Claire-Lise Gaillard retrace l’histoire du marché de la rencontre, démontrant qu’hommes et femmes n’ont pas attendu Tinder pour s’entremettre, s’écrire, se choisir et s’unir.

Si l’ère numérique et les sites de rencontres ont apporté de la visibilité au marché de la rencontre, l’historienne Claire-Lise Gaillard remonte le fil de cette histoire depuis la fin du XVIIIe siècle. Au cours du XIXe siècle, les pratiques d’intermédiation au sein du marché matrimonial deviennent progressivement des rouages importants de la société contemporaine. Pour plonger au cœur de cette histoire et contrebalancer le difficile accès aux sources provenant des agences matrimoniales, enrobées du sceau du secret, l’historienne mobilise trois corpus d’annonces s’étendant sur deux siècles provenant soit de saisies judiciaires soit de la numérisation de la presse ancienne. 4 000 annonces permettent ainsi de retracer à la fois des parcours individuels et des comportements collectifs puis de « mesurer les mutations des enjeux du mariage » pensés et vécus par les individus eux-mêmes afin d’écrire une histoire sociale et culturelle du marché matrimonial, entre le XIXe et le XXe siècle.

Des agences à la presse matrimoniale, une histoire de l’intermédiation conjugale

Le Premier Empire et la monarchie de Juillet sont présentés par l’historienne comme un moment fondateur pour le marché de la rencontre. Le lecteur s’étonne de retrouver si loin dans le passé les traces d’une pratique que l’on croit récente et liée à la révolution numérique. Claire-Lise Gaillard en retrace les grandes évolutions, de l’agent d’affaire au statut volontairement vague à l’agence matrimoniale ayant pignon sur rue. C’est tout un secteur économique qui s’institutionnalise et se structure à mesure que les pratiques d’intermédiations s’unifient.

Avec l’essor de la presse sous le Second Empire, les agences matrimoniales se dotent d’un journal d’annonces tandis que se développe en parallèle une rubrique « mariages » dans la nouvelle presse à grand tirage, consacrant la 4e page comme espace d’expression des questions privées et matrimoniales. C’est l’apparition de ce que l’historienne appelle « la presse entremetteuse » et d’une rude concurrence avec les agences matrimoniales qui débouche sur une prise de distance de la presse d’annonces qui peu à peu refuse de servir d’intermédiaire aux hommes et femmes à marier et qui, au contraire, préfère s’effacer pour n’offrir qu’une plateforme de mise en relation.

Et cela modifie structurellement le marché de la rencontre : avec l’annonce, on ne paye plus pour accéder aux grandes relations d’un entremetteur bien en vue mais pour gagner soi-même en visibilité. Cela change le rapport entre le marché de la rencontre et sa clientèle car désormais, « l’intermédiaire n’est plus fait de chair et d’os mais de papier », donnant ainsi les moyens à tous, et progressivement à toutes, de passer une annonce pour trouver un bon parti.

Mariage et capitalisme font bon ménage

 L’un des apports de l’ouvrage de Claire-Lise Gaillard est de faire le lien entre le développement du marché de la rencontre et le capitalisme qui entre dans une nouvelle phase lors de la seconde révolution industrielle. L’historienne voit en l’invention des agences matrimoniales « une commercialisation masculine d’une activité traditionnellement féminine » incarnée par les marieuses. Les patrons de ces agences sont presque exclusivement des hommes et, face à la concurrence des marieuses traditionnelles, ils travaillent avec des collaboratrices – le plus souvent leur épouse – qui incarnent le capital relationnel mais dont le travail est invisible car non contractuel.

L’historienne présente le mariage comme un échange économico-sexuel, consacrant « la nécessaire intrication entre l’économie et l’intimité », qui se retrouve dans l’expression même de « consommation du mariage » pour désigner la nuit de noce. Se marier, c’est unir des patrimoines : le capital social incarné par le nom, l’honorabilité et la réputation et le capital économique représenté par la dot pour les femmes et la fortune bientôt remplacée par les revenus pour les hommes.

Le mariage reste une union fondamentalement économique même si l’historienne démontre que ce critère tend à perdre de sa prédominance pour laisser davantage de place à la sentimentalité dans le choix du conjoint. Cependant, en rendant visible la nature économique de l’échange matrimonial, le marché de la rencontre menace d’affaiblir l’antagonisme entre les épouses légitimes et les prostituées. L’historienne insiste ainsi sur « le continuum entre le mariage et la prostitution » où la dot et le prix de la passe sont perçus comme des formes de rétribution pour la sexualité des femmes.

