Un ouvrage qui invite à l’exploration des puissances poétiques et politiques du travestissement tout au long de l’histoire du cinéma.

Dans le livre de Noël Herpe, des films plus ou moins oubliés — Charley’s Aunt (Sydney Chaplin, 1925), Fanfare d’amour (Richard Pottier, 1935), Trois Artilleurs au pensionnat (René Pujol, 1937), Nobody’s perfect (Robert Kaylor, 1990)… — se retrouvent associés à des classiques tels que La Grande Illusion (Jean Renoir, 1937), Bringing up Baby (Howard Hawks, 1939), Some Like It Hot (Billy Wilder, 1959), ou encore Tootsie (Sydney Pollack, 1982), pour approfondir la réflexion sur les enjeux liés à la figure de l’homme travesti. Loin de se limiter aux registres du comique ou du grivois, l’acteur déguisé en femme permet aux spectateurs de films, plus profondément, de se situer vis-à-vis de l’émancipation (plus ou moins actuelle ou virtuelle) qu’il incarne. L’auteur montre en effet que la transgression du travestissement ne se situe pas uniquement au niveau des apparences et des codes genrés ; elle implique également une remise en cause des ordres établis et un nouveau rapport au monde. Autrement dit, il laisse entrevoir la face révolutionnaire du travesti.

Survivre dans un monde en crise

Noël Herpe met également en lumière le fait qu’au cinéma, les représentations de personnages de travestis accompagnent souvent des contextes de crises et sont souvent eux-mêmes situés au bord de l’abîme. Le travestissement constitue ainsi « un effort pour maintenir coûte que coûte une structure, un récit, un personnage, de peur que tout ne foute le camp », ou encore « la dernière carte abattue par le protagoniste, quand acculé par les circonstances, il ne peut pas faire autrement ». Dans Fanfare d’amour et Some Like It Hot, c’est la crise économique qui pousse les musiciens — ici Fernand Gravey et Julien Carette, là, Jack Lemmon et Tony Curtis — à se faire passer pour des femmes afin de trouver du travail dans un orchestre féminin. Dans Triple Écho (Michael Apted, 1972) et Nos années folles (André Téchiné, 2017), c’est la guerre qui oblige les déserteurs à porter des robes pour échapper à la mort ; dans One of Our Aircraft Is Missing (Michael Powell, 1942), se travestir pour franchir incognito les lignes ennemies compte parmi les exploits de la Résistance. À chaque fois, l’homme se travestit pour « s’en sortir » dans un monde hostile, indésirable.

Cependant, cette dimension de nécessité s’articule parfois à un trouble moral. Le travesti, « en équilibre instable au-dessus d’une "réalité" problématique » révèle également, à un niveau à la fois individuel et charnel, le désespoir de subir le monde. Ainsi le personnage joué par Roman Polanski, dans Le Locataire (Roman Polanski, 1976) trouve dans le déguisement féminin l’expression de son angoisse de vivre encerclé par ses voisins réactionnaires. Ailleurs, dans la prison de La Grande Illusion, le soldat anglais se trouvant soudain affublé d’une robe révèle à ses compagnons de captivité français leur propre fragilité d’individus arrachés à leur pays. Toutefois, Noël Herpe note que « le Français défait, dans cette déchéance, se recrée ». Il y a donc une véritable dialectique du travestissement : s’aliéner pour s’affranchir, du moins s’altérer pour transformer peut-être en acte volontaire, en affirmation individuelle, l’aliénation que le monde nous fait subir. Et, pour ne plus subir, créer un désir.

Une dialectique de la création

Car au fond, ce qui prime dans le travestissement, c’est l’acte de création, « ce caractère invraisemblable (et potentiellement grotesque) du travestissement masculin qui en fait un principe de poésie ». Selon Herpe, « plus profond est le fossé à franchir, plus prononcé est l’écart entre l’homme (qui joue) et la femme (qu’il prétend être), plus le geste de création se dévoile dans sa nudité ». Outre son double féminin, son « personnage », l’homme travesti crée aussi des liens inespérés entre les sexes. Dans Nobody’s perfect, le personnage de Stephen, un peu comme celui joué par Tony Curtis dans Some Like It Hot, se déguise pour devenir l’amie — avant d’être potentiellement l’amant — de la femme qu’il aime. Dans Tea and Sympathy (Vincente Minelli, 1956), le jeune et sensible Tom essaye une robe pour un spectacle, encouragé par la femme de son professeur avec qui il tisse une relation complexe et bouleversante. Notons que, chez Stephen autant que chez Tom, le travestissement en femme est montré comme une étape dans la formation d’une identité masculine.

Ailleurs encore, le travestissement élargit l’expérience subjective et se fait plus politique. Dans Tootsie, le personnage incarné par Dustin Hoffman, travesti par nécessité professionnelle (cela lui permet d’obtenir un rôle important dans une série à succès), est amené à expérimenter le vécu opprimé des femmes dans diverses situations de la vie sociale. Plus émancipateur aussi, lorsque le scientifique coincé joué par Cary Grant dans Bringing Up Baby, en revêtant une robe de chambre de Katharine Hepburn, goûte à une façon d’être au monde fantaisiste et débridée qui se révèle un prélude à sa progression existentielle — en l’occurrence, sa capacité à vivre l’amour. Ailleurs, dans Glen or Glenda (Ed Wood, 1953), une crise personnelle entraîne le héros à s’habiller en femme pour s’accomplir en tant qu’individu et devenir un être singulier — ou le travestissement comme conatus.

Un puissant désir de fiction

Noël Herpe note que souvent, pour s’imaginer une autre vie, le travesti « évolue dans un monde parallèle : celui des gosses, des fous, des rêveurs ». « Tout est possible, et rien n’arrive » au sein des espaces désolés des zones rurales dans Des garçons de province (Gaël Lépingle, 2023). Mais, il n’est pas loin le « Nous qui n’étions rien, soyons tout ! » de L’Internationale quand les talons hauts que porte un adolescent « suffisent à transformer un anonyme en personnage ». C’est ainsi qu’on « reparlera de politique, car ces corps s’inscrivent dans la Cité et en font bouger les lignes ».

Mais peut-être que ce qui fait prioritairement du travesti de cinéma une figure politique, c’est le « défi fictionnel » qu’il lance à qui sera capable de croire en quelque chose d’impossible, comme dans Les Amours d’Astrée et de Céladon (Érice Rohmer, 2007). Car, écrit Herpe, « comment Astrée, sous ce déguisement transparent, peut-elle ne pas reconnaître Céladon ? On n’y comprend rien à moins de réaffirmer, avec Rohmer, un principe de croyance en la fiction », un « acte de foi formidable ».

Ainsi, un film dans lequel un homme se déguise en femme entraîne la fiction dans son processus extrême, force dans ses derniers retranchements la suspension de l’incrédulité du spectateur. C’est finalement un autre désir, celui de la fiction, qui se concrétise ici sous la forme d’un trait d’union entre l’imaginaire et le politique. Au-delà des stéréotypes et des caricatures qu’il a pu véhiculer sur l’expérience du travestissement, le cinéma fait ici, potentiellement, figure d’avant-garde pour un bouleversement des imaginaires sociaux et sexuels.