Trois autrices mettent en lumière les abus que représentent les œuvres patrimoniales et que la tradition académique a trop souvent interprétés comme des signes de la passion amoureuse.

Les autrices de cet ouvrage entreprennent de relire les œuvres patrimoniales en questionnant la place qu’y occupe la passion amoureuse. En effet, la passion n’est pas l’amour, et ce que nous nommons « passion » dans les œuvres littéraires recouvre bien souvent des comportements que nous qualifierions aujourd’hui d’abus. « La passion n’est […] pas un lien inoffensif, mais un principe d’utilisation qui peut mener à la destruction et à la mort. Sous son masque se cache ici le viol, là la pédophilie, là-bas le harcèlement, ailleurs encore l’abus de pouvoir. » Ainsi, notre vision idéalisée – ou simplement faussée – de la passion s’interpose entre les livres et nous, formant un écran qui entrave notre compréhension des faits racontés.

Un exemple de ce phénomène est apporté dans le prologue. Dans un épisode de la série Friends, le personnage de Rachel doit présenter, lors d’un cours de littérature, Les Hauts de Hurlevent, d’Emily Brontë, alors qu’elle ne l’a pas lu. Elle en demande donc un résumé à son amie Phoebe qui lui présente le roman comme une tragique histoire d’amour, se limitant de fait aux seize premiers chapitres – comme l’ont fait avant elle Jacques Rivette ou Georges Bataille. Or, d’amour, est-il vraiment question dans cette œuvre qui représente la violence sous toutes ses formes, au point d’avoir choqué ses premiers lecteurs ? « Hurlevent ne peut […] être réduit à la relation entre Heathcliff et Cathy » ; « Amputer le roman de sa deuxième partie masque la violence qui s’y déploie ». À l’image de Phoebe, nous sommes bien souvent influencés par les « livres-écrans » que nous nous sommes construits, et que Pierre Bayard, à qui cette notion est empruntée, définit comme « l’ensemble des représentations […] qui s’interposent entre le lecteur et tout nouvel écrit ». C’est pourquoi nous sommes tentés d’affirmer que La Duchesse de Langeais ou La Princesse de Clèves sont de grands romans de l’amour impossible, quand bien même ils ne parleraient pas d’amour.

L’ambition des autrices, dès lors, est de nous inviter à relire les œuvres patrimoniales en tenant compte des préoccupations qui sont les nôtres aujourd’hui. Cette ambition est soutenue par la conviction que la littérature et la morale ne sauraient être distinguées a priori. Le présupposé selon lequel l’art formerait un domaine autonome relève en effet, selon les autrices, d’une conception élitiste de la littérature, car « la morale ne permet pas à la littérature de s’établir comme un lieu de pouvoir culturel, un savoir potentiellement élitiste impliquant un long apprentissage culturel ou une appartenance à certains milieux sociologiques ». Séparer la morale et la littérature, c’est donc faire de celle-ci le lieu d’un savoir académique coupé du réel, ce dont témoigne la tendance à minimiser la violence des abus racontés dans les œuvres. Ce fait est problématique parce que les classiques sont étudiés dans un cadre scolaire (La Princesse de Clèves, Manon Lescaut ou Le Rouge et le Noir ont récemment été inscrits au programme des classes de Première), et parce qu’à travers eux, c’est une certaine vision du monde et des rapports humains qui est transmise. Or, « l’euphémisme induit un type précis de réaction cérébrale : il incite le cerveau à détourner son système attentionnel de certaines informations alors même qu’elles sont présentes et lisibles dans l’œuvre ».

Les professeurs ayant vocation à transmettre, à travers les œuvres littéraires, une éducation à la fois esthétique et éthique, peut-on se satisfaire de la position consistant à faire de la littérature un domaine autonome par rapport à la morale ? Ce serait nier, pour les autrices, qu’elle a un effet sur le réel. En témoignent « l’effet Werther » et les polémiques suscitées par le livre et la série 13 Reasons Why, accusés de minimiser les risques liés au suicide. Revendiquant une autre manière de lire les classiques en les inscrivant dans notre temps, les autrices s’emparent donc de concepts propres au droit, à la psychologie ou aux sciences sociales pour rendre visibles les abus que narrent les grandes œuvres.