L’ange du foyer et l’homme pourvoyeur : des horizons d’attente genrés

L’historienne apporte en outre une nouvelle pierre à l’édifice de l’histoire du couple à l’époque contemporaine en montrant que, s’il existe des règles pour se marier, celles-ci s’appliquent différemment aux hommes et aux femmes.  Son étude du marché de la rencontre donne accès à un nouvel observatoire des rapports entre les sexes et les petites annonces qu’elle dépouille révèlent « un imaginaire social aux contours bien définis » mais également toute l’ampleur des mécanismes d’intériorisation des individus. Claire-Lise Gaillard démontre, sans surprise pour le lecteur, qu’hommes et femmes s’accordent globalement sur la répartition genrée des apports économiques dans le mariage : la femme doit être un ange du foyer tandis que l’homme idéal est celui qui pourvoie seul aux besoins de sa famille.

Cependant, elle insiste sur le tournant que représente la Grande Guerre à la fois pour les représentations de la féminité chez les hommes et pour les attentes nouvelles des femmes quant au choix de leur époux. L’érotisation du lien conjugal, débutée à la Belle Époque, trouve son prolongement dans la figure de la garçonne qui alimente les fantasmes masculins mais agit comme repoussoir pour les hommes à marier qui veulent épouser un ange du foyer. Dans le même temps, les timides aspirations d’émancipation féminine, alimentées par le contexte post-guerre et la littérature qui promeut l’amour conjugal, amènent davantage les femmes à chercher des époux qui leur plaisent.

Le mariage d’amour, nouvel idéal ?

L’apport le plus capital de l’ouvrage de Claire-Lise Gaillard demeure de questionner l’opposition entre mariage de raison et mariage d’inclination, le second ayant supposément remplacé le premier avec l’érection du mariage d’amour comme nouvel idéal de la conjugalité au XIXe siècle. L’historienne démontre que les enjeux socio-économiques du mariage restent déterminants, si ce n’est dans les discours, du moins dans les pratiques d’appariement, démontrant par la même que les stratégies conjugales se reconfigurent en fonction des critères quant au choix du conjoint. « L’amour est un possible, mais la fortune reste un prérequis » : les femmes doivent apporter un patrimoine, incarné par leur dot, tandis que les hommes représentent un capital-travail qui reposait à l’origine sur leur fortune peu à peu remplacée par les revenus au tournant du XXe siècle.

Le mariage est donc un échange économico-sexuel où le prix de l’épouse déterminé par la dot l’érige, non pas en « partenaire de l’échange » mais en « objet dudit échange ». Cette réification des femmes au service d’une clientèle masculine apparaît comme une contradiction au sein de la société patriarcale contemporaine qui met sur un piédestal la femme empreinte de pudeur, innocente et passive alors que dans les pratiques, le marché matrimonial affaiblit l’antagonisme entre les futures épouses légitimes et les prostituées, deux figures de la féminité construites en diamétrale opposition.

Les hommes restent les véritables clients puisqu’ils sont les seuls maîtres du choix de l’épouse. La femme, quant à elle, garde « le pouvoir de dire non ». Cependant, la force de l’ouvrage de Claire-Lise Gaillard est de démontrer qu’elles sont très rapidement destituées de ce « pouvoir de dire non » en fonction de la valeur qui leur est attribuée sur le marché matrimonial dont les deux variables d’ajustement sont la fortune et la jeunesse. Ainsi, le consentement est souvent un luxe que les femmes ne peuvent pas se permettre, tant la pression du mariage pèse lourdement sur elles. Malgré tout, l’historienne rappelle que ni les hommes ni les femmes n’entrent dans le marché de la rencontre avec l’idée de faire des concessions, chacun venant chercher « un idéal, pas un pis-aller ».

 

En somme, l’ouvrage de Claire-Lise Gaillard donne accès à la perception que se font les hommes et les femmes des valeurs qui structurent la société contemporaine des XIXe et XXe siècles car, à travers les 4 000 annonces étudiées, se dessine un idéal du mariage, du masculin et du féminin. Chaque chapitre se termine par des portraits d’hommes et de femmes en quête d’un conjoint « bien sous tous rapports ». L’historienne a également pris soin de rédiger un « glossaire à l’usage des lectrices et lecteurs » pour leur permettre de saisir toute la poétique du langage implicite des annonces, loin d’être aussi pauvre qu’il n’y paraît, et en réalité surchargé de sens pour un initié. Une lecture en forme de plaisir coupable qui ravira les lecteurs.