlantique en raison du célèbre tailleur rose que Jacky Kennedy portait le jour de l'assassinat de son mari à Dallas, en 1963.

Beaucoup de chemin aura été parcouru depuis Pau, cette ville escale où Gabrielle a été formée pendant sa jeunesse à l’élégance anglaise, jusqu’à Paris — la rue Cambon où siègera pendant plusieurs décennies la maison Chanel et le Ritz de la place Vendôme où, devenue « mère-la-pudeur acariâtre », elle finira sa vie un dimanche de janvier 1971. Karl Lagerfeld prendra les fonctions de directeur artistique de la maison à sa mort. Pendant son long mandat de trente-six ans, après avoir opéré un tri dans le passé, il s’est « accordé un droit d’inventaire » et a « profondément transformé l’image de la fondatrice ». Que reste-t-il alors de l’esprit de Chanel, aujourd’hui ? La simplicité, celle que Lagerfeld « lui a parfois retirée ».