Nommer l’abus

Chaque chapitre s’attache ainsi à caractériser le comportement des personnages coupables d’abus. Plusieurs pages sont par exemple consacrées à Don Juan, dont la réputation de séducteur est défaite. En effet, chez Molière comme chez Kierkegaard, Don Juan n’a pas les talents de séducteur que l’on veut bien lui prêter. « Dans le dictionnaire Le Robert, don juan est synonyme de tombeur. Or, en lisant la pièce de Molière, on remarque que les filles ne tombent pas dans les bras de Dom Juan ». La vision que livre Kierkegaard de ce mythe ne contribue pas à réhabiliter le personnage. Certes, Johannes s’y montre en apparence plus respectueux du consentement de Cordélia. Mais cette dernière n’en est pas moins sa victime : Johannes la harcèle, « il fait sciemment du mal […] aux jeunes filles qui, comme Cordélia, deviennent ses proies ». De la même manière, Bel-Ami de Maupassant est souvent présenté comme un roman de l’ambition. Pourtant, le personnage de Georges Duroy est bien moins un ambitieux qu’un obsédé sexuel, qui utilise les femmes pour son plaisir et se montre violent avec elles. « On retient souvent du personnage de Georges Duroy qu’il est séduisant et que c’est grâce à sa belle gueule qu’il charme les femmes […]. Or, la manière dont il fait tomber amoureuses les femmes n’est ni galante, ni élégante. Au contraire : Georges Duroy, bientôt surnommé Bel-Ami, est un homme au tempérament violent qui présente […] le visage d’un prédateur sexuel. ». Il force ainsi Madeleine à l’embrasser, et Mme Walter à entrer « dans son logis ».

La relecture à laquelle se livrent les autrices les conduit ainsi à mobiliser volontairement des notions « anachroniques » pour mettre en lumière les abus. Cela est manifeste dans le chapitre consacré à La Princesse de Clèves. Rappelons qu’à la fin de ce roman, l’héroïne éponyme refuse de céder à son inclination pour le duc de Nemours, alors que tout semble permettre leur liaison. Or, ce refus a souvent été interprété comme un renoncement à la passion au nom des conventions morales et sociales. Suivant cette interprétation, le « non » de la princesse serait un « non » par dépit. Mais les autrices réhabilitent son refus en montrant que M. de Nemours n’a rien d’un prince charmant. Il est d’abord un « collectionneur » qui multiplie les conquêtes. De plus, il envahit l’intimité de la princesse en se rendant à Coulommiers : « Lors de sa seconde visite, il tente d’approcher en pleine nuit la jeune femme, qui s’enfuit en le voyant. Que décide donc Nemours ? De revenir la nuit suivante […]. » Le duc n’éprouve aucun scrupule à l’idée de « détruire » le prince de Clèves. Enfin, la cour elle-même est un monde où le harcèlement est institué. Aussi la princesse en est-elle victime, sans cesse livrée au jugement du public, observée à toute heure du jour et de la nuit.

Nommer les abus présents dans les œuvres patrimoniales revient donc à porter sur elles un regard contemporain. C’est, pour les autrices, une manière de se défaire des « livres-écrans » que nous a légués la tradition scolaire.

Un autre regard

Parallèlement à ce travail de caractérisation des abus, les autrices se livrent à une réflexion stimulante sur le point de vue en littérature. En effet, si un malentendu persiste sur le sens du mot « passion », c’est parce que nous tenons pour vrai ce que dit le narrateur. Or, son point de vue peut être partial et biaisé ; il s’agit d’ailleurs fréquemment d’un point de vue masculin. Manon Lescaut en est un bon exemple. Ce roman est souvent présenté comme une histoire d’amour tragique entre un jeune homme de bonne famille et une jeune femme, Manon, dont le caractère serait volage et les intentions malhonnêtes. C’est cette vision qui prévaut dans les éditions scolaires, où l’on peut lire par exemple que Manon est « une tentatrice, une fille perdue, avide de plaisir ». D’ailleurs, cette vision de l’héroïne ressort également des opéras de Massenet et de Puccini. Mais, comme le rappellent les autrices, dans Manon Lescaut, « notre regard […] épouse celui de des Grieux ». Or, tout au long du roman, le chevalier adopte un comportement qui n’est pas plus honnête que celui que l’on prête habituellement à la jeune femme : il dilapide sa fortune au jeu, commet un meurtre et se comporte en martyr alors que lui-même n’hésite pas à manipuler ses proches pour leur soutirer de l’argent. C’est ainsi qu’un malentendu, largement entretenu par la tradition scolaire, persiste sur Manon, dont les autrices rappellent qu’elle est avant tout un jeune femme éloignée de sa famille et privée de moyens de subsistance.

Un autre exemple de point de vue « confisqué » est étudié dans le chapitre consacré à La Prisonnière de Proust. Dans ce roman, le narrateur de La Recherche, en proie à la jalousie, persuade Albertine de venir vivre chez lui à Paris. Il la soupçonne en effet d’être attirée par les femmes. Le roman met ainsi en œuvre une tentative de « possession » de l’être aimée, qui a souvent été édulcorée en raison du caractère éminemment travaillé du style de Proust. Pourtant, Albertine est dans ce livre un être « totalement externalisé », assimilé à un « animal » ou à un « végétal ». Par le truchement du récit à la première personne, le narrateur détourne notre attention de la souffrance qu’elle éprouve. « Il n’est jamais question de comprendre Albertine du point de vue d’Albertine. Le territoire à défendre face à elle est le même que face à un animal qu’on tenterait d’éduquer. » Le narrateur confisque ainsi le point de vue de la femme qu’il séquestre en jouant des biais cognitifs. C’est pourquoi Albertine est assez peu considérée par les lecteurs et les spécialistes de Proust, qui veulent y voir le plus souvent une transposition « féminine » d’Alfred Agostinelli. Contre cette tendance, les autrices s’attachent donc au sens littéral de La Prisonnière. Elles mettent en lumière la misogynie du récit, qui reprend notamment à son compte les clichés sur le goût des femmes pour l’apprêtement. Elles montrent également que La Prisonnière est un texte pour le moins ambigu vis-à-vis de l’homosexualité, notamment féminine. Enfin, le narrateur y a si peu d’empathie qu’il traite comme des anecdotes les abus dont il est témoin. Ainsi, lorsqu’il surprend Morel agresser sa compagne, la seule chose qu’il retient est son accent « paysan ». Aussi la conception proustienne de l’œuvre, selon laquelle la littérature n’a d’autre sujet qu’elle-même, entrave-t-elle notre compréhension des abus narrés dans le roman.

Comment lire les classiques ?

De tous, le chapitre sur La Prisonnière est peut-être le plus « à charge ». On peut alors se demander comment lire les classiques. Comme nous l’avons vu, les autrices plaident pour une lecture volontairement « anachronique », qui refuse de s’en tenir au contexte dans lequel l’œuvre a été écrite. Il s’agit bien de nommer les événements sans détour ; de dire, par exemple, que Cécile est victime d’un viol dans Les Liaisons dangereuses, même si ce mot est peu présent dans le roman et même si les contemporains de Laclos ne l’identifiaient pas comme tel.

Mais cette position – et c’est tout l’intérêt de l’ouvrage – ne consiste pas pour autant à clouer au pilori les grandes œuvres. En fait, les autrices s’inscrivent en faux contre la tendance à vouloir se défaire des œuvres embarrassantes (la cancel culture) et contre la pratique du « traumavertissement », qui présente l’inconvénient de ne pas permettre un travail interprétatif sur les livres. L’idée qui structure l’ouvrage n’est donc pas de détourner notre regard des œuvres patrimoniales, mais d’en faire une lecture alternative, qui emprunte des outils d’analyse variés, dans le but de renforcer la « dignité humaine » de tous les individus. Il s’agira donc d’adopter un autre point de vue : non plus celui du narrateur (masculin) mais de la victime (Manon, Albertine ou Antoinette de Langeais).

Contre une lecture « historiciste », et contre la tendance à faire de la littérature un savoir exclusivement académique, les autrices proposent ainsi de mener, à travers les œuvres patrimoniales, un travail sur l’empathie. Le chapitre consacré à La Princesse s’ouvre, de manière éloquente, sur un « exercice d’empathie ». Le récit de Mme de Lafayette est transposé au xxie siècle ; la cour devient le monde du travail et les genres s’inversent – « vous », personnage masculin, est séduit par « Victoria », transposition de M. de Nemours. Ce déplacement du regard offre des pistes de réflexion intéressantes, pour les enseignants notamment.

En outre, les autrices nous invitent à être attentifs aux silences qui se logent dans les textes. Non seulement les abus ne sont pas toujours désignés comme tels, mais il arrive qu’ils ne soient perceptible qu’au moyen d’une comparaison entre plusieurs œuvres. Ainsi, dans le chapitre consacré à Marguerite Duras, L’Amant est étudié à la lumière des autres récits de l’autrice. Dans ce texte célèbre, qui a contribué à faire connaître Duras auprès d’un large public, aucun abus n’est dénoncé. Pourtant, la jeune fille de L’Amant entretient une relation avec un homme plus âgé qu’elle, plus riche aussi, qui d’ailleurs verse de l’argent à sa famille pour acheter son silence. « L’héroïne de Marguerite Duras a 15 ans » ; elle est « vulnérable du fait de sa pauvreté ». Si son comportement pourrait laisser croire qu’elle est heureuse avec l’amant, c’est parce qu’il vise à « anesthésier » sa « mémoire traumatique ». À regarder de plus près les scènes d’intimité narrées par Duras, tout dans cette relation s’apparente à l’abus ; la « passion » qui lie la jeune fille à l’amant est une déclinaison du thème du vampire.

Il est vrai, cependant, que Duras cultive l’ambiguïté dans L’Amant. Elle laisse à ses lectrices et ses lecteurs une grande liberté. Il est peut-être même possible de lire ce récit comme un « fantasme masculin ». Aussi faut-il, pour comprendre ce que la relation entre la jeune fille et l’amant a de destructeur, s’intéresser à L’Amant de la Chine du Nord. Écrit en réaction à l’adaptation cinématographique de Jean-Jacques Annaud, ce récit se veut la « vraie histoire ». Il ne dissipe pas toutes les ambiguïtés de L’Amant mais l’abus y est plus explicite. La jeune fille y devient par exemple « l’enfant ». En comparant ces deux œuvres, les autrices mettent en lumière la présence en creux, dans l’œuvre durassienne, de l’agression sexuelle, dont Duras n’a jamais pu parler explicitement : dans l’émission « Apostrophes », par exemple, Bernard Pivot ne la laisse pas s’exprimer sur la violence de la relation avec l’amant, mais oriente ses remarques vers le travail de l’écriture ou les ravages de l’alcool. En l’absence de témoignages, les autrices s’appuient donc sur les indices laissés par Duras dans ses écrits pour formuler l’hypothèse qu’« il ne peut y avoir d’histoire d’amour entre une enfant de 15 ans et un homme de 27 ans ».

Ponctué d’exercices de style (une réécriture de La Princesse de Clèves, un plaidoyer pour Antoinette de Langeais, une lettre à l’autrice de L’Amant…), l’ouvrage est aussi inventif que stimulant pour la réflexion. Il montre qu’il est possible de lire autrement les textes patrimoniaux. À ce titre, il pourra fournir aux enseignants des pistes de réflexion pour leur permettre d’aborder en classe des sujets difficiles.